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Denis Vrain-Lucas

Denis Vrain-Lucas, dit « Vrain-Lucas », né le à Lanneray (Eure-et-Loir) et mort le à Châteaudun[N 1], est un faussaire littéraire français. Il est connu pour être l'auteur de la « collection Chasles », ensemble substantiel de faux manuscrits qu'il est parvenu à vendre au mathématicien Michel Chasles, prétendant qu'il s'agissait d’originaux.

Denis Vrain-Lucas
Denis Vrain-Lucas (gravure, vers 1870).

Jeunesse et premiers métiers

Fils d'un ouvrier agricole journalier et d'une mère servante, il travaille très jeune dans les fermes mais apprend à lire et écrire à l'école communale et fait des études brillantes, mais ne passe pas le baccalauréat[1].

Autodidacte, il est successivement clerc d'avoué, greffier près le tribunal de Châteaudun puis commis au Bureau des hypothèques en 1847. En 1852, il se rend à Paris pour obtenir le poste de catalogueur à la Bibliothèque impériale (l'actuelle BnF) mais il n'est pas accepté, sous le prétexte qu'il n'est pas bachelier. Il pose également sa candidature à la librairie Auguste Durand, auprès de laquelle il est recommandé, mais n'est pas retenu, sous le motif qu'il ne sait pas le latin. Devant nourrir sa famille, il accepte le poste de placier dans le cabinet généalogique Courtois-Letellier dont la vocation principale est de produire de faux arbres de noblesse aux bourgeois en mal de titres. Il acquiert là une habileté peu commune à contrefaire les supports et les écritures, notamment en faisant vieillir à la chandelle et à l'eau sale les encres et les papiers[2].

L'escroquerie qui le rend célèbre

Le faux laissez-passer accordé par Vercingétorix à Trogue Pompée : « J'octroye le retour du jeune Trogues Pompens auprès de Jules César son maître et ordonne à tous qui ces lettres verront le laissez-passer librement et l'aider au besoin. » (fonds BnF).

Rencontre avec Michel Chasles et fourniture de nombreuses lettres

En 1861 il commet, aux dépens du célèbre mathématicien Michel Chasles, membre de l'Institut et originaire, comme lui, d'Eure-et-Loir, l'escroquerie qui va le rendre célèbre. Se présentant à lui comme l'intermédiaire officieux d'un érudit dans l'embarras, le comte de Bois-Jourdain obligé de se séparer d'une incomparable collection d'autographes, il lui vend nombre de pièces fausses et, encouragé par l'extrême naïveté de l'acheteur, lui apporte successivement des lettres de Molière, Racine, Pythagore, d'Alexandre le Grand à Aristote, de Lazare à saint Pierre, de Marie-Madeleine, de Cléopâtre à Jules César[3]. Il en a en réserve une foule d'autres ayant pour auteurs supposés Judas Iscariote, Ponce Pilate, Jeanne d'Arc, Rabelais, Charles Quint, Shakespeare, Galilée, Montesquieu, Cicéron et Dante Alighieri — toutes écrites dans un ancien français de fantaisie[N 2], encore à peu près lisibles et compréhensibles pour les contemporains de Chasles, certains des feuillets portant en filigrane une fleur de lys. Enfin il lui communique deux lettres de Pascal semblant établir que celui-ci avait découvert la loi de l'attraction universelle avant Newton, ce qui ne pouvait que flatter l'orgueil national[4]. Aussi Chasles s'empresse-t-il de présenter ces lettres à l'Académie des sciences.

Le mathématicien, « pressé » par ses confrères académiciens d'en présenter d'autres, passe commande de nouveaux documents à Vrain-Lucas. Ce dernier vend ainsi à son « client » diverses lettres fabriquées selon le même procédé et censées émaner de figures historiques et bibliques — comme une lettre de menace de Caïn à Abel — parmi les plus renommées de l'Histoire.

