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AlgĂšbre de Jordan

En algÚbre générale, une algÚbre de Jordan est une algÚbre sur un corps commutatif, dans laquelle l'opération de multiplication interne, a deux propriétés :

  • elle est commutative, c’est-Ă -dire que
  • elle vĂ©rifie l'identitĂ© suivante, dite identitĂ© de Jordan : .

Une algĂšbre de Jordan n'est donc pas associative en gĂ©nĂ©ral ; elle vĂ©rifie toutefois une propriĂ©tĂ© d’associativitĂ© faible, car elle est Ă  puissances associatives[1] et satisfait d’office Ă  une gĂ©nĂ©ralisation de l'identitĂ© de Jordan : en notant simplement le produit de m termes , on a, pour tous les entiers positifs m et n,

.

Ce type de structure a été introduit dans un cas particulier par Pascual Jordan en 1933, afin de mieux décrire les propriétés algébriques utiles en mécanique quantique[2]. Jordan désignait cette structure simplement par l'expression « systÚme de r-nombres ». Le nom de « algÚbre de Jordan » fut proposé en 1946 par A. Adrian Albert, qui initia l'étude systématique des algÚbres de Jordan générales[3].

Les algÚbres de Jordan et leurs généralisations interviennent maintenant dans de nombreux domaines des mathématiques : groupes et algÚbres de Lie, géométrie différentielle, géométrie projective, physique mathématique, génétique mathématique, optimisation, etc.

Un exemple clé

L’espace vectoriel des matrices n×n Ă  coefficients dans le corps ℝ des nombres rĂ©els devient avec le produit usuel des matrices une algĂšbre associative ; mais cette algĂšbre n’est pas commutative en gĂ©nĂ©ral. En revanche, on peut munir cet espace vectoriel d’un autre produit interne, qui en fait une algĂšbre de Jordan.

Pour M et N deux matrices, notons simplement MN leur produit usuel. On dĂ©finit alors le nouveau produit, notĂ© , et souvent appelĂ© « produit de Jordan[4] Â» de la maniĂšre suivante :

Autrement dit, il s’agit de remplacer le produit usuel des matrices par une version symĂ©trisĂ©e. Cette loi n’est pas associative en gĂ©nĂ©ral ; en revanche elle vĂ©rifie les deux propriĂ©tĂ©s souhaitĂ©es pour obtenir une algĂšbre de Jordan. La commutativitĂ© du produit, , est immĂ©diate sur la dĂ©finition mĂȘme. L’identitĂ© de Jordan se vĂ©rifie par un calcul direct, en utilisant l’associativitĂ© du produit usuel ; ce calcul est dĂ©taillĂ© dans la boĂźte dĂ©roulante ci-dessous.

L’espace vectoriel des matrices n×n Ă  coefficients dans le corps des nombres rĂ©els , muni du produit de Jordan, est donc une algĂšbre de Jordan.

Origine des algĂšbres de Jordan

La mĂȘme construction vaut pour les matrices hermitiennes, le point de dĂ©part du travail de Jordan en 1933.

Jordan n’était en effet pas satisfait de la mathĂ©matisation de la mĂ©canique quantique alors en usage. Il souhaitait mieux formaliser la structure des observables en mĂ©canique quantique[5].

Dans la mĂ©canique quantique d’Heisenberg Ă  l’élaboration de laquelle Jordan avait d’ailleurs participĂ©, les observables sont reprĂ©sentĂ©es par des matrices hermitiennes (autrement dit, auto-adjointes). Mais des opĂ©rations qui semblent naturelles du point de vue algĂ©brique ne le sont pas toujours du point de vue physique : le carrĂ© x2 d’une observable, la multiplication d’une observable par un nombre rĂ©el, la somme x + y de deux observables x et y sont encore observables ; mais le produit xy ne l’est pas en gĂ©nĂ©ral, puisque le produit de deux matrices hermitiennes n’est hermitien que si les matrices commutent. En revanche, une expression comme 1/2(xy + yx) est encore observable, car elle est Ă©gale Ă  une somme d’observables 1/2[(x + y)2 – x2 – y2].

