Les Fiancés (Scott)
Les FiancĂ©s (en anglais, The Betrothedâ), parfois titrĂ© Le ConnĂ©table de Chester, est un roman historique de l'auteur Ă©cossais Walter Scott. Il constitue la premiĂšre des deux Histoires du temps des croisades (Tales of the Crusaders), la seconde Ă©tant Le Talisman. Les deux livres paraissent le mĂȘme jour, le .
Le Connétable de Chester ou les Fiancés | |
premiĂšre Ă©dition | |
Auteur | Walter Scott |
---|---|
Pays | Ăcosse |
Genre | roman historique |
Version originale | |
Langue | anglais |
Titre | The Betrothed |
Ăditeur | Constable |
Lieu de parution | Ădimbourg |
Date de parution | |
Version française | |
Traducteur | Defauconpret |
Ăditeur | Gosselin |
Lieu de parution | Paris |
Date de parution | 1825 |
Type de média | 3 vol. in-12 |
Chronologie | |
SĂ©rie | Histoires du temps des croisades |
En 1187, les vieux royaumes bretons formant lâactuel pays de Galles rĂ©sistent Ă lâenvahisseur normand. Dans les marches, la Normande Ăveline Berenger fait vĆu Ă la Vierge dâĂ©pouser celui qui viendra dĂ©livrer son chĂąteau, assiĂ©gĂ© par les Gallois. Elle est secourue par Hugo de Lacy, connĂ©table de Chester, vieux, rude, sans charme, et qui part en croisade. Ăveline est attirĂ©e par le neveu de sir Hugo. Mais elle tient Ă rester fidĂšle Ă son vĆu.
Ă travers le destin d'Ăveline, Scott brosse le tableau d'un profond bouleversement historique. Au XIe siĂšcle, s'est enclenchĂ© un vaste processus de modernisation qui, en cette fin de XIIe, fait vaciller lâordre fĂ©odal. L'Ătat monarchique se forme. L'Ăglise monte en puissance. Elle prend en main l'institution du mariage, elle impose dans celui-ci le consentement mutuel â ce qui ouvre la porte Ă l'amour dans le mariage. Les Ă©trangers les plus divers affluent pour former le peuple anglais. De nouvelles idĂ©es, de nouvelles valeurs changent la donne sociale et politique en mettant Ă mal le mythe chevaleresque. Le sens aristocratique de l'honneur est bousculĂ© par le rĂ©alisme de la bourgeoisie. Et celle-ci noue un lien direct avec le pouvoir central, soucieux lui aussi d'affaiblir les fĂ©odauxâŠ
Scott songe évidemment aux violentes secousses de la formation de la Grande-Bretagne au XVIIIe siÚcle, au passage des valeurs féodales à celles du capitalisme marchand, passage favorisé par l'accession au trÎne, en 1714, des Hanovres. C'est le thÚme dominant de ses romans.
GenĂšse
Ăcriture
Ă la lecture du manuscrit, les Ă©diteurs jugent le livre ennuyeux. Sa rĂ©daction donne dĂšs lors beaucoup de fil Ă retordre Ă Scott. Il remanie maintes et maintes fois certaines parties, et projette mĂȘme d'abandonner. On dĂ©cide finalement de publier le livre en mĂȘme temps que Le Talisman, pour le faire bĂ©nĂ©ficier du succĂšs attendu de ce dernier[1].
Publication
Tales of the Crusaders (Histoires du temps des croisades) comprend The Betrothed (Les Fiancés) et The Talisman (Le Talisman). L'ensemble paraßt en quatre volumes le sous la signature « l'auteur de Waverley » :
- Ă Ădimbourg chez Archibald Constable and Co.â;
- Ă Londres chez Hurst, Robinson and Co.[1].
Contexte historique
En 1187, la nouvelle de la prise de Jérusalem par Saladin parvient en Occident. Le pape Grégoire VIII lance des appels à la troisiÚme croisade. Des nobles vont partir, abandonnant leurs terres aux pillages et aux insurrections.
Le rĂ©cit a pour cadre les marches galloises Ă la fin du rĂšgne dâHenri II. Les vieux royaumes bretons formant lâactuel pays de Galles constituent un Ăźlot de rĂ©sistance Ă lâenvahisseur normand.
