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Jun'ichirƍ Tanizaki

Jun'ichirƍ Tanizaki (è°·ćŽŽ 最䞀郎, Tanizaki Jun'ichirƍ) est un Ă©crivain japonais nĂ© le Ă  Tokyo et mort le dans la mĂȘme ville. Son Ɠuvre rĂ©vĂšle une sensibilitĂ© frĂ©missante aux passions propres Ă  la nature humaine et une curiositĂ© illimitĂ©e des styles et des expressions littĂ©raires. Son surnom, de son vivant, de « Tanizaki le Grand » est « un signe parmi beaucoup d'autres [...] du statut exceptionnel qui lui fut rĂ©servĂ©[1] ».

Jun'ichirƍ Tanizaki
è°·ćŽŽ 最䞀郎
Description de cette image, également commentée ci-aprÚs
Tanizaki en 1913, peu aprÚs le début de sa carriÚre.
Naissance
Tokyo, Japon
DĂ©cĂšs
Tokyo, Japon
Activité principale
Auteur
Langue d’écriture Japonais

ƒuvres principales

Le Tatouage (1910)
Un amour insensé (1924)
Svastika (1928)
Éloge de l'ombre (1933)
Le Chat, son maĂźtre et ses deux maĂźtresses (1936)
Quatre SƓurs — ou Bruine de neige — (1941)
La Clef — (1956)
Journal d'un vieux fou (1961)

La jeunesse

Tanizaki (à gauche) en 1908 avec Inazƍ Nitobe.

Jun'ichirƍ Tanizaki est nĂ© en 1886 dans une riche famille marchande d'un vieux quartier de Tokyo. La maison Tanizaki jouissait Ă  l’époque d’une prospĂ©ritĂ© remarquable grĂące Ă  l’esprit d’entreprise du grand-pĂšre du futur Ă©crivain, KyĆ«emon Tanizaki.

Cet homme adopta et prit pour gendres deux garçons de la famille Ezawa, grossiste en sakĂ©, autrefois trĂšs fortunĂ©e. Il maria sa fille aĂźnĂ©e Hana au deuxiĂšme fils, KyĆ«bei. Sa fille cadette Ă©pousera le troisiĂšme fils, Kuragorƍ, et donnera naissance Ă  un garçon, Jun'ichirƍ Tanizaki. Il sera l’aĂźnĂ© de sept enfants, trois filles et quatre garçons.

ChoyĂ© au sein de cette grande famille, Jun'ichirƍ passe plusieurs annĂ©es de bonheur auprĂšs de sa mĂšre, rĂ©putĂ©e pour sa beautĂ©, et de sa vieille nourrice affectueuse. Son pĂšre n’avait pas une personnalitĂ© trĂšs forte ; Jun'ichirƍ Ă©voquera l’image d’un homme faible de caractĂšre, incapable de s’adapter Ă  une sociĂ©tĂ© japonaise en pleine mutation. Sa premiĂšre enfance se dĂ©roulera dans une ambiance harmonieuse sur le plan affectif et matĂ©riel.

De multiples activitĂ©s populaires, les fĂȘtes traditionnelles de quartier et le spectacle de kabuki rythmaient la vie des Tanizaki ; ces manifestations de la culture ancestrale laisseront des impressions profondes chez le jeune Jun'ichirƍ. La bonne tradition d’une famille marchande consistait Ă  former ses enfants dans l’apprentissage pratique du commerce. Rien donc ne le prĂ©destinait Ă  ĂȘtre Ă©crivain.

Le grand-pĂšre maternel meurt en 1888. S’amorce un inĂ©luctable dĂ©clin familial qu’il ressentira avec acuitĂ©. En 1894, la famille doit dĂ©mĂ©nager dans une maison plus que modeste. MalgrĂ© d’excellents rĂ©sultats, sa formation scolaire se poursuit avec beaucoup de difficultĂ©s sur le plan pĂ©cuniaire. Il se trouve contraint d’aller vivre dans une riche famille. EngagĂ© pour donner des leçons particuliĂšres aux enfants, il comprendra vite qu’il est traitĂ© en rĂ©alitĂ© comme un domestique. Au bout de cinq ans, il se voit renvoyĂ© lorsque sa liaison avec une jeune femme employĂ©e par la mĂȘme famille est dĂ©voilĂ©e.

