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Massacre de Babi Yar

Le massacre de Babi Yar est le plus grand massacre de la Shoah ukrainienne par balles menĂ© par les Einsatzgruppen en URSS : 33 771 Juifs furent assassinĂ©s par les nazis et leurs collaborateurs locaux, principalement le 201e bataillon Schutzmannschaft, les et aux abords du ravin de Babi Yar Ă  Kiev.

Massacre de Babi Yar
Image illustrative de l’article Massacre de Babi Yar
Vue du ravin de Babi Yar en 2003, classé au Registre national des monuments immeubles d'Ukraine[2].

Date -
Lieu Babi Yar, prĂšs de Kiev
Victimes Juifs
Type Shoah par balles
Morts 33 771
Auteurs Drapeau de l'Allemagne nazie Reich allemand
Ordonné par Friedrich Jeckeln
Participants Einsatzgruppen
Ordnungspolizei
201e bataillon Schutzmannschaft
Guerre Seconde Guerre mondiale
CoordonnĂ©es 50° 28â€Č 17″ nord, 30° 26â€Č 56″ est
GĂ©olocalisation sur la carte : Ukraine
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Massacre de Babi Yar
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Massacre de Babi Yar

D'autres massacres eurent lieu au ravin de Babi Yar dans les mois suivants, faisant entre 100 000 et 150 000 morts (Juifs, prisonniers de guerre soviĂ©tiques, communistes, Tziganes, Ukrainiens et otages civils) jusqu'Ă  la mise en place en 1942 du camp de concentration de Syrets.

Babi Yar (en français, le « ravin des bonnes femmes »[3] ; en russe : БабОĐč Яр ; en ukrainien : Đ‘Đ°Đ±ĐžĐœ Яр, Babyn Yar ; en polonais : Babi Jar) est un lieu-dit de l’ouest de la ville de Kiev (Ukraine) entre les quartiers de Louk'ianivka (ЛуĐș'ŃĐœŃ–ĐČĐșĐ°) et de Syrets' (ĐĄĐžŃ€Đ”Ń†ŃŒ).

Au fur et Ă  mesure des massacres, les corps ont Ă©tĂ© progressivement ensevelis dans cette immense fosse commune. Ils ont Ă©tĂ© exhumĂ©s par les Allemands Ă  l’étĂ© 1943 et brĂ»lĂ©s avant l’arrivĂ©e de l’ArmĂ©e rouge qui regagnait du terrain.

AprĂšs la guerre, les SoviĂ©tiques ont comblĂ© le ravin pour y placer des amĂ©nagements urbains divers (routes, immeubles, tour de tĂ©lĂ©vision
). Ainsi, ce massacre a longtemps Ă©tĂ© occultĂ© par l’URSS par souci de cohĂ©sion de la rĂ©publique socialiste soviĂ©tique d’Ukraine. NĂ©anmoins, un poĂšme ukrainien en a rappelĂ© l’existence en 1961 et vingt ans plus tard, Ă  l’époque de la perestroĂŻka de MikhaĂŻl Gorbatchev, les victimes juives du nazisme ont Ă©tĂ© Ă  nouveau ouvertement Ă©voquĂ©es ; il faut attendre les annĂ©es 1990 et la dislocation de l’URSS pour qu’un mĂ©morial soit implantĂ© sur le lieu des massacres, mĂ©morial qui ouvre en 2001.

Un contexte particulier : la conquĂȘte nazie de l'Union soviĂ©tique

Arrivée de la Wehrmacht en Ukraine

Le , plus de trois millions de soldats allemands attaquent le territoire soviĂ©tique. En quelques semaines, l’occupation des pays baltes et de la partie orientale de la Pologne est effective. Sur quatre millions de Juifs vivant en URSS au dĂ©but de l’opĂ©ration, un million et demi fuient et les autres tombent sous le contrĂŽle des forces nazies. « Babi Yar » marque une Ă©tape importante dans le processus d'extermination des Juifs d'Union soviĂ©tique qu'a Ă©tĂ© la « Shoah par balles ». La Wehrmacht a en effet l'ordre de conduire durant l'Ă©tĂ© 1941, en cent jours, une guerre contre l'« ennemi judĂ©o-bolchĂ©vique ». La population est alors divisĂ©e en trois catĂ©gories[4] :

  1. Les nationalistes ukrainiens, notamment de l’OUN(B) de Stepan Bandera dont on recherche la collaboration, notamment dans les actions contre les Juifs et les communistes ;
  2. Les membres du NKVD et les Juifs que l'on cherche Ă  exterminer ;
  3. Le reste de la population que l'on va chercher Ă  asservir.