Jordan prouva qu’en dĂ©finissant un « quasi-produit Â» x.y de x et y par x.y = 1/2(xy + yx) (nous parlons maintenant de « produit de Jordan Â»), ce produit est une loi commutative, qui n’est pas associative, mais vĂ©rifie ce que Jordan dĂ©crit comme une forme faible d’associativitĂ©, l’identitĂ© de Jordan[6]. Cette nouvelle structure lui paraissait apte Ă  rendre compte directement des propriĂ©tĂ©s algĂ©briques de la situation physique[7]. Pour Jordan, qui promouvait un positivisme radical, les mathĂ©matiques devaient fournir un cadre unifiĂ© pour reprĂ©senter des phĂ©nomĂšnes physiques, mais sans prĂ©tendre en rĂ©vĂ©ler un fondement cachĂ©[8] ; c’est ce qu’il espĂ©rait obtenir avec une structure mathĂ©matique calquĂ©e sur les observables.

Un an plus tard, avec von Neumann et Wigner, Jordan Ă©tudie toutes les algĂšbres de dimension finie sur le corps des rĂ©els, Ă  produit commutatif et vĂ©rifiant l’identitĂ© (x.y).x2 = x.(y.x2), et en Ă©tablissent une classification sous une hypothĂšse supplĂ©mentaire (les algĂšbres considĂ©rĂ©es sont formellement rĂ©elles, une propriĂ©tĂ© qui leur semble importante pour les applications physiques). Cette Ă©tude leur apparaĂźt comme un « point de dĂ©part pour une gĂ©nĂ©ralisation de la mĂ©canique quantique Â», gĂ©nĂ©ralisation nĂ©cessaire pour espĂ©rer « appliquer la mĂ©canique quantique aux questions des phĂ©nomĂšnes relativistes et nuclĂ©aires[9] Â». Ce projet vers une thĂ©orie unitaire satisfaisante se heurte au rĂ©sultat mĂȘme de la classification, car celle-ci montre que les nouvelles structures espĂ©rĂ©es n’existent pas. Diverses gĂ©nĂ©ralisations sont alors explorĂ©es dans les dĂ©cennies suivantes ; les algĂšbres de Jordan (ainsi baptisĂ©es depuis le travail important d'A. Adrian Albert en 1946) et leurs dĂ©veloppements apparaissent alors dans de nombreux contextes mathĂ©matiques[10].

AlgÚbres de Jordan spéciales et exceptionnelles

Les constructions expliquées ci-dessus pour les algÚbres de matrices se généralisent immédiatement aux algÚbres associatives générales.

À partir d'une algĂšbre associative A (sur un corps qui n'est pas de caractĂ©ristique 2), on peut construire une algĂšbre de Jordan A+ qui conserve la mĂȘme structure d'espace vectoriel sous-jacente. Il faut remarquer d'abord qu'une algĂšbre associative peut ĂȘtre elle-mĂȘme une algĂšbre de Jordan ; c’est le cas si et seulement si elle est commutative. Si A n’est pas commutative, on peut dĂ©finir sur A une nouvelle multiplication qui est commutative, et vĂ©rifie l’identitĂ© de Jordan ; l’espace vectoriel A, muni d’une (nouvelle) structure d’algĂšbre avec cette multiplication, est une algĂšbre de Jordan, A+. La nouvelle multiplication est donnĂ©e Ă  partir de la multiplication de dĂ©part par le « produit de Jordan Â» :

On appelle les algÚbres de Jordan obtenues de cette maniÚre, ainsi que leurs sous-algÚbres, des algÚbres de Jordan spéciales. Toutes les autres algÚbres de Jordan sont appelées algÚbres de Jordan exceptionnelles.

Un cas intĂ©ressant est celui des algĂšbres de Jordan hermitiennes. Si l’algĂšbre associative de dĂ©part A est munie d’une involution *, le sous-espace de A formĂ© des Ă©lĂ©ments fixĂ©s par l’involution est fermĂ© pour le produit de Jordan, autrement dit, le produit de Jordan de deux Ă©lĂ©ments fixĂ©s par l’involution est encore fixĂ© par l’involution. En effet, si et , on a :

.

