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Nouvelles en trois lignes

Les « Nouvelles en trois lignes » sont une rubrique publiée dans le journal Le Matin entre 1903[1] et 1937[2]. Cette rubrique est restée célÚbre pour avoir bénéficié de la collaboration de Félix Fénéon, entre et [3]. Elles ont depuis fait l'objet de plusieurs publications indépendantes en volumes.

Rubrique originale du Matin

La rubrique intitulĂ©e « Nouvelles en trois lignes » Ă©tait constituĂ©e de dĂ©pĂȘches de derniĂšre minute reçues au journal Le Matin, et qui Ă©taient publiĂ©es sous forme de « brĂšves » dans les pages intĂ©rieures du quotidien. Ces « nouvelles » Ă©taient divisĂ©es en sous-sections en fonction de leur provenance gĂ©ographique (banlieue parisienne, dĂ©partements, Ă©tranger), et portaient tant sur les faits divers que sur les flux de marchĂ©s financiers ou sur le commerce maritime. Le quotidien pouvait ainsi se vanter d'ĂȘtre le seul journal français de l'Ă©poque Ă  pouvoir faire bĂ©nĂ©ficier ses lecteurs des dĂ©pĂȘches reçues par fils spĂ©ciaux du monde entier[4].

Les « Nouvelles en trois lignes » se présentaient sous la forme d'une information rédigée de la maniÚre la plus condensée possible, entre cent et cent trente-cinq signes typographiques[5], comme dans les exemples suivants extraits de l'édition du [6] :

« Banlieue : M. Dupuis, miroitier Ă  Paris, et M. Marchand ont Ă©tĂ© blessĂ©s, Ă  Versailles, dans un accident d'auto. Le chauffeur Girard a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. »

« Départements : Le radicalisme gagne un siÚge au conseil général du RhÎne, grùce à l'élection de M. Bernard par le canton de Villefranche. »

Subversion de Fénéon

C'est dans ce cadre qu'Ă  partir de , entre deux dĂ©pĂȘches anodines, les lecteurs du Matin pouvaient en dĂ©couvrir d'autres, Ă©galement authentiques, rĂ©digĂ©es dans le style des exemples qui suivent :

« Madame Fournier, M. Voisin, M. Septeuil se sont pendus : neurasthénie, cancer, chÎmage. »

« Le feu, 126, boulevard Voltaire. Un caporal fut blessĂ©. Deux lieutenants reçurent sur la tĂȘte, l’un une poutre, l’autre un pompier. »

Ces nouvelles anonymes, dont le caractĂšre insolite de la prĂ©sentation ne fut semble-t-il pas toujours perçu par le lectorat du Matin[7], Ă©taient l'Ɠuvre du critique d'art FĂ©lix FĂ©nĂ©on, qui s'Ă©tait rendu cĂ©lĂšbre douze ans plus tĂŽt, alors que, accusĂ© de complicitĂ© dans un attentat attribuĂ© aux anarchistes, il avait ridiculisĂ© le tribunal par l'ironie cinglante de ses rĂ©parties[8]. Loin de se contenter de rapporter des faits divers de la façon la plus ramassĂ©e possible, FĂ©nĂ©on imagina pour les « nouvelles en trois lignes » qu'il rĂ©digea, de mettre Ă  leur service toutes les ressources de la rhĂ©torique, d'en peaufiner le rythme et la prosodie afin de les transformer selon certains en autant de haĂŻkus modernes[9]. L'esprit de ces « brĂšves Â» n'a toutefois pas de rapport avec celui du haĂŻku.

Dans les fragments de FĂ©nĂ©on, le contenu rĂ©fĂ©rentiel — malgrĂ© une prĂ©dilection marquĂ©e, sinon jubilatoire, pour les faits divers sanglants ou cruels —, devient secondaire par rapport aux virtuositĂ©s stylistiques, « l'ordre de l'action se soumet Ă  celui de la syntaxe[10] » :

« Rattrapé par un tramway qui venait de le lancer à dix mÚtres, l'herboriste Jean Désille, de Vannes, a été coupé en deux[11]. »

Parfois, le drame porte en lui-mĂȘme sa charge burlesque, et le travail de l'Ă©crivain consiste Ă  transformer l'ironie du sort en figure de style[12], comme dans ce malheureux accident :

« Le professeur de natation Renard, dont les Ă©lĂšves tritonnaient en Marne, Ă  Charenton, s'est mis Ă  l'eau lui-mĂȘme : il s'est noyĂ©. »

Dans ce fragment, l'effet comique produit par la « chute » est préparé par une mise en forme soignée, constituée de « la récurrence de syntagmes de quatre syllabes qui se combinent en trois décasyllabes[13] » :

« Le professeur de natation Renard,
dont les Ă©lĂšves tritonnaient en Marne,
Ă  Charenton, s'est mis Ă  l'eau lui-mĂȘme :
il s'est noyé. »