C'est au tournant de l'Ă©tĂ© 1941 que l'extermination des Juifs soviĂ©tiques se met en marche notamment par la crĂ©ation des Einsatzgruppen (en français, les « groupes d’intervention », en fait des « unitĂ©s mobiles de tuerie par balles ») qui sont rĂ©partis en quatre « commandos » Ă  l’arriĂšre de l’armĂ©e, qui couvrent le front pour « assurer la sĂ©curitĂ© des territoires occupĂ©s », et qui ont pour mission d’assassiner les Juifs et les commissaires politiques communistes de l’URSS. Chaque commando compte entre cinq cents et mille hommes. Ils sont chargĂ©s d’« opĂ©rations mobiles de tuerie ». À Kiev, c’est l’Einsatzgruppe C, rattachĂ© au groupe Sud de la Wehrmacht, qui agit.

Le , le Generalmajor de la Wehrmacht Kurt Eberhard ordonne au Höhere SS- und PolizeifĂŒhrer Friedrich Jeckeln, qui dirige l'Einsatzgruppe C, d'abattre tous les Juifs d'Ukraine occidentale en suivant la progression des chars allemands. Bien que n'ayant alors pas encore reçu de Jeckeln l'ordre officiel d'extermination, c'est dĂšs le dĂ©but du mois d' que le Sonderkommando 4a de l'Einsatzgruppe C se dĂ©ploie rĂ©ellement en territoire ukrainien (sous le commandement du SS-BrigadefĂŒhrer Otto Rasch et de l'Einsatzgruppe 4a du SS-StandartenfĂŒhrer Paul Blobel).

Massacres préliminaires

C'est la pendaison publique de deux Juifs suivie de la fusillade de quatre cents autres et d'autres civils qui marque le dĂ©but rĂ©el de l'extermination[5]. Aucun secret n’entoure les massacres, contrairement Ă  la discrĂ©tion qui prĂ©vaut par la suite[6].

L'entrée des Allemands à Kiev et le piÚge soviétique

Le , la Wehrmacht entre dans Kiev, qui compte 900 000 habitants dont environ 120 000 Juifs[7] - [alpha 1].

Les Panzergruppen allemands ont encerclĂ© Kiev pour enfermer une forte concentration de soldats russes. Le , Kiev est prise et plus de 665 000 soldats soviĂ©tiques sont faits prisonniers[8]. À ce moment, une grande partie des Juifs ont pu quitter la ville[9].

Les forces spéciales du NKVD présentes à Kiev, connaissant la tactique d'occupation des Allemands, ont préparé un gigantesque piÚge. L'armée allemande a pour habitude d'utiliser les installations officielles comme postes de commandement, symbolisant leur prise officielle de pouvoir en s'établissant dans les bùtiments du gouvernement soviétique mais aussi dans les locaux du Parti communiste. Ce faisant, le NKVD a dissimulé plus d'une dizaine de milliers de charges explosives et de mines dans la plupart des bùtiments publics et laissé un commando sur place chargé de les faire sauter une fois les Allemands en position dans l'espoir de décimer le commandement de la Wehrmacht de la zone, renouvelant ainsi la longue tradition russe de politique de la terre brûlée.

Les charges sont mises à feu le , déclenchant un gigantesque incendie qui dure cinq jours et tue des milliers de soldats allemands[10].