Donc ce sous-espace est une sous-algĂšbre de Jordan de A+, c’est une algĂšbre de Jordan spĂ©ciale, qu’on note H(A, *) ; la lettre H rappelle hermitien. Par exemple, si A est une algĂšbre de matrices Ă  coefficients rĂ©els ou complexes, l’opĂ©ration qui associe Ă  une matrice son adjointe) est une involution et les Ă©lĂ©ments fixĂ©s sont les Ă©lĂ©ments hermitiens (ou encore « auto-adjoints Â»). Les matrices hermitiennes (avec le produit de Jordan) forment donc une algĂšbre de Jordan spĂ©ciale. On rappelle qu’au contraire, ce sous-espace des Ă©lĂ©ments hermitiens n’est pas fermĂ© en gĂ©nĂ©ral pour le produit ordinaire.

Selon le théorÚme de Shirshov-Cohn, toute algÚbre de Jordan à deux générateurs est spéciale. Le théorÚme de MacDonald dit que tout polynÎme à 3 variables, de degré 1 par rapport à une des variables, et qui s'annule sur toute algÚbre de Jordan spéciale, s'annule sur toute algÚbre de Jordan[11].

Classification des algÚbres de Jordan formellement réelles

Une algÚbre A sur le corps des nombres réels est dite formellement réelle si une somme de n carrés d'éléments de A s'annule si et seulement si chaque élément/chaque carré s'annule, soit


 implique que .

Lorsque Pascual Jordan introduisit en 1932 ses systÚmes de r-nombres (premiers exemples d'algÚbres de Jordan) pour axiomatiser la mécanique quantique, il les avait munis de cette propriété. Les algÚbres de Jordan formellement réelles et de dimension finie ont été classées dÚs 1934, par Jordan, von Neumann et Wigner.

L'ensemble des matrices autoadjointes réelles, complexes, ou quaternioniques, muni du produit de Jordan, forme une algÚbre de Jordan spéciale formellement réelle. L'ensemble des matrices hermitiennes sur l'algÚbre des octonions, muni du produit de Jordan, est une algÚbre de Jordan formellement réelle exceptionnelle de dimension 27 sur le corps des nombres réels. Son groupe d'automorphismes est le groupe de Lie exceptionnel F4.

Un idĂ©al I dans une algĂšbre de Jordan A est un sous-espace de A tel que, pour tout Ă©lĂ©ment a de A et tout Ă©lĂ©ment i de I, est dans I (la dĂ©finition est cohĂ©rente avec celle d'un idĂ©al dans un anneau). Une algĂšbre de Jordan est dite simple si ses seuls idĂ©aux sont {0} et l'algĂšbre elle-mĂȘme.

Les algÚbres de Jordan formellement réelles et de dimension finie peuvent se décomposer en une somme directe d'algÚbres (formellement réelles et de dimension finie) simples. De plus, ces derniÚres sont de 5 types seulement, quatre familles infinies et un type exceptionnel :

  • l'algĂšbre de Jordan des matrices rĂ©elles n×n auto-adjointes (c'est-Ă -dire symĂ©triques), munies du produit de Jordan ;
  • l'algĂšbre de Jordan des matrices complexes n×n auto-adjointes (c'est-Ă -dire hermitiennes), munies du produit de Jordan ;
  • l'algĂšbre de Jordan des matrices quaternioniques n×n auto-adjointes, munies du produit de Jordan ;
  • l'algĂšbre de Jordan engendrĂ©e par Rn, le produit Ă©tant dĂ©fini par une forme bilinĂ©aire symĂ©trique , associĂ©e Ă  une forme quadratique dĂ©finie positive Q. Autrement dit, . Ces algĂšbres de Jordan sont dites de type Clifford ;
  • l'algĂšbre de Jordan des matrices octonioniques auto-adjointes 3×3, munies du produit de Jordan.

Les quatre premiers types sont des algÚbres spéciales, c'est-à-dire qu'elles proviennent (en modifiant la définition du produit) d'algÚbres associatives usuelles, en l'occurrence les algÚbres de matrices réelles, complexes, quaternioniques autoadjointes, ou une algÚbre de Clifford, associée à la forme Q, respectivement. Le dernier type est exceptionnel.

Généralisations

Dimension infinie

En 1979, Efim Zelmanov a réussi à classifier les algÚbres de Jordan simples de dimension infinie. Elles sont ou bien de type hermitien (provenant par changement de produit d'algÚbres associatives à involution), ou bien de type Clifford (provenant d'algÚbres de Clifford), ou bien ce sont des algÚbres d'Albert. En particulier les seules algÚbres de Jordan simples exceptionnelles sont des algÚbres d'Albert de dimension 27.