Le sentiment de son humiliation tourmente sĂ©rieusement l’adolescent qui ne manque pas d’ambition. C’est durant cette pĂ©riode que naĂźt son amour pour la littĂ©rature. L’heureuse rencontre avec Inaba Seikichi, enseignant fĂ©ru de belles-lettres chinoises et japonaises ainsi que de pensĂ©e bouddhique, lui permet d’acquĂ©rir une maturitĂ© littĂ©raire et intellectuelle prĂ©coce.

Deux orientations se dessinent dans ses premiers textes : crĂ©ation et information. Plusieurs articles montrent son intĂ©rĂȘt pour le genre du reportage. Vers 1910, il projettera mĂȘme de travailler comme journaliste.

Mais sa passion pour la crĂ©ation littĂ©raire prĂ©domine. Courts rĂ©cits romanesques, dialogues de piĂšces de thĂ©Ăątre, essais, poĂšmes traditionnels Ă  forme fixe en japonais classique ou en chinois classique, poĂšmes en japonais moderne ou en nouveau style poĂ©tique, ce qui frappe, c’est sa gourmandise linguistique et sa curiositĂ© des diffĂ©rents genres et styles. Durant cette derniĂšre pĂ©riode du XIXe siĂšcle, la langue japonaise elle-mĂȘme se trouvait en pleine Ă©volution et plusieurs formes d’écriture coexistaient.

La naissance de l’écrivain

En 1908, Tanizaki s’inscrit au dĂ©partement de littĂ©rature japonaise Ă  la prestigieuse universitĂ© impĂ©riale de Tokyo. Sa dĂ©cision est prise : il deviendra Ă©crivain. Ce choix est lourd de consĂ©quences pour le fils aĂźnĂ© d’une famille commerçante en dĂ©clin qui n’attendait que la rĂ©ussite professionnelle du premier garçon. Le problĂšme pĂšsera durablement sur Jun'ichirƍ.

La naissance de l’écrivain se fait attendre. Ses premiĂšres tentatives de faire publier ses Ɠuvres dans des revues reconnues Ă©chouent. La dĂ©pression nerveuse ne tarde pas Ă  se manifester chez le jeune homme déçu. Enfin, en 1910, le numĂ©ro inaugural de la revue Shinshichƍ (æ–°æ€æœź, « nouveaux courants de pensĂ©e ») accepte sa piĂšce de thĂ©Ăątre Naissance, et publie Ă©galement un essai critique sur un roman de Sƍseki Natsume. Plusieurs Ɠuvres se succĂšdent : Le Tatouage, Le Kilin. En 1911, la revue Subaru lui ouvre ses pages et publie Shƍnen (Les Jeunes Garçons).

Tanizaki est frappĂ© pour la premiĂšre fois par la censure au nom des bonnes mƓurs. La revue Mita Bungaku qui publie son texte Hyofu (Tourbillon) est interdite Ă  la vente. Son rĂ©cit Ă©tudie la question du dĂ©sir sexuel chez les jeunes. Tanizaki sera dĂ©sormais Ă©troitement surveillĂ© et nombre de ses Ɠuvres connaĂźtront le mĂȘme sort.

La consĂ©cration arrive de façon Ă©clatante par le biais d’un article Ă©logieux de KafĆ« Nagai dans la revue Mita Bungaku en novembre 1911. La publication d’un premier recueil confirme la naissance d’un vĂ©ritable Ă©crivain.

Dans les annĂ©es 1910-1911, le roman moderne japonais est en pleine effervescence. De trĂšs grands Ă©crivains sont en activitĂ© : ƌgai Mori, Natsume Sƍseki, KafĆ« Nagai, Kyƍka Izumi ou Tƍson Shimazaki. Plusieurs jeunes Ă©crivains apparaissent : Naoya Shiga et Saneatsu Mushanokƍji.