« C’était le 24 septembre, vers quatre heures de l’aprĂšs-midi. L’immeuble de la Kommandantur, avec le Monde des enfants au rez-de-chaussĂ©e, sauta. [
] Une colonne de feu et de fumĂ©e jaillit au coin de la rue ProreznaĂŻa. La foule se mit Ă  courir : les uns fuyant le lieu de l’explosion, les autres, au contraire, accourant pour voir. [
] La panique s’empara de la foule. L’avenue Krechtchatik Ă©tait effectivement en train de sauter. »

— Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Ă©ditions Robert Laffont, 2011, p. 83-84

Le général de la Wehrmacht Alfred Jodl témoigne lors de son procÚs à Nuremberg :

« [
] Nous avions Ă  peine occupĂ© la ville, qu’il y eut une suite d’énormes explosions. La plus grande partie du centre-ville Ă©tait en feu ; 50 000 personnes se trouvaient sans toit. Des soldats allemands furent mobilisĂ©s pour combattre l’incendie ; ils subirent d’énormes pertes, car pendant qu’ils luttaient contre le feu, d’autres bombes explosĂšrent encore
 Le commandant de la place de Kiev pensa d’abord que la responsabilitĂ© du dĂ©sastre incombait Ă  la population civile locale. Mais nous avons trouvĂ© un plan de sabotage qui avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© longtemps Ă  l’avance et qui avait listĂ© 50 Ă  60 objectifs, prĂ©vus pour ĂȘtre dĂ©truits. Les techniciens ont immĂ©diatement prouvĂ© que le plan Ă©tait authentique. Au moins 40 autres objectifs Ă©taient prĂȘts Ă  ĂȘtre dĂ©truits ; ils devaient sauter grĂące Ă  un dĂ©clenchement Ă  distance par ondes radio. J’ai eu en mains le plan. »

— GĂ©nĂ©ral Alfred Jodl

Le premier massacre

Le martyre des Juifs par les nazis

AprĂšs les attentats de l’avenue Krechtchatik[11] perpĂ©trĂ©s par les agents du NKVD en plein cƓur de Kiev Ă  la suite de l'arrivĂ©e des troupes allemandes dans la ville, ce sont les Juifs qui sont officiellement tenus pour responsables et qui vont ĂȘtre massacrĂ©s Ă  Babi Yar.

Blobel prĂ©pare dĂšs le la « grande action », soit la liquidation des Juifs de Kiev. L'enquĂȘte de MichaĂ«l Prazan dans le chapitre XII de son livre Einsatzgruppen permet de comprendre comment l'extermination des Juifs de Kiev a Ă©tĂ© Ă  la fois un projet portĂ© par l'administration nazie et un Ă©vĂ©nement contingent qui s'est adaptĂ© aux circonstances particuliĂšres de l'invasion des nazis en Ukraine, et notamment Ă  l'entrĂ©e de la Wehrmacht Ă  Kiev.

Le , un communiqué ordonne à tous les Juifs de Kiev et des environs de se présenter le lendemain, jour de Yom Kippour[12].

Communiqué du , en russe, ukrainien et allemand.

« Tous les Juifs de Kiev et de ses environs devront se prĂ©senter le lundi Ă  8 heures du matin Ă  l’angle des rues MelnikovskaĂŻa (prĂšs des cimetiĂšres). Ils devront ĂȘtre munis de leurs papiers d’identitĂ©, d’argent, de leurs objets de valeurs, ainsi que de vĂȘtements chauds, de linge, etc. Les Juifs qui ne se conformeront pas Ă  cette ordonnance et seront trouvĂ©s dans un autre lieu seront fusillĂ©s. Les citoyens qui pĂ©nĂ©treront dans les appartements abandonnĂ©s par les Juifs et s’empareront de leurs biens seront fusillĂ©s. »

— Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Robert Laffont, 2011, p. 93

Un certain nombre d'habitants de Kiev, Juifs ou non, pensent qu'il s'agit d'une rĂ©quisition de main-d’Ɠuvre ou d'une dĂ©portation[13].

Le déroulement du massacre

Civils soviétiques abattus dans le dos par des soldats nazis alors qu'ils font face au charnier, pendant le massacre de Babi Yar en 1942[14].

