Comte de Smet de Naeyer (navire-Ă©cole)
Le Comte de Smet de Naeyer est un navire-école belge entré en service en 1905. Ce trois-mâts neuf fit naufrage le dès le début de son second voyage, entraînant dans la mort plus de la moitié de son équipage. Les circonstances de cette tragédie, qui a causé une vive émotion en Belgique et donné lieu à de violentes polémiques, sont restées entourées d'incertitudes.
Comte de Smet de Naeyer | |
Type | trois-mâts |
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Histoire | |
Chantier naval | Greenock & Grangemouth Dockyard Co, Greenock (Écosse) |
Quille posée | |
Lancement | |
Mise en service | |
Statut | Naufrage le |
Équipage | |
Équipage | 59 hommes |
Caractéristiques techniques | |
Longueur | 81,4 m |
Maître-bau | 12,5 m |
Tirant d'eau | 7,2 m |
Propulsion | 2 800 m2 de voilure |
Caractéristiques commerciales | |
Capacité | 3 030 t |
Carrière | |
Armateur | Association maritime belge Belgique |
Pavillon | Belgique |
Port d'attache | Anvers |
Genèse du projet
Autour de l'année 1900, de multiples initiatives se manifestent en Belgique pour la doter d'une présence maritime digne du rang auquel elle s'est hissée de puissance coloniale et commerciale majeure. Paul de Smet de Naeyer, chef du gouvernement de 1896 à 1907 (hormis une brève interruption en 1899), s'investit personnellement dans cet effort. Sous son autorité de grands travaux sont lancés pour étendre les installations portuaires d'Anvers, Ostende et Zeebruges. Reste à mettre en place une structure de formation pour fournir en officiers compétents la marine marchande.
C'est dans cette intention qu'est fondée à Anvers le l'Association maritime belge (Belgische zeevaartvereniging), dont l'objet est d'acquérir et exploiter un grand voilier-école, à rentabiliser autant que possible en assurant des prestations commerciales de transport. Cette Association est formellement une société anonyme (le régime juridique des ASBL n'existait pas encore) au capital de 500 000 francs réunissant des actionnaires privés. En fait, il est clair qu'elle est sous la tutelle de l'État : les « institutionnels » (à commencer par les gouverneurs des trois provinces maritimes) sont très présents dans l'actionnariat, les prestations facturées et les frais d'écolage ne peuvent suffire à la rentabiliser, et l'Association est assurée d'une dotation publique annuelle de 75 000 francs. Ce qui sera jugé trop, ou trop peu : selon les uns il aurait été plus simple d'attribuer des bourses à des cadets méritants à former chez les armateurs ; selon d'autres ce montant n'est pas au niveau de ce qu'on attend d'une vitrine censée incarner la puissance et le savoir-faire maritimes du pays.
Ce brouillage entre puissance publique et initiative privée contribuera à envenimer les polémiques qui suivront, et faire de la catastrophe du Comte de Smet de Naeyer une affaire d'État.
Construction du navire
Le navire-école projeté est l'occasion pour la Belgique de renouer avec la navigation à voile au long cours, tradition qui, pour des raisons historiques (fermeture de l'Escaut, blocus continental, régime hollandais, puis péage de l'Escaut jusqu'en 1863) avait été largement perdue en Flandre.
Un appel d'offres est lancé pour le bâtiment à construire, un trois-mâts carré à coque et mâture acier. Un moteur auxiliaire n'est pas prévu. Le , le comité directeur de l'Association décide de commander le navire à la Grangemouth & Greenock Dockyard Company de Greenock, Écosse. Des voix s'élèvent pour objecter que cela aurait dû être l'occasion de favoriser l'industrie nationale.
La construction débute le , le lancement a lieu le . La bateau est baptisé du nom du chef du cabinet belge, principal promoteur du projet qui a mené à sa réalisation. La marraine est Mlle de Browne de Tiège, fille du plus gros actionnaire de l'Association. Dit-on, il a fallu s'y reprendre à deux fois pour briser la bouteille de champagne sur l'étrave, ce qui est un mauvais présage.