Quelle est l’originalitĂ© de la tonalitĂ© de l’Ɠuvre de Tanizaki ? Il accorde une importance primordiale au respect de la nature humaine et Ă  la vraisemblance de sa reprĂ©sentation. Sa sensibilitĂ© singuliĂšre et son goĂ»t de la provocation lui font dĂ©couvrir en l'homme des aspects troublants, qu'il observe et analyse avec Ă©tonnement ou Ă©merveillement, sans les juger, sans prĂ©jugĂ©s, notamment la faiblesse de caractĂšre, l'absence de volontĂ©, la cruautĂ©, le manque de sincĂ©ritĂ©, les perversions sexuelles. Il se tient au degrĂ© zĂ©ro du moraliste, mettant en question la morale existante, contrairement Ă  ses contemporains fortement influencĂ©s par le confucianisme moralisateur.

Plusieurs traits psychologiques considĂ©rĂ©s alors comme des perversions marquent ses premiers rĂ©cits : sadomasochisme, homosexualitĂ©, fĂ©tichisme et scatologie. Tout se joue dans le registre de la beautĂ© et de l’érotisme, au-delĂ  de toute prĂ©occupation morale, religieuse ou spirituelle.

La force de la créativité

ConsidĂ©rĂ© comme un Ă©crivain « de gĂ©nie », le jeune Tanizaki voit s’ouvrir de nouvelles perspectives dans les annĂ©es 1912-1913. Deux quotidiens importants publient ses romans en feuilleton, Atsumono (Potage bien chaud) et Konjiki no shi (Une mort dorĂ©e). Le jeune auteur est entraĂźnĂ© dans le tourbillon du monde de l’édition et maintiendra une cadence de production littĂ©raire trĂšs Ă©levĂ©e pour conserver sa place. Un succĂšs aussi fulgurant transforme la vie de Tanizaki qui veut mener une vie d’artiste en toute libertĂ©, en dehors des contraintes familiales et sociales. Il n’a pas de domicile fixe et vit dans le monde des plaisirs, guidĂ© par ses pulsions intĂ©rieures. MalgrĂ© sa vie erratique, il publie en deux ans et demi dix-huit ouvrages et fait paraĂźtre cinq recueils de ses Ɠuvres. Ces ouvrages se caractĂ©risent par une surexcitation frĂ©nĂ©tique qui frĂŽle l’état de nĂ©vrose.

Paru en 1919, le rĂ©cit intitulĂ© Ma mĂšre, mon amour (Haha o kouru ki) rĂ©vĂšle une autre facette de son Ɠuvre et de sa vision de la nature humaine, puisque l'acte mĂȘme de l'Ă©criture y apparaĂźt comme une quĂȘte de l'image de la MĂšre, symbole d'une beautĂ© idĂ©ale : « ici, la beautĂ© fĂ©minine n'a rien de diabolique. Elle symbolise une douceur infiniment salutaire. »[1] Un autre livre, paru plus tard, en 1931, Le Lierre de Yoshino (Yoshino-kuzu), Ă©voque aussi le mĂȘme thĂšme de la quĂȘte de sa mĂšre, dans le cadre de Yoshino, lieu riche en souvenirs historiques et coutumes anciennes.

Le monde de Tanizaki tourne autour de deux pĂŽles : sĂ©duction et menace de mort. Le dĂ©mon bouddhique Māra, terme qui signifie Ă©tymologiquement « celui qui tue » est accompagnĂ© d’une lĂ©gion de dĂ©mons comme DĂ©sir, Haine, Faim et Soif, Attachement, Paresse, Sommeil, Peur et Suspicion. Tous ces vices apparaĂźtront dans l’Ɠuvre de Tanizaki non pas comme des manifestations diaboliques mais comme des Ă©lĂ©ments de la nature humaine. On remarquera trois techniques dans la construction de cet univers. En premier lieu, l’auteur isole un Ă©lĂ©ment particulier sur un plan matĂ©riel ou psychologique. Ensuite, il lui donne une importance dĂ©mesurĂ©e. SĂ©parĂ© de l’ensemble et grossi exagĂ©rĂ©ment, cet Ă©lĂ©ment sort du systĂšme de valeurs ordinaires et prend enfin une signification insoupçonnĂ©e.