Les tueurs sont des SS ou des policiers allemands membres du Sonderkommando, dirigĂ© par Paul Blobel[15], mais aussi des membres de la Waffen-SS, et principalement le 201e bataillon Schutzmannschaft composĂ© en grande partie d’Ukrainiens nationalistes recrutĂ©s par les Allemands. Babi Yar est un ravin aux abords de Kiev creusĂ© par une riviĂšre qui devient en deux jours le lieu d’anĂ©antissement par les nazis de la population juive de la ville, dans sa totalitĂ©, Ă  l’exception des hommes jeunes recrutĂ©s par l’ArmĂ©e rouge avant l’invasion, et des rares Ă©vacuĂ©s[16]. Des colonnes de Juifs y sont ainsi amenĂ©es, brutalisĂ©es par les Allemands, forcĂ©es de se dĂ©shabiller et de s’allonger contre la paroi du ravin de 150 mĂštres de longueur, 30 mĂštres de largeur et 15 mĂštres de profondeur[6]. Dans son ouvrage, Anatoli Kouznetsov recueille le tĂ©moignage d’une des survivantes de ce massacre :

« Dina se frayait avec peine un chemin dans la foule, de plus en plus inquiĂšte, et c’est alors qu’elle vit un peu plus loin tout le monde dĂ©poser ses affaires : les vĂȘtements, les paquets et les valises dans le tas de gauche, et toutes les provisions Ă  droite. Les Allemands faisaient avancer les gens par groupe : ils en laissaient passer un, attendaient, puis au bout d’un certain temps en laissaient passer un autre, les comptaient, comptaient 
 et stop. »

— Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Ă©ditions Robert Laffont, 2011, p. 103

Dans son Histoire de la Shoah, George Benssoussan retranscrit le tĂ©moignage d’un membre du commando spĂ©cial SK4a, Kurt Werner :

« (
) ImmĂ©diatement aprĂšs mon arrivĂ©e sur les lieux d’exĂ©cution, j’ai dĂ» descendre au fond de ces gorges avec mes camarades. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que les premiers Juifs soient amenĂ©s et descendent la pente. Les Juifs devaient se coucher le visage contre la paroi du gouffre. Au fond du gouffre, les tireurs avaient Ă©tĂ© divisĂ©s en trois groupes d’environ douze hommes. Les Juifs Ă©taient tous conduits en mĂȘme temps aux pelotons d’exĂ©cution. Les suivants devaient s’allonger sur les corps de ceux qui venaient d’ĂȘtre exĂ©cutĂ©s. Les tireurs se mettaient derriĂšre eux et les abattaient d’une balle dans la nuque. Je me souviens encore aujourd’hui qu’ils Ă©taient saisis d’épouvante dĂšs qu’ils arrivaient au bord de la fosse, et apercevaient les cadavres. Beaucoup d’entre eux, terrifiĂ©s, ont commencĂ© Ă  crier. »

— Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, Pour eux, « c’était le bon temps » la vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, 1990, p. 61

Les Juifs de Kiev se rassemblĂšrent au lieu ordonnĂ©, s'attendant Ă  ĂȘtre embarquĂ©s dans des trains : « Comme bien des gens, elle avait cru jusque-lĂ  qu’un train les attendait. »[17]. La foule Ă©tait suffisamment dense pour que la majoritĂ© ignorĂąt ce qui se passait en rĂ©alitĂ© :

« Dans la foule, on percevait des bribes de conversation :
— C’est la guerre, c’est la guerre ! On nous emmĂšne quelque part plus loin oĂč c’est plus tranquille.
— Et pourquoi seulement les Juifs ? »[18]

Des prisonniers de guerre soviétiques sont utilisés par les nazis pour recouvrir le charnier, le .