Comme on le voit par ces exemples, les « nouvelles Â» de FĂ©nĂ©on se caractĂ©risent souvent par leur fĂ©rocitĂ© et leur cynisme ; le style elliptique, apparemment imperturbable et factuel, qui est Ă  la base de l'« esthĂ©tisme dĂ©cadent[14] » de l'auteur, ne fait que les exacerber ironiquement. Parfois, c'est plutĂŽt le cĂŽtĂ© dĂ©risoire de l'information qui est ainsi mis en avant :

« Un enfant seul (trois ans, complet bleu) a été trouvé tout en larmes, hier soir, place de la Bastille. »

La juxtaposition de toutes les nouvelles en trois lignes de FĂ©nĂ©on, qui paraissaient originellement au milieu d'autres de forme plus anodines, a conduit le critique d'art Jean-Yves Jouannais Ă  les rapprocher de ce qui en apparence en constitue l'exacte antithĂšse : chacun de ces poĂšmes en trois lignes, qui sont « autant de romans elliptiques », mis bout Ă  bout, formeraient « une ComĂ©die humaine condensĂ©e en un point d'antimatiĂšre oĂč s'abĂźment sans espoir de rĂ©flexion les masses critiques du bovarysme, du burlesque des idĂ©es reçues, du sordide des passages Ă  l'acte[9] ».

Daniel Grojnowski, qui a étudié la structure de ces fragments dans le cadre de son étude sur « l'esprit fumiste » fin de siÚcle, fait de Fénéon à la fois le premier « poéticien de la nouvelle presse », et le « déniaiseur » de celle-ci[5].

Déjà en 1914, Guillaume Apollinaire voyait en l'auteur des Nouvelles en trois lignes celui qui, avant les futuristes, avait inventé les « mots en liberté[15] ».

Publication en volumes

Hormis une plaquette de 43 pages, Les Impressionnistes en 1886, tirĂ©e Ă  227 exemplaires, FĂ©lix FĂ©nĂ©on n'a publiĂ© aucun ouvrage de son vivant[9]. Les Nouvelles en trois lignes ne dĂ©rogent pas Ă  la rĂšgle, et ce n'est qu'en 1948 que fut publiĂ©e chez Gallimard une Ă©dition (Ă©tablie par Jean Paulhan) des ƒuvres de FĂ©lix FĂ©nĂ©on, contenant notamment les chroniques du Matin. Celles-ci avaient Ă©tĂ© retrouvĂ©es sur un cahier appartenant Ă  FĂ©nĂ©on et dans lequel il avait collĂ©, dĂ©coupĂ©es aprĂšs leur parution dans le quotidien, celles qu'il avait Ă©crites[16]. 1 210 Nouvelles sont ainsi retenues[17]. Il demeure nĂ©anmoins une incertitude quant Ă  d'autres Nouvelles dont FĂ©nĂ©on pourrait aussi ĂȘtre l'auteur[18].

Les Nouvelles en trois lignes ont ensuite été republiées plusieurs fois en volumes indépendants, parfois agrémentées d'illustrations, dont celles réalisées en 1975 par Roland Topor[19].

Postérité

Le style des Nouvelles en trois lignes est réactivé par le genre des micronouvelles qui émerge dans les années 2000 à la faveur de réseaux de microblog comme Twitter[20].