Les exigences du monde

Jun'ichirƍ Tanizaki se marie en mai 1915 Ă  l'Ăąge de 28 ans avec Chiyo Ishikawa, une geisha ĂągĂ©e de 19 ans. Le couple s’installe dans un quartier populaire et une fille, Ayuko, naĂźt en mars 1916. Il se rend trĂšs vite compte que la personnalitĂ© de son Ă©pouse « trĂšs femme au foyer » ne lui convient pas. Il supporte mal la prĂ©sence de son enfant. De plus, la sƓur cadette de son Ă©pouse, Seiko, s’installe chez eux. Cette jeune beautĂ© ingĂ©nue et Ă©mancipĂ©e attire son beau-frĂšre. S’ajoute Ă  ce dangereux triangle, Haruo Satƍ, poĂšte lyrique et excellent essayiste qui ne tarde pas Ă  Ă©prouver de la sympathie pour Chiyo
 Ces dĂ©mĂȘlĂ©s sentimentaux, ponctuĂ©s de ruptures et de rĂ©conciliations durent jusqu’à la parution dans un journal, au mois d’aoĂ»t 1930, d’une annonce rendant publique « la cession de l’épouse de Tanizaki » Ă  Haruo Satƍ, non sans un parfum de scandale.

Tanizaki produit Ă  cette Ă©poque un nombre considĂ©rable d’ouvrages de tonalitĂ©s variĂ©es et Ă©largit ses champs d’activitĂ©s : roman, essai, thĂ©Ăątre, mais aussi cinĂ©ma, publiant un essai sur le cinĂ©ma d'art en 1917, et rĂ©digeant plusieurs scĂ©narios, en 1920 et 1921, pour la sociĂ©tĂ© Taishƍ Katsuei. Il puise son inspiration dans les contradictions entre son idĂ©al artistique et les contraintes extĂ©rieures.

Les personnages de Tanizaki multiplient les meurtres sans scrupules, sans pitié et surtout sans remords. Infidélité, perfidie, trahison et félonie sont monnaie courante dans le monde de Tanizaki. Les formes traditionnelles du kabuki ou du théùtre populaire servent de paravent aux personnages, incarnations des valeurs immorales. Tandis que dans le théùtre traditionnel de la cruauté, le dénouement voit toujours les « bons » triompher, chez Tanizaki les « mauvais » auront le dernier mot.

Le séisme, un moment charniÚre

Le , un sĂ©isme majeur dĂ©truit la rĂ©gion de Tokyo (tremblement de terre de Kantƍ). Tanizaki Ă©chappe de justesse Ă  la mort. Il cherche un lieu de rĂ©sidence provisoire dans les provinces de l'ouest du Japon et dĂ©mĂ©nage Ă  maintes reprises. C’est par ce biais inattendu que l’écrivain se familiarisera avec les coutumes de la rĂ©gion de Kyoto-Osaka-Kobe qui porteront des fruits romanesques apprĂ©ciables.