Ils furent conduits Ă  travers un corridor formĂ© de soldats, rouĂ©s de coups de crosse, puis forcĂ©s Ă  se dĂ©shabiller et conduits au bord du ravin et exĂ©cutĂ©s. « [
] ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans un long passage mĂ©nagĂ© entre deux rangĂ©es de soldats et de chiens. Ce couloir Ă©tait Ă©troit, d'un mĂštre cinquante environ. Les soldats se tenaient Ă©paule contre Ă©paule, les manches retroussĂ©es, et tous Ă©taient armĂ©s de matraques en caoutchouc ou de grands bĂątons. Et les coups se mirent Ă  pleuvoir »[19].

Entre le 29 et le 30 septembre 1941, 33 771 Juifs sont mitraillĂ©s Ă  Babi Yar au bord d'un ravin[7] - [20]. Environ vingt-deux mille personnes sont tuĂ©es dĂšs le premier jour, plus de onze mille le deuxiĂšme jour. Les corps sont ensuite recouverts de terre par des prisonniers de guerre soviĂ©tiques.

AprĂšs les deux jours de massacres, ceux-ci reprennent sur le mĂȘme site dans les mois qui suivent[21]. Environ cent mille personnes (Juifs, Tziganes, rĂ©sistants ou encore prisonniers de guerre) y sont tuĂ©es au cours des deux annĂ©es suivantes[7].

En aoĂ»t et , Paul Blobel Ă  la tĂȘte du Kommando 1005 fait exhumer les corps pour les brĂ»ler et les faire ainsi disparaĂźtre.

AprÚs Babi Yar : postérité et mémoire

Un massacre dans la durée ?

Dans les mois qui suivirent, 60 000 exĂ©cutions eurent lieu au mĂȘme endroit de Juifs, Polonais, Tsiganes, Ukrainiens. Parmi eux se trouvait la poĂšte et militante nationaliste ukrainienne Olena Teliha.

AprĂšs les exĂ©cutions de masse, le camp de concentration de Syrets fut crĂ©Ă© prĂšs de Babi Yar. Les communistes, rĂ©sistants et prisonniers de guerre y ont Ă©tĂ© enfermĂ©s. Le nombre de victimes du camp est estimĂ© Ă  30 000.

Durant les deux annĂ©es qui suivirent, avant que l’ArmĂ©e rouge ne reprenne Kiev, Babi Yar continua d’ĂȘtre le lieu d’un massacre obstinĂ© de la part des nazis ; prĂšs de cent quarante mille personnes de nationalitĂ©s variĂ©es y furent abattues Ă  la mitrailleuse ou enterrĂ©es vivantes : Juifs, Polonais, Tsiganes, opposants aux nazis, malades mentaux, prisonniers de guerre et tous les habitants de Kiev que le hasard des rafles ou les dĂ©nonciations destinaient Ă  une disparition sans trace et sans mĂ©moire[22]. Avant leur retraite, les nazis se hĂątĂšrent de brĂ»ler les cadavres et de disperser les cendres avant l’arrivĂ©e de l’ArmĂ©e rouge, afin d’anĂ©antir la sĂ©pulture des hommes. D’autres ravins eurent d'ailleurs la mĂȘme fonction Ă  travers les territoires occupĂ©s.

Babi Yar est unique dans la Shoah du fait de son Ă©chelle : environ vingt-deux mille victimes en moins de douze heures, presque trente-quatre mille en trente-six heures. Ni avant ni aprĂšs, mĂȘme Ă  Auschwitz ou Treblinka, les nazis n'ont pu exterminer autant de Juifs en si peu de temps.

Si Auschwitz dĂ©signe, Ă  l’Ouest, le symbole de la catastrophe pour les Occidentaux, c’est Babi Yar qui pourrait ĂȘtre, Ă  l’Est, le symbole de l’extermination des Juifs soviĂ©tiques[23].