Notes et références

  1. Voir Le Matin du mardi .
  2. Voir Le Matin du jeudi .
  3. « FĂ©lix FĂ©nĂ©on en onze clics » [archive du ], sur Les Jours, (consultĂ© le ) : « EmployĂ© par Le Matin pendant quelques mois de 1906, FĂ©lix FĂ©nĂ©on s'empare de ces infos relatant des meurtres, des suicides, des vols, des bagarres
 ou des maires condamnĂ©s pour n'avoir pas voulu ĂŽter les symboles catholiques aprĂšs la loi de 1905 de sĂ©paration de l'Église et de l'État. »
  4. Grojnowski 1997, p. 147–149.
  5. Grojnowski 1997, p. 148.
  6. Reproduits dans Grojnowski 1997, p. 149.
  7. Grojnowski 1997, p. 153.
  8. Grojnowski 1997, p. 150.
  9. Jean-Yves Jouannais, Artistes sans Ɠuvres : “I would prefer not to”, Paris, Hazan, , 156 p. (ISBN 2-85025-575-0), p. 25–26, repris dans Jean-Yves Jouannais, « Être artiste, ne pas produire », dans Annie Anargyros-Klinger (dir.), Ilana Reiss-Schimmel (dir.) et Steven Wainrib (dir.), CrĂ©ations, psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Monographies de la Revue française de psychanalyse / Section Civilisation et culture », , 138 p. (ISBN 2-13-049442-0, DOI 10.3917/puf.anarg.1998.01.0111), p. 111–122.
  10. Grojnowski 1997, p. 152.
  11. Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, Mercure de France, p. 11.
  12. Cf. Detambel 1997-1998, « F.F. ou le fait divers », introduction, p. 6.
  13. Grojnowski 1997, p. 153, d'oĂč est Ă©galement extraite la mise en page qui suit la citation.
  14. Fénéon est qualifié d'esthÚte et de décadent par Detambel 1997-1998 dans sa préface.
  15. Guillaume Apollinaire, « La Vie anecdotique : M. FĂ©lix FĂ©nĂ©on », Mercure de France, t. 108, no 402,‎ , p. 431 (lire en ligne) (cf. Grojnowski 1997, p. 148).
  16. Grojnowski 1997, p. 147.
  17. Bertrand 1997, p. 109.
  18. Asholt 1999.
  19. Nouvelles en trois lignes, Monaco, Sauret, , 38 p. (BNF 34555771), contenant dix lithographies réalisées à l'atelier Clot, Bramsen et Georges, exposées à la BibliothÚque nationale de France à Paris :
    • Antoine Coron, chap. 106 « FĂ©nĂ©on (FĂ©lix). — Nouvelles en trois lignes », dans Le Livre et l'artiste : Tendances du livre illustrĂ© français, 1967-1976 (catalogue de l'exposition, -), Paris, BN, , 141 p. (ISBN 2-7177-1353-0, lire en ligne), p. 88 ;
    • Antoine Coron, chap. 47 « FĂ©lix FĂ©nĂ©on / Roland Topor, Nouvelles en trois lignes », dans 50 livres illustrĂ©s depuis 1947 (catalogue de l'exposition, salle Mortreuil, -), Paris, BN et CNL, , 143 p. (ISBN 2-7177-1775-7, lire en ligne) ;
    • Nelly Feuerhahn, « Le Monde selon Topor (exposition) », EncyclopĂŠdia Universalis, , Ă  propos de l'exposition, site François-Mitterrand, - ;
    et Ă  la BibliothĂšque nationale du Luxembourg :
    • Émile van der Vekene, chap. 44 « FĂ©lix FĂ©nĂ©on / Roland Topor, Nouvelles en trois lignes », dans Textes et images : Cent livres illustrĂ©s de l'Ă©poque 1890-1990 (catalogue de l'exposition, salle Mansfeld, -), Luxembourg, BnL, , 214 p. (BNF 35393663).
  20. Cristina Álvares, « Nouveaux genres littĂ©raires urbains : Les nouvelles en trois lignes contemporaines au sein des micronouvelles », dans Cristina Álvares (dir.) et Maria Eduarda Keating (dir.), Microcontos e outras microformas : Alguns ensaios, Vila Nova FamalicĂŁo / Braga, HĂșmus / Centro de Estudos HumanĂ­sticos de l'Universidade do Minho (CEHUM), coll. « HespĂ©rides / Literatura » (no 27), , 167 p. (ISBN 978-989-8549-20-4, hdl 1822/20522), p. 45–57.

Voir aussi

Éditions des Ɠuvres complĂštes de FĂ©nĂ©on, contenant les Nouvelles en trois lignes

  • Jean Paulhan (dir.), ƒuvres, Paris, Gallimard, , 479 p. (BNF 32099518).
  • Joan U. Halperin (dir.), ƒuvres plus que complĂštes, GenĂšve, Droz, coll. « Histoire des idĂ©es et critique littĂ©raire » (no 107), , 1087 p., 2 vol. (BNF 37365788).

Éditions des Nouvelles en trois lignes en volumes indĂ©pendants

Bibliographie critique

  • Jean-Pierre Bertrand, « Par fil spĂ©cial : À propos de FĂ©lix FĂ©nĂ©on », Romantisme, Paris, Armand Colin, no 97 « Le fait divers »,‎ , p. 103–112 (DOI 10.3406/roman.1997.3241, lire en ligne).
  • Daniel Grojnowski, « FĂ©lix FĂ©nĂ©on ou l'art de la dĂ©pĂȘche : FĂ©lix FĂ©nĂ©on, Nouvelles en trois lignes », Critique, Paris, Minuit, nos 524-525,‎ , p. 95–102, repris dans Daniel Grojnowski, « FĂ©lix FĂ©nĂ©on et l'art de la dĂ©pĂȘche », dans Aux commencements du rire moderne : L'esprit fumiste, Paris, JosĂ© Corti, , 329 p. (ISBN 2-7143-0615-2), p. 145–154.
  • Wolfgang Asholt, « Entre esthĂ©tique anarchiste et esthĂ©tique d'avant-garde : FĂ©lix FĂ©nĂ©on et les formes brĂšves » (colloque de la SociĂ©tĂ© d'histoire littĂ©raire de la France, Ă  l'ENS-Ulm, Paris, ), Revue d'histoire littĂ©raire de la France, Paris, PUF, vol. 99, no 3 « Anarchisme et crĂ©ation littĂ©raire »,‎ , p. 499–513 (ISBN 2-13-049889-2, JSTOR 40533866, lire en ligne) [lire en ligne] (les Nouvelles en trois lignes sont traitĂ©es p. 509–513).

Liens externes

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