Ce changement de « climat culturel » ne se manifesta pas immĂ©diatement dans ses Ɠuvres, mais en 1924 il publie un roman charniĂšre, qui inaugure la sĂ©rie de ses grands romans Ă  venir. Traduit en français sous le titre Un amour insensĂ©, ou plus littĂ©ralement L'amour d'un idiot (痮äșșăźæ„›, Chijin no Ai), il est la chronique acide, Ă  la fois ironique et provocante, d'une vie conjugale, dans le Japon des annĂ©es 1920, entre Jƍji, un ingĂ©nieur trentenaire, modĂšle du « type bien », un homme « sĂ©rieux », et une jeune serveuse de quinze ans, Naomi, qui rĂȘve de devenir « terriblement moderne », portrait typique de ces femmes libĂ©rĂ©es et frivoles, que l'on nomma alors les « moga ». Cette hĂ©roĂŻne apparaĂźt comme immorale, « un monstre de vulgaritĂ© », mais un « monstre fascinant »[2], Tanizaki se plaisant Ă  dĂ©velopper Ă  nouveau « l'un de ses motifs les plus chers, l'Ă©loge, voire l'idolĂątrie de la Femme dominatrice. »[3] Le personnage de la femme-enfant perverse, qui s'arroge tous les droits pour n'en laisser aucun Ă  l'homme, permet Ă  Tanizaki de montrer une fois de plus la logique de l'humiliation et du plaisir, car pour l'homme de ce couple, l'humiliation finit par devenir un plaisir. En mĂȘme temps, sa hantise et sa rĂ©flexion sur l'occidentalisation du Japon est au centre de l'Ɠuvre, les deux hĂ©ros du roman incarnant, chacun d'une maniĂšre diffĂ©rente, le dosage paradoxal entre les Ă©lĂ©ments fondamentaux de la tradition et de l'occidentalisation. À travers tout le rĂ©cit, le romancier ne cesse de dissĂ©miner des rĂ©flexions opposant le Japon traditionnel et l'Occident, les deux morales, les deux esthĂ©tiques.

À partir de 1928, Tanizaki publie Ă  une cadence surprenante des Ɠuvres innovatrices de grande qualitĂ© et qui tĂ©moignent en mĂȘme temps de son imprĂ©gnation de la vieille culture japonaise : Manji (Svastika, 1928), Le GoĂ»t des orties (1928), Rangiku monogatari (ChrysanthĂšme dans la tourmente, 1930).

L’épanouissement

Tanizaki se remarie en 1931, à l’ñge de 45 ans, avec Tomiko Furukawa, une jeune journaliste de 24 ans. Il exprime dans un essai la satisfaction psychologique et physique que lui procure cette nouvelle vie conjugale.

Plusieurs chefs-d’Ɠuvre confirment la plĂ©nitude du romancier : Yoshino kuzu (Le Lierre de Yoshino, 1931), Mƍmoku monogatari (Le RĂ©cit de l’aveugle, 1931), BushĆ«kƍhiwa (Histoire secrĂšte du sire de Musashi, 1932).

Le narrateur joue un rĂŽle dĂ©terminant dans les rĂ©cits que Tanizaki Ă©crit Ă  cette Ă©poque. C’est lui qui tisse son histoire Ă  l’aide de multiples sources, des photographies ou des tĂ©moignages tantĂŽt historiques tantĂŽt fabriquĂ©s par l’auteur. Il introduit le lecteur dans les replis des passions, des lieux du drame et de la profondeur des souvenirs.

Mais l’inspiratrice de ces rĂ©cits, qui ont comme sujet l’adoration d’une femme, n’est pas sa jeune Ă©pouse. Il divorcera en 1935 et se remariera avec sa muse Matsuko Nezu. Ces tumultes ne freinent nullement sa crĂ©ation littĂ©raire et il impressionne ses lecteurs par la qualitĂ© de ses ouvrages : Ashikari (Le Coupeur de roseaux, 1932), Shunkinshƍ (Shunkin, esquisse d’un portrait, 1933)[4], Éloge de l'ombre (1933). Ce dernier titre est un essai dans lequel le romancier analyse certaines constantes de l'esthĂ©tique japonaise, y mĂȘlant ses propres fantasmes, non sans goĂ»t de la cocasserie (comme par exemple sa truculente Ă©vocation des toilettes Ă  l'ancienne), et exprime clairement tout ce qu'il doit au fond Ă  la culture japonaise traditionnelle, en particulier un principe esthĂ©tique fondĂ© sur le clair-obscur. Dans cet Ă©loge de l'ombre, Tanizaki fait notamment un dĂ©veloppement sur « l'esthĂ©tique de la femme japonaise », livrant des « clĂ©s pour la comprĂ©hension d'un des types de femmes qui hantent la plupart [de ses] romans », celui que « l'on pourrait appeler la “femme de l'ombre”, celle qui atteindra sa parfaite incarnation dans Yuki la blanche [dans Les Quatre SƓurs] —, cette dame des temps jadis Ă©garĂ©e dans le monde moderne »[5].