Quelques jours après le lancement, le , alors que le navire était en cours d'armement, il chavire à quai, en raison d'une fausse manœuvre lors du remplissage des ballasts. Remis à flot peu après, il se couche à nouveau, des câbles utilisés pour le redresser ayant cédé. Mâture et superstructures sont endommagées[1]. La presse s'inquiète de ces déboires, ou ironise[2]. Renfloué et remis en état, le Comte est livré plus tard que prévu, arrive à Anvers le , toué par un remorqueur qui connaît des avaries de machine durant le trajet.
Autant d'incidents qui suscitent des inquiétudes quant aux qualités marines du navire et lui confèrent la réputation naissante de bateau maudit par le sort. Le Lloyd's Register lui accorde cependant la plus haute classification attestant qu'il a été construit selon les règles de l'art, et un aréopage d'experts anversois certifie la qualité du bâtiment.
Premier voyage
Le Comte de Smet de Naeyer appareille pour sa première campagne le , avec un équipage de 60 hommes dont 28 cadets. À Anvers une foule salue le départ du navire, qui a fière allure avec son haut gréement à six vergues. Il est chargé de ciment à destination du Chili, avec une cargaison complémentaire de coke[N 1]. Il est sous la conduite d'un officier chevronné de la Marine d'État, le commandant Fourcault, 44 ans, qui a commandé depuis de nombreuses années des garde-pêches et des malles assurant la liaison entre Ostende et Douvres. Le bateau fait une escale à Funchal (Madère).
Entre-temps, le à Bruxelles, tandis que le Comte fait route dans l'Atlantique sud, deux élus flamands de l'opposition libérale interpellent le gouvernement pour mettre en cause ses choix dans l'organisation de l'enseignement maritime. Adolphe Buyl et César Van Damme déplorent que le gouvernement subsidie un navire commandé à l'étranger alors que des chantiers anversois proposaient pour une faible différence de prix une construction plus stable et plus solide, avec notamment un doublage métallique du pont supérieur au lien d'un pont en bois seul. Expert en construction navale (sa famille possède un chantier à Termonde), Van Damme critique en particulier les dimensions exagérées de la mâture et des superstructures, qui rendent le bâtiment instable, l'absence de cloisons étanches, et le fait qu'aient été spécifiés, au lieu de ballasts en double-fond, des compartiments verticaux pouvant alternativement servir de cales pour le fret et de ballasts verticaux[3]. Il estime que l'adjudication a porté sur des « plans inexécutables », « tracés par des hommes n'ayant pas la moindre notion d'un navire à voiles » et confiés à un ingénieur britannique « incompétent ». Enfin, il s'inquiète qu'à peine livré à Anvers, la bateau ait été hâtivement doté de quilles de roulis et qu'on ait tenté d'améliorer son étanchéité en coulant du ciment sur des tôles et des briques entre les membrures.
L'anticlérical Adolphe Buyl note qu'il conviendrait de s'assurer que les cadets en formation aient une bonne pratique du néerlandais (une forte part des élèves sont originaires de Bruxelles et de Wallonie), l'avenir maritime du pays étant de toute évidence du côté flamand, et estime qu'au lieu d'un aumônier catholique, il eut été plus opportun d'embarquer un professeur de plus. On lui répond que l'aumônier du bord, le père Cuypers, est également chargé des cours de néerlandais.
Le Comte livre une partie de sa cargaison Ă Valparaiso, le reste Ă Iquique, puis se rend Ă Caleta Buena pour remplir ses cales de nitrate. Il prend le chemin du retour le et arrive Ă Anvers le .
On se félicite de la bonne tenue du navire, qui a bravement passé le redoutable Cap Horn. Mais trois cadets ont déserté au Chili, les vivres se sont révélés insuffisants ou avariés lors du long retour, l'équipage affaibli par le béri-béri a été frappé d'une épidémie de fièvre typhoïde dont sont morts un professeur et un mécanicien, et une part de la cargaison a été noyée et perdue car l'étanchéité de la coque laisse à désirer.