Polémique sur les « lettres » de Chasles

Il s'ensuit une polémique, où l'Académie française elle-même prend le parti de Michel Chasles. Quand il leur montre les lettres, quelques-uns de ses collègues font observer que l'écriture des documents présentés est très différente de celle des lettres qui sont historiquement certifiées écrites par Pascal.

Face aux doutes qui se font jour dans l'esprit des académiciens, Chasles se trouve contraint d'indiquer qu'il tient ces lettres de Vrain-Lucas. En 1869, craignant de voir lui échapper des pièces importantes, Chasles fait surveiller Vrain-Lucas par la police pendant un mois. Chasles réclamant à Vrain-Lucas trois mille autres pièces qu'il tarde à fournir, le mathématicien craint qu'il ne vende à l'étranger ces pièces inestimables et se résout à le faire arrêter pour escroquerie et abus de confiance[5].

Arrestation et procès de Vrain-Lucas

Arrêté le pour escroquerie et abus de confiance, interrogé et rapidement confondu avec l'aide de deux experts paléographes, Henri Bordier et Émile Mabille[6], le faussaire passe aux aveux. Au cours du procès, l'avocat impérial, à la sidération puis à l'hilarité de la salle, donne lecture des faux autographes suivants :

Le , Denis Vrain-Lucas est condamnĂ© par la 6e chambre correctionnelle de la Seine Ă  deux ans d'emprisonnement et 500 francs d'amende ainsi qu'aux dĂ©pens[7]. Il a, sur une durĂ©e de huit ans, forgĂ© plus de 29 472 autographes, lettres, documents et manuscrits Ă©manant de 660 personnalitĂ©s[8] et s'Ă©chelonnant de l'AntiquitĂ© classique au siècle des Lumières, et au total soutirĂ© près de 140 000 francs or Ă  sa victime. Le , Chasles doit reconnaĂ®tre qu'il a Ă©tĂ© bernĂ© et expliquer comment il a achetĂ© un si grand nombre de faux dus Ă  Vrain-Lucas et combien il a perdu d'argent dans cette malheureuse affaire, qui de surcroĂ®t l'a ridiculisĂ© auprès de ses collègues de la communautĂ© scientifique[9].

Après le procès de 1870, les 27 320 faux autographes vendus Ă  Chasles par Vrain-Lucas sont dĂ©truits Ă  l'exception d'un petit nombre d'entre eux, qui sont offerts par Bordier et Mabille « avec la permission de l'autoritĂ© judiciaire » au dĂ©partement des manuscrits de la BnF et rĂ©unis en un volume de 180 folios conservĂ© sous la cote N(ouvelles) A(cquisitions) F(rançaises) 709[N 3] - [11].

Dernières années

En 1872, après sa sortie de prison de Mazas où il a rédigé un plaidoyer[N 4], Vrain-Lucas commet d'autres délits (vols de livres rares dans des bibliothèques, abus de confiance) et est arrêté le puis condamné de nouveau à trois ans de prison. En 1876, il écope à nouveau de quatre autres années de prison. Sa dernière peine purgée, il regagne l'Eure-et-Loir et se livre au commerce des livres anciens à Châteaudun, où il meurt le [12][13].

Notes et références

Notes

  1. Actes de naissance et de décès disponibles sur l'état civil en ligne d'Eure-et-Loir. La notice d'autorité de la BnF indique, à tort, un décès en 1882.
  2. Lorsque l'auteur de ces lettres est étranger, Vrain-Lucas explique qu'elles ont été traduites et recopiées.
  3. Les pièces les plus curieuses ont été publiées par Georges Girard en 1924[10].
  4. Il qualifie ses documents d'« extraits sous forme de lettres simulées puisées dans des manuscrits authentiques ».