En 1936, Tanizaki publie Neko to Shƍzƍ to futari no onna (Le Chat, son maĂźtre et ses deux maĂźtresses). Ce rĂ©cit plein d’humour et de cocasserie met en vedette une chatte comme objet d’adoration. Le rire Ă©clate comme une force libĂ©ratrice et salutaire au moment oĂč les bruits de bottes font trembler le Japon et l'Asie, et annoncent une pĂ©riode historique trĂšs sombre.

Un pinceau dans la tempĂȘte

À 57 ans, Tanizaki se lance dans une entreprise de grande envergure : la traduction en japonais moderne d’un vĂ©ritable monument de la littĂ©rature du XIe siĂšcle, Genji monogatari (le Dit du Genji) qui Ă©voque les nombreux aspects de la vie amoureuse. À sa publication en 1939-1941, Tanizaki fait face Ă  une censure fĂ©roce. La montĂ©e de la conscience nationaliste porte surtout des ouvrages virils, hĂ©roĂŻques et patriotiques. Son ouvrage le plus long, Sasameyuki (Bruine de neige, initialement traduit en français Les Quatre SƓurs), est interdit de publication en juillet 1944. En effet, les Ă©crivains sont alors sommĂ©s de soutenir de leur plume la thĂšse de la « guerre sainte », en exaltant les valeurs traditionnelles. Dans cette situation, Tanizaki apparaĂźt peu compromis tant est grand le dĂ©calage entre la mentalitĂ© dominante de l’époque et son univers romanesque. Sasameyuki, qui sera finalement publiĂ© en 1948, Ă©voque la vie raffinĂ©e d'une grande famille bourgeoise, et en particulier de quatre sƓurs, qui reprĂ©sentent chacune un type diffĂ©rent de Japonaise, entre les mondes ancien et moderne.

1946, l’aprùs-guerre

La littĂ©rature japonaise va immĂ©diatement retrouver sa vitalitĂ©. De nombreux jeunes Ă©crivains, profondĂ©ment marquĂ©s par la guerre, participent Ă  la rĂ©novation de la sociĂ©tĂ©. Loin de devenir sage avec l’ñge, Tanizaki renoue avec ses tendances profondes et ses fantasmes puissants. Il affirme qu’au royaume des passions, l’homme est toujours en lutte. La MĂšre du gĂ©nĂ©ral Shigemoto (1950) montre que la luciditĂ© de l’esprit ne peut annihiler la jouissance poĂ©tique. Couvert de distinctions nationales, Tanizaki publie en 1956 Kagi (La Clef, une premiĂšre fois traduit en français La Confession impudique) oĂč il traite sans dĂ©tours le problĂšme du dĂ©sir sexuel chez un couple. Les manƓuvres psychologiques des personnages s’y rĂ©vĂšlent extrĂȘmement machiavĂ©liques. L’opinion publique rĂ©agit vivement : s’agit-il d’une Ɠuvre pornographique et immorale comme certains l’ont prĂ©tendu Ă  l’époque ? Il publie en 1959 une Ɠuvre pleine de suavitĂ© sur le thĂšme, rĂ©current, de l’adoration de la mĂšre : Yume no ukihashi (Le Pont flottant des songes).

Son Ă©tat de santĂ© s’aggrave aprĂšs 1960. Le dĂ©sir de se dĂ©livrer de la souffrance physique et de l’obsession de la mort constitue le thĂšme essentiel de l’Ɠuvre tragi-comique Journal d’un vieux fou (FĆ«tenrƍjin nikki, 1961), dans lequel rĂ©sonnent encore son humour et son goĂ»t de la provocation. Dans ses derniers essais, Jun'ichirƍ Tanizaki se souviendra de sa prĂ©fĂ©rence pour la fiction romanesque plutĂŽt que pour le rĂ©cit autobiographique, Ă  propos de la polĂ©mique qui l’avait opposĂ© Ă  son ami l'Ă©crivain RyĆ«nosuke Akutagawa : « Je ne m’intĂ©resse qu’aux mensonges », avait-il Ă©crit.

