Loi des fuites
On appelle « loi des fuites » (en espagnol : ley de fugas ; en catalan : llei de fugues) une modalité d’exécution extrajudiciaire consistant à tuer un détenu par arme à feu — généralement en lui tirant le dos — après l'avoir laissé s’échapper, et en le justifiant a posteriori sous le prétexte d’une évasion[1].
L’appellation de « loi des fuites » fut forgée en Espagne et le procédé fut utilisé avec une grande intensité dans la répression des troubles sociaux au début des années 1920[2], mais aussi lors de la guerre civile et de la dictature franquiste.
RĂ©pression des troubles anarchistes de 1919-1923
À partir de 1917, le régime de la Restauration entra dans une grave crise, notamment marquée par une exacerbation des tensions, amorcée avec la grève générale de 1917, opposant les autorités aux militants syndicalistes ouvriers. Les tensions persistèrent pendant plusieurs années, dégénérant sur un affrontement ouvert et des violences de rue entre les deux camps, dont la ville de Barcelone fut l’épicentre, avec une multiplication des assassinats et des attentats anarchistes. Au niveau international, cette période de troubles coïncidait avec la Révolution communiste en Russie, dont les classes dirigeantes redoutaient une possible contagion.
La loi des fuites fut amplement utilisée par les autorités espagnoles dans la répression du mouvement ouvrier anarchiste à Barcelone entre 1920 et 1923[2]. Il semble que les pistoleros s’attaquaient surtout aux militants modérés du syndicat anarcho-syndicaliste CNT[1].
Du cĂ´tĂ© des autoritĂ©s, l’utilisation systĂ©matique de la loi des fuites — accompagnĂ©e de dĂ©tentions massives et de torture des prisonniers — fut mise en Ĺ“uvre par le colonel Miguel Arlegui BayonĂ©s (es), chef de la police de Barcelone, de concert avec le gĂ©nĂ©ral Severiano MartĂnez Anido[3], homme rĂ©putĂ© cruel et violent[4] - [5], qui fut gouverneur militaire de Barcelone entre fĂ©vrier 1919 et octobre 1920, puis gouverneur civil entre novembre 1920 et octobre 1922. Cette dernière nomination correspond Ă un changement de la politique gouvernementale qui choisit la voie de la rĂ©pression[6] - [7]. Au cours des trois semaines qui suivirent sa nomination, 22 personnes furent assassinĂ©es dans les deux camps[1]. MartĂnez Anido agissait avec le soutien de la majoritĂ© des hauts commandements militaires[5].
Le recours à la loi des fuites fut explicité et justifié explicitement par Miguel Primo de Rivera, alors capitaine général de Catalogne, comme « seul moyen » de « résoudre le problème [ouvrier] », dans un courrier adressé au chef du gouvernement Eduardo Dato le 21 février 1921[8]. Dato fut assassiné à Madrid par des anarchistes le 8 mars suivant. Primo de Rivera dirigea une dictature entre 1923 et 1929, dont la mise en place fut largement soutenue par la bourgeoisie catalane et justifiée par la nécessité de lutter contre les troubles sociaux persistents[9] - [10].
MartĂnez Anido eut recours Ă des hommes de main des Syndicats libres — organisation carliste menĂ©e par RamĂłn Sales (es), dĂ©crite par un militant anarchiste comme des « troupes de choc » du gouverneur, dont les membres Ă©taient « prĂŞts Ă tout » —, pour infiltrer la militance anarchiste dans une pĂ©riode oĂą la CNT Ă©tait interdite[11].