Références

Annexes

Bibliographie

Utilisée pour la rédaction de l’article
  • Marie-Claude Beaud, Madeleine Arzenton et Estelle Berruyer, Vraiment faux, Fondation Cartier,
  • Henri LĂ©onard Bordier et Louis Émile Mabille, Une fabrique de faux autographes ou RĂ©cit de l'affaire Vrain Lucas, Paris, LĂ©on Techener, .
    Cet ouvrage, dû aux experts désignés par la justice lors du procès de 1870, a été réimprimé d’une part avec une préface de Claude Seignolle sous le titre : Vrain Lucas : le parfait secrétaire des gens de lettres, Paris, Cartouche, , 124 p. (ISBN 2-915842-05-1) ; et d’autre part en 2012 : Henri L. Bordier et Émile Mabille, Une fabrique de faux autographes : Ou Récit de l'affaire Vrain Lucas..., Paris, Nabu Press, , 136 p. (ISBN 978-1-279-44653-9). Il a été traduit en anglais par Joseph Rosenblum : (en) The Prince of forgers, New Castle (Delaware, USA), Oak Knoll Press, , 200 p. (ISBN 978-1-884718-51-9).
  • Michel Braudeau, Faussaires Ă©minents, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », , 80 p. (ISBN 978-2-07-077717-4).
  • Étienne Charavay (archiviste palĂ©ographe, expert en autographes), Faux autographes : affaire Vrain-Lucas, Paris, Librairie Jacques Charavay aĂ®nĂ©, (lire en ligne).
  • Georges Girard, Vrain Lucas : Le parfait secrĂ©taire des grands hommes ou Les lettres de Sapho, Platon, VercingĂ©torix, ClĂ©opâtre, Marie-Madeleine, Charlemagne, Jeanne d'Arc et autres personnages illustres, mises au jour par Vrain Lucas, Paris, Éditions Allia, (1re Ă©d. 1924), 91 p. (ISBN 978-2-84485-091-1, lire sur Wikisource).
  • Laurent Lemire, Les savants fous : d'Archimède Ă  nos jours, une histoire dĂ©lirante des sciences, Paris, Robert Laffont, , 239 p. (ISBN 978-2-221-11235-9).
  • GĂ©rald MassĂ©, Les Grandes Affaires Criminelles d'Eure-et-Loir, Romagnat, Éditions de BorĂ©e, coll. « Les Grandes Affaires Criminelles », , 352 p. (ISBN 978-2-84494-506-8).
  • Jean-Paul Poirier, « Mystification Ă  l’AcadĂ©mie des sciences », La lettre de l'AcadĂ©mie des sciences, Paris, Institut, no 3,‎ (lire en ligne [PDF]).
Complémentaire
  • GĂ©rard Coulon, SignĂ© Vrain Lucas ! : La vĂ©ritable histoire d'un incroyable faussaire, Arles, Éditions Errance, coll. « Le cabinet du naturaliste », , 191 p. (ISBN 978-2-87772-586-6).
  • GĂ©rard Coulon, SignĂ© Vrain Lucas ! : La vĂ©ritable histoire d'un incroyable faussaire, Arles, Éditions Errance, coll. « Le cabinet du naturaliste », , 190 p. (ISBN 978-2-87772-981-9, EAN 9782877729819, prĂ©sentation en ligne)
    Nouvelle édition augmentée et corrigée.
  • Tienne Charavay et Étienne Charavay (archiviste palĂ©ographe, expert en autographes), Faux Autographes : Affaire Vrain-Lucas, Étude critique sur la collection vendue Ă  M. Michel Charles et observations sur les moyens de reconnaĂ®tre les faux autographes..., Paris, Nabu Press, , 44 p. (ISBN 978-1-274-86576-2).
  • Michel de Decker, Le prince des imposteurs (roman), Paris, Michel Lafon, , 256 p. (ISBN 978-2-84098-211-1).
  • Marie-Laure PrĂ©vost, « Vrain Lucas, le Balzac du faux », Revue de la Bibliothèque nationale de France, no 13,‎ , p. 59-69 (lire en ligne [PDF])
  • Alphonse Daudet, L'Immortel, Paris, Ă©ditions Cartouche, 2007, (ISBN 978-2-9158-4220-3) (1888).

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