Il fait plusieurs fois partie de la sélection de l'Académie suédoise pour recevoir le prix Nobel de littérature dans les années 1960, notamment en 1964 lorsqu'il fait partie des six derniers candidats retenus de la short list du comité[6].

Il meurt en 1965 Ă  Tokyo, mais sa tombe, sur laquelle est gravĂ©e le caractĂšre sabi (毂), issu de wabi-sabi, signifiant l'altĂ©ration par le temps, se trouve Ă  Kyoto, dans le temple Hƍnen-in (dĂ©diĂ© au moine Hƍnen), Ă  cĂŽtĂ© de celle de sa femme.

ƒuvres traduites en français

Romans, récits, nouvelles, essais

  • Deux amours cruelles (contient les nouvelles L'Histoire de Shunkin et Ashikari), traduites par Kikou Yamata, Paris, Stock, 1960 ; rĂ©Ă©dition, Paris, Stock, coll. « La cosmopolite », 2002 (ISBN 978-2-2340-5512-4)
  • Svastika, traduit du japonais par RenĂ© de Ceccatty et RyĂŽji Nakamura, Paris, Ă©ditions Gallimard, coll. « Du monde entier », 1986 ; rĂ©Ă©dition, Paris, Gallimard, coll. « Folio » no 1990, 1988
  • ƒuvres I, textes traduits par Anne Bayard-Sakai, Kazuo Anzai, Madeleine LĂ©vy-Faivre d'Arcier, Marc MĂ©crĂ©ant, Jacqueline Pigeot, Sylvie Regnault-Gatier, CĂ©cile Sakai, RenĂ© Sieffert, Daniel Struve, Jean-Jacques Tschudin et Patrick de Vos, avec une prĂ©face de Ninomiya Masayuki, Paris, Ă©ditions Gallimard, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade » no 434, 1997, vol. 1 : ƒuvres 1910-1936 : Le Tatouage, Le Kilin, Les Jeunes Garçons, Le Secret, Terreur, La Haine, Une mort dorĂ©e, Le Meurtre d'O-Tsuya, L'Espion du Kaiser, Visions d'un lit de douleur, La Complainte de la sirĂšne, MorositĂ© d'un hĂ©rĂ©tique, Les Deux Novices, Le Petit Royaume, Nostalgie de ma mĂšre, Le Pied de Fumiko, Affres d'un jeune garçon, Histoire de A et B, O-Kuni et Gohe, La Source au renard blanc, Un amour insensĂ©, MumyĂŽ et Aizen, Le Professeur Radƍ, Le Professeur Radƍ revisitĂ©, Histoire de Tomoda et Matsunaga, La MĂšche, Le GoĂ»t des orties, Yoshino, Le RĂ©cit de l'aveugle, Histoire secrĂšte du Sire de Musashi, Le Coupeur de roseaux, Shunkin, esquisse d'un portrait, Éloge de l'ombre, Le Chat, son maĂźtre et ses deux maĂźtresses (ISBN 2-07-011319-1)
  • ƒuvres II, textes traduits par Anne Bayard-Sakai, Marc MĂ©crĂ©ant, Jacqueline Pigeot, CĂ©cile Sakai et Jean-Jacques Tschudin, prĂ©face de Ninomiya Masayuki, Paris, Ă©ditions Gallimard, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade » no 451, 1998, vol. 2 : ƒuvres 1943-1961 : Bruine de neige [Quatre sƓurs], La MĂšre du gĂ©nĂ©ral Shigemoto, AnnĂ©es d'enfance, La Clef [La Confession impudique], Chronique inhumaine, Le Pont flottant des songes, Journal d'un vieux fou (ISBN 2-07-011320-5)
  • Le Tatouage, suivi de Les Jeunes Garçons et de Le Secret, traduits par Marc MĂ©crĂ©ant et CĂ©cile Sakai, Paris, Éditions Sillage, 2010 (ISBN 978-2-916266-67-1)
  • Éloge de l’ombre (1933), traduit par RenĂ© Sieffert, Lagrasse, Éditions Verdier, 2011 (ISBN 978-2-86432-652-6)
  • Louange de l'ombre (1933), traduit par Ryoko Sekiguchi et Patrick HonnorĂ©, Arles, Éditions Philippe Picquier, coll. « Gingko », 2017 (ISBN 978-2-8097-1221-6)
  • Noir sur blanc (1928), traduit par Ryoko Sekiguchi et Patrick HonnorĂ©, Arles, Éditions Philippe Picquier, coll. « Gingko », 2018 (ISBN 978-2-8097-1311-4)
  • Dans l’oeil du dĂ©mon (1918), traduit par Ryoko Sekiguchi et Patrick HonnorĂ©, Arles, Éditions Philippe Picquier, coll. « Gingko », 2019 (ISBN 978-2-8097-1445-6)