Plusieurs centaines de militants ouvriers (en gĂ©nĂ©ral affiliĂ©s ou sympathisants de la CNT) furent exĂ©cutĂ©s par ce procĂ©dĂ©. Parmi ceux-ci, on peut citer Evelio Boal (en), secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du syndicat interpelĂ© le 10 mars 1921 et exĂ©cutĂ© en vertu de la loi des fuites le 18 juillet suivant[12], JosĂ© Canelas le 17 novembre 1921[1], ami intime de Salvador SeguĂ, lui-mĂŞme assassinĂ© par des membres du Syndicat libre le 10 mars 1923, ou encore Francesc Layret (en), avocat rĂ©publicain et catalaniste, qui fut lui aussi tuĂ© le 30 novembre 1920 par des hommes de main des Syndicats libres alors qu’il sortait de son domicile pour s’enquĂ©rir d’une opĂ©ration de dĂ©tention massive ordonnĂ©e par MartĂnez Anido — parmi les dĂ©tenus figuraient notamment SeguĂ et les nationalistes catalans LluĂs Companys et MartĂ Barrera —.
En octobre 1922, la police tendit un piège aux militants anarchistes en chargeant des hommes de main de prĂ©parer une fausse tentative d’attentat contre MartĂnez Anido afin de justifier une vague de rĂ©pression. Ces derniers infiltrèrent un groupe anarchiste de Valence et leur fournirent de faux explosifs, en les convainquant qu’ils pourraient facilement assassiner le gouverneur civil. Les participants furent interpelĂ©s, parmi eux Amalio Cerdeño, Ă qui l’on appliqua la « loi des fuites », mais il ne mourut pas tout de suite et parvint Ă s’enfuir jusqu’à son domicile, oĂą il fut plus tard interpelĂ©. Avec d’autres militants, il fut interrogĂ© par un juge, qui comprit ce qui s’était passĂ© et en informa sa hiĂ©rarchie. Lorsque le premier ministre JosĂ© Sánchez Guerra apprit que MartĂnez Anido et Arlegui BayonĂ©s avaient prĂ©vu de tuer environ 200 anarchistes en rĂ©prĂ©sailles au faux attentat, il dĂ©cida de les destituer tous deux[3].
Notes et références
- Preston 2019, p. 174.
- (ca) Article « llei de fugues », Gran Enciclopèdia Catalana
- Preston 2019, p. 196-197.
- Lewis 2002, p. 83.
- Preston 2019, p. 173-174.
- González Calleja et del Rey Reguillo 1995, p. 101.
- Seco Serrano 1991, p. 275.
- « una redada, un traslado, un intento de fuga y unos tiros empezarán a resolver el problema. Al principio habrá recrudecimiento y repugna ver ciudades cultas entregadas a estos actos, pero no se ve otro remedio a una legislación y una injusticia impotentes », cité dans (Preston 2019, p. 174)
- Ben-Ami 2012, p. 45.
- (es) Javier Tusell, « GAL: Las sorpresas del atajo », El PaĂs,‎ (lire en ligne, consultĂ© le ).
- Preston 2019, p. 182.
- Preston 2019, p. 193.
Annexes
Articles connexes
Bibliographie
- (es) Shlomo Ben-Ami (trad. de l'anglais), El cirujano de hierro. La dictadura de Primo de Rivera (1923-1930) [« Fascism from above: Dictatorship of Primo de Rivera in Spain »], Barcelone, RBA, (ISBN 978-84-9006-161-9)
- (es) Eduardo González Calleja et Fernando del Rey Reguillo (es), La defensa armada contra la revoluciĂłn : una historia de las guardias cĂvicas en la España del siglo XX, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones CientĂficas, (ISBN 84-00-07552-8)
- (es) Paul H. Lewis, Latin Fascist Elites: The Mussolini, Franco, and Salazar Regimes, Greenwood Publishing Group, (ISBN 0-275-97880-X)
- (es) Paul Preston (trad. de l'anglais par Jordi Ainaud), Un pueblo traicionado : España de 1874 a nuestros dĂas: corrupciĂłn, incompetencia polĂtica y divisiĂłn social, Debate, , 1070 p.
- (es) Carlos Seco Serrano (es), Estudios sobre el reinado de Alfonso XIII, Real Academia de la Historia, (ISBN 9788489512139)