L'occultation

Les autoritĂ©s soviĂ©tiques prĂ©fĂšrent occulter le caractĂšre antisĂ©mite de cette action ; aprĂšs la libĂ©ration de Kiev le [22], les victimes juives sont prĂ©sentĂ©es comme des « citoyens soviĂ©tiques pacifiques »[24] que l’on a assassinĂ©s. Dans l’URSS de Staline et de Khrouchtchev, la singularitĂ© de la souffrance juive ou armĂ©nienne doit ĂȘtre gommĂ©e, noyĂ©e dans un vĂ©cu partagĂ© avec la totalitĂ© du peuple soviĂ©tique[25]. Il existe donc peu de tĂ©moignages et de mĂ©moires de ce massacre Ă  la suite de la vague d’antisĂ©mitisme et de censure que fit dĂ©ferler Staline dĂšs 1948. La mĂ©moire de l’anĂ©antissement des Juifs officiellement effacĂ©e devint un thĂšme tabou jusqu'Ă  la perestroĂŻka[16] de Gorbatchev.

L’historien et journaliste Dominique Vidal indique qu'« il a fallu attendre 2001 pour signaler l’appartenance juive des victimes. Du temps de l’URSS, les rares monuments Ă©voquaient des crimes contre les citoyens soviĂ©tiques. D’ailleurs, il a fallu attendre le poĂšme d'Evgueni Evtouchenko en 1961 pour que ce massacre sorte de l’oubli. Ce n’était pas par antisĂ©mitisme, mais pour ne pas contredire le rĂ©cit sur la Grande Guerre patriotique. Car cet Ă©vĂ©nement illustra aussi la collaboration d’une forte minoritĂ© d’Ukrainiens »[26].

Mémorial pour les Tsiganes massacrés à Babi Yar classé[27].

Le site a été effacé. Une premiÚre tentative en 1961 par déversement dans le ravin d'un mélange d'eau et de boue retenu par une digue dans l'espoir que l'ensemble se solidifierait par décantation aboutit à une catastrophe. La rupture de la digue le engloutit plusieurs centaines de personnes. AprÚs cet échec, le ravin fut comblé par des milliers de tonnes de terre. Un quartier résidentiel traversé par une route à grande circulation s'étend désormais à cet emplacement. Une station de télévision[28] y a été édifiée.

Les gouvernements ukrainiens successifs ont Ă©tĂ© rĂ©ticents Ă  entretenir la mĂ©moire du massacre, choisissant au contraire, par anticommunisme ou russophobie, de glorifier l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et l’ArmĂ©e insurrectionnelle ukrainienne (UPA), dĂ©crits comme des combattants de la libertĂ© et des nationalistes en dĂ©pit de leur participation Ă  l’Holocauste. En 2015 dans une loi mĂ©morielle, les membres de l’OUN-UPA ont Ă©tĂ© qualifiĂ©s de « combattants pour l’État ukrainien », tandis que d’anciens officiers ukrainiens ayant participĂ© au massacre de Babi Yar ont Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ©s en 2021 avec l’inauguration de plaques commĂ©moratives. Le directeur du ComitĂ© juif ukrainien, Eduard Dolinksi, indique que les autoritĂ©s ukrainiennes souhaitent, ce faisant, cĂ©lĂ©brer « une lutte qui trouve un Ă©cho dans l’affrontement actuel avec la Russie. Mais ce qui n’est pas mentionnĂ©, c’est l’idĂ©ologie xĂ©nophobe et antisĂ©mite de l’OUN, qui dĂ©crivait les Juifs comme un « corps majoritairement hostile au sein de notre organisme national », ou que la milice de l’OUN-UPA a collaborĂ© et a Ă©galement massacrĂ© 100 000 citoyens polonais, juifs, russes
 au nom d’une Ukraine ethniquement pure »[26].

La mémoire de Babi Yar

Le 29 septembre 2021, le président ukrainien Volodymyr Zelensky participe à la cérémonie du 80e anniversaire du massacre de Babi Yar, au mémorial de la Menorah à Kiev[29].
MĂ©morial de la menorah.

La publication en 1961 de Babi Yar, un poĂšme de Evgueni Evtouchenko (1933-2017)[30], a l’effet d’un Ă©lectrochoc. En URSS, comme dans le reste du monde, le ravin des bonnes femmes est devenu un symbole. L'impact de ce poĂšme dĂ©passe mĂȘme les frontiĂšres soviĂ©tiques : en 1963, un rĂ©cital des poĂšmes d'Evtouchenko Ă  la Maison de la MutualitĂ© de Paris accueille plus de cinq mille spectateurs et Babi Yar y rencontre un grand succĂšs[31].