Utilisation en optimisation

L'algĂšbre de Jordan est utilisĂ©e pour donner un cadre gĂ©nĂ©ral aux algorithmes de points intĂ©rieurs en optimisation conique. Par exemple, en optimisation SDP, les conditions de complĂ©mentaritĂ© s'Ă©crivent , oĂč et sont des matrices symĂ©triques semi-dĂ©finies positives, est leur produit matriciel et le produit de Jordan est utilisĂ© pour symĂ©triser ces conditions de complĂ©mentaritĂ©[12].

Notes et références

(en) Cet article est partiellement ou en totalitĂ© issu de l’article de WikipĂ©dia en anglais intitulĂ© « Jordan algebra » (voir la liste des auteurs).

Notes

  1. Jacobson 1968, p. 35-36, en particulier remarque avant (56) et théorÚme 8.
  2. (de) Pascual Jordan, « Über Verallgemeinerungsmöglichkeiten des Formalismus der Quantenmechanik », Nachr.Ges. Wiss. Göttingen,‎ , p. 209-214.
  3. (en) A. Adrian Albert, « On Jordan algebras of linear transformations », Trans. A.M. S., vol. 59,‎ , p. 524-555.
  4. Certains auteurs, suivant Jordan, parlent de « quasi-multiplication Â», voir McCrimmon 2004, p. 4.
  5. (de) Pascual Jordan, « Über Verallgemeinerungsmöglichkeiten des Formalismus der Quantenmechanik », Nachr.Ges. Wiss. Göttingen,‎ , p. 209-214, voir aussi (en) Pascual Jordan, John von Neumann et Eugene Wigner, « On the algebraic generalization of the quantum mechanical formalism », Annals of Mathematics, 2e sĂ©rie, vol. 36,‎ , p. 29-64.
  6. Jordan dĂ©finit {x, y, z} comme (x.y).z – x.(y.z). Le quasi-produit serait associatif si {x, y, z} Ă©tait nul pour tous x, y, z, alors qu’il vĂ©rifie seulement l’identitĂ© de Jordan, c’est-Ă -dire {x, y, x2} = 0, pour tous x, y, voir (de) Pascual Jordan, « Über die Multiplikation quantenmechanischer Grössen », Zeitschrift fĂŒr Physik, vol. 80,‎ , p. 285-291, p. 288.
  7. McCrimmon 2004, p. 39-50.
  8. (en) Christoph Lehner, « Mathematical Foundations and Physical Visions », dans Karl-Heinz Schlote et Martina Schneider (eds.), Mathematics Meets Physics : A contribution to their interaction in the 19th and the first half of the 20th century, Frankfurt am Main, Verlag Harri Deutsch, , p. 271-293.
  9. Jordan, von Neumann et Wigner 1935, p. 30.
  10. Certains d’entre eux sont expliquĂ©s dans la partie I, « A Historical Survey of Jordan Structure Theory Â», de McCrimmon 2004, p. 337-128, couvrant la pĂ©riode 1933 aux annĂ©es 1980.
  11. I. G. MacDonald, « Jordan algebras with three generators », Proc. L.M. S., 3e sĂ©rie, vol. 10,‎ , p. 395-408.
  12. (en) F. Alizadeh, « An introduction to formally real Jordan algebras and their applications in optimization Â», M. F. Anjos et J.-B. Lasserre (Ă©diteurs), Handbook on Semidefinite, Conic and Polynomial Optimization, International Series in Operations Research and Management Science 166, Springer, 2012.

Références

  • (en) Cho-Ho Chu, Jordan Structures in Geometry and Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, , 261 p. (ISBN 978-1-107-01617-0)
  • (en) Jacques Faraut et A. KorĂĄnyi, Analysis on Symmetric Cones, Oxford, Clarendon Press, .
  • (en) Nathan Jacobson, Structure and representations of Jordan algebras, Providence, R.I., AMS, coll. « AMS Colloquium Publications » (no XXXIX), .
  • (en) M. Koecher, The Minnesota Notes on Jordan Algebras and Their Applications, Berlin, Springer-Verlag, coll. « Lecture Notes in Mathematics » (no 1710), .
  • (en) Kevin McCrimmon, A Taste for Jordan algebras, NewYork, Springer, coll. « Universitext », , 563 p. (ISBN 978-0-387-95447-9).

Voir aussi

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