Second voyage et naufrage
Après révision du rivetage et du jointage du bordé, et diverses améliorations dans les aménagements, le Comte de Smet de Naeyer repart d'Anvers le avec à bord 59 hommes dont 30 cadets, et dans ses cales quelque 2400 t de ciment en fûts et plus de 300 tonnes de rails de chemin de fer à livrer en Afrique du Sud à Port Natal (Durban). Le commandant Fourcault est de nouveau chef de bord.
Remorqué jusqu'à Flessingue, le navire-école y reste encalminé une journée ou deux avant d'être conduit en pleine mer le vendredi [N 2].
Ce serait dans la journée du , au large du Golfe de Gascogne, qu'on aurait remarqué que la coque faisait eau, sans localiser de voie d'eau particulière. Les pompes à main s'avèrent insuffisantes ou défectueuses, et l'unique pompe à vapeur est hors service, la pompe auxiliaire alimentant la chaudière en eau étant déjà noyée. Le soir, l'eau commence à envahir les dortoirs et la cuisine. Le , vers 4h du matin, Fourcault fait appeler tous les hommes sur le pont et distribuer les « corsets de sauvetage », car le navire est manifestement perdu. Il file alors 5 nœuds vent arrière, embarque de plus en plus d'eau par les superstructures, des lames balaient le pont. On tente de mettre à l'eau deux canots et une baleinière mais ils chavirent ou se brisent, soit en raison de la panique, soit parce que les bossoirs fonctionnent mal. Seule une chaloupe parvient à être débordée, 22 hommes y sautent. Quelques instants après qu'elle a largué l'amarre, le Comte de Smet de Naeyer sombre. Il est 7 h du matin, le naufrage a eu lieu sous 47,2° de latitude nord, à 150 milles de la côte française[N 3].
Tous les témoins confirment l'image d'Épinal qu'on a retenue de cette tragédie : le commandant Fourcault à son poste, fumant stoïquement sa dernière cigarette, avec à ses côtés son second, le jeune baron Henri van Zuylen[4], 27 ans, et l'abbé Cuypers, qui a décliné l'offre d'une place dans la chaloupe et dont les derniers gestes sont pour en bénir les occupants.
La chaloupe recueille encore 4 naufragés, dont le lieutenant Wenmaeckers, qui prend le commandement de l'embarcation. Il n'y a à bord, en fait de vivres, que quelques paquets de chocolat et pas d'eau potable. Vers la fin de l'après-midi, on aperçoit un grand voilier à l'horizon. Les rescapés font force de rames pour se rapprocher de sa route : c'est un quatre-mâts barque français, le Dunkerque II, un des fleurons de l'armement A.D. Bordes, commandé par la capitaine Augustin Morfouace. Il revient du Chili, en route vers Falmouth pour ordres, recueille à son bord les 26 survivants.
Les suites
Le surlendemain du drame, le navire français arrive devant Falmouth, communique par signaux la triste nouvelle et dit avoir à son bord des rescapés. L'information se répand par câble dans toute l'Europe. On veut espérer que tous les hommes ont pu être sauvés. La presse spécule sur le fait que le Comte a dû être victime d'une violente tempête comme il en arrive dans le golfe de Gascogne. On saura plus tard que les conditions dans la zone concernée étaient mer belle et brise bien établie de noroît, rien qui permette de parler de mauvais temps.
Le lundi au matin, le Dunkerque II se présente devant Douvres. Le remorqueur anglais Granville vient à sa rencontre. Le commandant Morfouace communique la liste des 26 survivants, certifie que pour les 33 autres il n'y a pas d'espoir, mais — sur ordre de son armement, ou à la demande du gouvernement belge, ou les deux — il refuse de faire transborder les rescapés pour les emmener à Ostende et fait savoir qu'il va poursuivre sa route vers le nord de l'Allemagne.
Ce n'est que le samedi en milieu de journée que le Dunkerque II arrive en rade de Cuxhaven, un avant-port de Hambourg. Il y est accueilli par une équipe d'officiels belges menée par Georges Lecointe, en sa double qualité de secrétaire du comité de surveillance de l'Association maritime belge et d'émissaire du gouvernement, et par des journalistes, qui tentent de soutirer des informations aux rescapés. Ceux-ci, à peine débarqués, sont transférés en train à Hambourg, d'où ils seront discrètement rapatriés en Belgique, par petits groupes séparés.