Théùtre

  • Puisque je l’aime, traduit par S. Asada, H. Yokohama et Charles Jacob, Paris, Émile-Paul FrĂšres, 1925

Opéra

  • La Confession impudique, livret de Daniel Martin, musique de Bernard Cavanna d'aprĂšs Kagi

Bibliographie[7]

Études critiques

  • Gwenn Boardman Petersen, The Moon in the Water: Understanding Tanizaki, Kawabata and Mishima, Honolulu, University Press of Hawaii, 1979.
  • Adriana Boscaro et Anthony Hood Chambers (Ă©d.), A Tanizaki Feast: The International Symposium in Venice, Ann Arbor, University of Michigan, 1994.
  • Adriana Boscaro (Ă©d.), Tanizaki in Western Languages: A Bibliography of Translations and Studies, Ann Harbor, University of Michigan, 2000.
  • Collectif, Tanizaki, Paris, Europe, nos 871-872, novembre-.
  • Abdelkebir Khatibi , Ombres japonaises, prĂ©cĂ©dĂ© de Nuits blanches, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1988.
  • Kenneth Ito Ken, Visions of Desire, Tanizaki’s Fictional Worlds, Stanford, Stanford University Press, 1991.

Filmographie

De nombreux films de fiction ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s Ă  partir des Ɠuvres de Tanizaki, peu ou pas de documentaires. La sĂ©rie Un siĂšcle d'Ă©crivains de Bernard Rapp, produite par France 3, a cependant consacrĂ© un film Ă  la biographie de cet auteur majeur de la littĂ©rature du XXe siĂšcle. Tanizaki Junichiro est un film documentaire rĂ©alisĂ© par Didier Deleskiewicz, coĂ©crit avec A. Schilling, produit par Noria Films et diffusĂ© par France 3 en 1998, puis rediffusĂ© par France 5 et TV5.

Films d'aprùs l'Ɠuvre de Tanizaki[8]

Notes et références

  1. Ninomiya Masayuki, article « Tanizaki », dans Dictionnaire de littérature japonaise, Jean-Jacques Origas (dir.), éd. PUF, coll. « Quadrige », 2000, p. 307.
  2. Alberto Moravia, préface trad. de l'italien par René de Ceccatty, Un amour insensé, trad. Marc Mécréant, Gallimard, 1988, p. III.
  3. Ninomiya Masayuki, article « Tanizaki », dans Dictionnaire de littérature japonaise, Jean-Jacques Origas (dir.), PUF, coll. « Quadrige », 2000, p. 308.
  4. Ces deux textes ont été traduits en français par Kikou Yamata et édités sous le titre Deux amours cruelles (1960)
  5. Le Nouveau Dictionnaire des Ɠuvres de tous les temps et de tous les pays, t. II, collectif Laffont-Bompiani, 1994, Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 2177.
  6. (en)« Four Japanese were nominees for ’64 Nobel literature prize: documents », dans The Japan Times, le 3 janvier 2015, consultĂ© sur http://www.japantimes.co.jp le 3 janvier 2015
  7. « Jun.ichirÎ Tanizaki (1886-1965) », sur Edition Sillage (consulté le ).
  8. « Jun.ichirĂŽ Tanizaki (1886-1965) », sur Éditions Sillage (consultĂ© le ).

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