En 1966, les autoritĂ©s Ă©rigent un monument qui ne mentionne pas les victimes juives et ce n’est qu’en 1991 (aprĂšs la chute de l'Union soviĂ©tique) que le gouvernement ukrainien autorisa la crĂ©ation d'un monument spĂ©cifique aux victimes juives, monument qui fut inaugurĂ© en . D'autres monuments furent Ă©rigĂ©s par la suite, quelquefois de simples croix, dĂ©diĂ©s aux nationalistes ukrainiens, aux enfants ou Ă  deux prĂȘtres orthodoxes exĂ©cutĂ©s par les nazis. Un monument fut Ă©galement mis en place pour rappeler le massacre de nombreux Tziganes aprĂšs de nombreuses pĂ©ripĂ©ties tant financiĂšres qu'administratives. D'ailleurs, depuis 1990, la mĂ©daille de « Juste de Babi Yar » rĂ©compense les personnes qui ont portĂ© secours aux Juifs condamnĂ©s Ă  mort dans l'extermination de Babi Yar. Quatre cents personnes ont reçu cette mĂ©daille Ă  ce jour[32].

En 2016, le prĂ©sident ukrainien Petro Poroshenko, en collaboration avec des personnalitĂ©s publiques et des philanthropes, lance la crĂ©ation du premier centre de commĂ©moration de l’Holocauste de Babi Yar. L'ouverture du centre est prĂ©vu Ă  Kiev, en Ukraine en 2026[33] - [34].

Le , Ă  l'occasion du 80e anniversaire du massacre, tous les Ă©tablissements scolaires d'Ukraine tiennent une leçon consacrĂ©e Ă  cet Ă©vĂšnement[34]. Le est inaugurĂ© un « Mur des Pleurs en cristal » de 40 mĂštres de long, crĂ©Ă© par Marina Abramović, en prĂ©sence des prĂ©sidents Allemand et IsraĂ©lien[35] - [36].

RĂ©ception culturelle

Babi Yar, sculpture de Valentin Galotchkine (1964), commémorant le massacre.

Le massacre a profondément marqué la production culturelle soviétique et ex-soviétique qui a cherché à laisser des traces de ce qui a représenté l'horreur de la Shoah au sein de l'URSS.