L'envoyé spécial du Telegraaf d'Amsterdam, repris par de nombreux quotidiens néerlandais, rapporte : « Je me suis approché du Dunkerque à bord d'un remorqueur pour interroger les cadets et matelots. Le représentant du gouvernement belge les empêchait de parler. [ ... ] Il paraît clair que le gouvernement fait tout pour dissimuler les véritables causes. [ ... ] À mon avis, on a retenu les rescapés à bord du Dunkerque afin de laisser au gouvernement le temps de fabriquer une version officielle[5]. »
Cette version sera le « protêt de mer » qui, conformément à la règle, doit être dressé par le commandant de bord dans les 24 heures suivant l'arrivée dans un port et qui doit inclure une relation détaillée des incidents ayant pu affecter la cargaison, a fortiori si celle-ci a été perdue. Il est rédigé par Wenmaeckers, certainement sous le contrôle de Lecointe.
Lecture en est donnée le devant la Chambre des représentants. Ce rapport de route signale qu'une fois arrivé en pleine mer, le Comte se montra enclin à prendre de forts coups de gîte sous la brise. Le , on constata la présence de 3 à 4 pouces d'eau dans les cales, à 6 h du matin. À 20 h, de nouveaux sondages donnèrent 5 à 9 pouces d'eau[N 4], mais certaines écoutilles étaient déjà inaccessibles à cause des paquets de mer qui balayaient le pont[6].
À la Chambre, le le député Van Damme lance une interpellation, rappelle les avertissements qu'il avait donnés un an plus tôt quant à ce bateau selon lui mal conçu, mal construit et intrinsèquement peu sûr, s'élève contre le fait qu'on a voulu empêcher les escapés de s'exprimer, et s'étonne de ce que le rapport de route ne dise pas un mot de ce qui a pu se passer à bord du Comte entre le 14 et le [7].
Après l'interlude du Comte de Smet de Naeyer II qui restait à quai tandis que les cadets embarquaient à bord du R.C. Rickmers pour leur formation pratique (une seule promotion en 1907-1908), l'Association maritime belge lancera un nouveau navire-école en 1908: L'Avenir.
Notes
- Ou de poutrelles, selon le ministre de l'Industrie Gustave Francotte (Annales parlementaires - Chambre des représentants, séances du 11 avril 1905)
- Ou le samedi 14, selon les sources.
- Certaines sources donnent la distance Ă 300 nautiques.
- On s'explique mal comment quelques pouces d'eau ont pu causer le naufrage en si peu de temps. Des journaux néerlandais et français ont publié des déclarations d'un des enseignants du bord, M. van den Plassche, qui, lui, parlait de 9 pieds d'eau dans la cale (Journal des Débats, 30 avril 1906).
Références
- SĂ©rie de photos illustrant ces accidents.
- « Il advint malheureusement que ce navire [...] manifesta une répugnance très vive pour l'élément liquide, avec une préférence marquée pour la cale sèche. Dès le premier essai, il se colla sur le flanc et ne voulut plus rien savoir, prouvant ainsi que les bateaux qui vont sur l'eau, s'ils ont des jambes, les ont parfois nickelées » in Le Journal Amusant, Paris, .
- De tels ballasts, remplis, tendent à hausser le centre de gravité du navire : « Un élève en construction navale n'aurait pas commis ces bévues », s'indigne Van Damme (Annales parlementaires - Chambre des représentants, séances du 11 avril 1905).
- Georges Lecointe, Biographie du baron Henri van Zuylen van Nyevelt, commandant en second du navire-école "Comte de Smet de Naeyer" – 26 août 1878-19 avril 1906, éd. O. Schepens, Bruxelles, 1907
- Vlissingsche Courant, Flessingue, .
- [https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1906/k00233916/k00233916_10 (Annales parlementaires - Chambre des représentants, séance du 1er mai 1905)
- Annales parlementaires - Chambre des représentants, séance du 9 mai 1906)