  • DĂšs 1945, le compositeur ukrainien Dmitri Klebanov rendait hommage aux victimes du massacre de Babi Yar en leur consacrant sa Symphonie no 1. Mal accueillie par les autoritĂ©s, cette Ɠuvre, comme la quasi-totalitĂ© des suivantes, fut laissĂ©e Ă  l'Ă©cart du rĂ©pertoire diffusĂ© et enregistrĂ© dans l'ancienne Union soviĂ©tique. De plus, les poĂšmes d'Evgueni Evtouchenko seront repris intĂ©gralement dans la Symphonie no 13 opus 113 de Dmitri Chostakovitch, dite « Babi Yar », pour orchestre, basse et chƓur d’hommes, crĂ©Ă©e Ă  Moscou le sous la direction de Kirill Kondrachine, dans des conditions rocambolesques (la basse initialement retenue ayant Ă©tĂ© priĂ©e de ne pas l'interprĂ©ter le jour mĂȘme et Evgueni Mravinski ayant refusĂ© d'en ĂȘtre le chef d'orchestre). NĂ©anmoins, le rĂ©gime soviĂ©tique trouvait ces poĂšmes trop crus (et trop « juifs ») et a demandĂ© une rĂ©vision de la symphonie Ă  Chostakovitch. La partition originale fut mise Ă  l'index jusqu'Ă  la mort du compositeur mais une version « auto-censurĂ©e » par Evtouchenko fut nĂ©anmoins enregistrĂ©e par le mĂȘme Kirill Kondrachine en 1967[37].
  • En 1966, la revue soviĂ©tique Iounost publie le « roman-document » d'Anatoli Kouznetsov, Babi Iar, traduit l'annĂ©e suivante et publiĂ© en France sous ce titre par les Éditeurs français rĂ©unis[38], dirigĂ©s par Louis Aragon et Madeleine Braun. Ce rĂ©cit complĂ©tĂ© par les passages supprimĂ©s par la censure dans la version de 1966 et par des commentaires de l'auteur est traduit en français en 1970 et rĂ©Ă©ditĂ© en 2011.
  • Le dĂ©but du massacre de Babi Yar est reprĂ©sentĂ© dans l'Ă©pisode 2 de la mini-sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e Holocauste (1978).
  • En 1981, l'Ă©crivain anglais D. M. Thomas Ă©voque longuement le massacre de Babi Yar dans un chapitre de son roman The White Hotel (L’HĂŽtel blanc).
  • Jonathan Littell, dans son roman Les Bienveillantes (2006), dĂ©crit les rĂ©actions de son hĂ©ros, l’officier SS Max Aue, face Ă  ce massacre[39].
  • En 2009, Thierry Hesse Ă©voque le massacre dans son roman DĂ©mon, dans le paragraphe 22 intitulĂ© « Vernichtung » (qui signifie anĂ©antissement, destruction, en allemand)[40].
  • La Femme aux 5 Ă©lĂ©phants (de), documentaire sur Svetlana Geier, traductrice de Fiodor DostoĂŻevski en allemand. Il est fait mention du massacre dans le film.
  • Dans son roman HHhH, publiĂ© en 2010, l'Ă©crivain français Laurent Binet Ă©voque le massacre de Babi Yar.
  • L’Ukrainien Sergei Loznitsa rĂ©alise en 2021 un documentaire sur le massacre, intitulĂ© « Babi Yar. Contexte»[41].

Notes et références

Notes

  1. 220 000 d'aprĂšs le dictionnaire de la Shoah.

Références

  1. numéro : 80-391-5030.
  2. numéro : 80-391-5030.
  3. Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Ă©ditions Robert Laffont, 2011, p. 7.
  4. Christopher Browning, Politique nazie, travailleurs juifs, bourreaux allemands, Les Belles-lettres, 2002, p. 53.
  5. Richard Rhodes, Extermination : la machine nazie. Einsatzgruppen Ă  l'Est, 1941-1943, Ă©ditions Autrement, 2004, p. 202-211.
  6. George Bensoussan, Histoire de la Shoah, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1996, p. 40-42.
  7. « massacre de Babi Yar », encyclopédie Larousse (consulté le )
  8. John Keegan, La DeuxiĂšme Guerre mondiale, collection Tempus, Ă©ditions Perrin, 1990, p. 227-268.
  9. Dictionnaire de la Shoah, p. 121.
  10. Robert E. Conot, Justice at Nuremberg, Carroll & Graf, 1983, p. 225.
  11. Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Robert Laffont, 2011, p. 80.
  12. Archives du gouvernement ukrainien.
  13. Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Le Livre noir, Arles, Actes Sud, 1995, chapitre « Kiev, Babi Yar ».
  14. « Babi Yar : "Le premier grand massacre de la Shoah par balles" », sur France 24, (consulté le )
  15. Dictionnaire de la Shoah p 121.
  16. Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Ă©ditions Robert Laffont, 2011, p. 7-8.
  17. Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Ă©ditions Robert Laffont, 2011, p. 102.
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Sources

Tribunal de Nuremberg

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  • Rapport d'incidents 106 des Einsatzgruppen, en date du , document de Nuremberg R-102, reproduit dans ProcĂšs des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Texte officiel en langue française, t. XXXVIII, Nuremberg, 1949, p. 279-303, spĂ©c. 292-293 ; Ă©dition anglaise Trial of the Major War Criminals before the International Military Tribunal, t. XXXVIII, p. 292-293, consultable sur le site de la Library of Congress.

Bibliographie

Filmographie

Voir aussi

Articles connexes

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