Dates du récit
Lâaction du roman se dĂ©roule de 1187 Ă la fin de lâannĂ©e 1190. En faisant intervenir des personnages historiques, Scott prend quelques libertĂ©s avec les dates :
- Le vĂ©ritable Gwenwynwyn ab Owain ne devient prince du Powys Wenwynwyn (Powys mĂ©ridional) quâen 1195, Ă lâabdication de son pĂšre, le barde Owain Cyfeiliog. Il meurt en 1216, et non en 1187.
- Henri II meurt en 1189.
- Guillaume, comte de Gloucester, meurt en 1183. En 1190, le comte de Gloucester est Jean sans Terre.
Résumé
En 1187, tandis que Baudouin, archevĂȘque de Canterbury prĂȘche la troisiĂšme croisade, le Gallois Gwenwyn, prince du Powys, assiĂšge le chĂąteau de Garde Douloureuse[2], place-forte normande. Il tue son dĂ©fenseur, le vieux Raymond Berenger. Il ne reste plus dans le chĂąteau que la fille de celui-ci, lady Ăveline, seize ans, et une faible garnison. Ăveline fait vĆu Ă Notre-Dame de Garde Douloureuse dâĂ©pouser celui qui viendra la secourir.
Elle est secourue par Hugo de Lacy, connĂ©table de Chester, qui tue Gwenwyn. Câest dâailleurs Ă sir Hugo que son dĂ©funt pĂšre avait promis Ăveline : un Ă©crit signĂ© prouve sa volontĂ© dâune union entre les deux maisons. Sir Hugo est vieux, sans charme. Ăveline sâapplique nĂ©anmoins Ă trouver des qualitĂ©s Ă cet homme rude et autoritaire, tandis quâelle se sent attirĂ©e par le neveu de celui-ci, Damien â amour partagĂ©, mais non avouĂ©. Sir Hugo a certes promis de partir combattre en Terre sainte, mais il estime urgent dâassurer sa descendance. Il se fait fort dâobtenir un dĂ©lai pour son dĂ©part en croisade : le mariage n'est pas diffĂ©rĂ©.
Mais, entre la signature du contrat de mariage et son exĂ©cution, câest-Ă -dire avant que la cĂ©rĂ©monie dâunion nâait pu avoir lieu, lâarchevĂȘque Baudouin fait savoir Ă sir Hugo quâil refuse de lui accorder le dĂ©lai : sir Hugo doit partir tout de suite, et pour trois ans. Les deux fiancĂ©s font assaut de grandeur dâĂąme. Comme il sent le peu dâĂ©lan dâĂveline, sir Hugo lui propose de faire annuler le contrat, en tirant prĂ©texte de ce quâon lâavait Ă©tabli sur dâautres bases. Mais Ăveline se montre intransigeante. Elle veut ĂȘtre fidĂšle Ă son vĆu. Elle se dit prĂȘte Ă Ă©pouser son fiancĂ©, tout de suite ou Ă son retour â en marquant nĂ©anmoins une prĂ©fĂ©rence pour le retour. Sir Hugo ne peut rĂ©sister Ă cette offre. Il espĂšre que le temps fera Ă©voluer le sentiment de la jeune fille. Il accepte.
Reste Ă tenir Ăveline Ă lâabri des Gallois et des soupirants. Les personnes offrant les meilleures garanties refusent. Il est finalement dĂ©cidĂ© quâĂveline attendra son fiancĂ© dans la forteresse de Garde Douloureuse, tandis que le jeune Damien se tiendra Ă quelques milles de lĂ , avec ses hommes, prĂȘt Ă intervenir au moindre danger.
En , Ăveline est enlevĂ©e par des Gallois. Damien accourt. Il est blessĂ© gravement. Pour mieux le soigner, Ăveline tient Ă ce quâil soit transportĂ© au chĂąteau, ce qui ne fait quâalimenter de fĂącheuses rumeurs. De plus, Damien est accusĂ© dâavoir pris la tĂȘte dâinsurgĂ©s. Des envoyĂ©s du comte dâAnjou se prĂ©sentent. Ils exigent que Damien leur soit livrĂ©. Ăveline sây refusant, elle est dĂ©clarĂ©e traĂźtresse, et son chĂąteau est assiĂ©gĂ©.
Trois mois plus tard, sir Hugo revient enfin de croisade, en compagnie de son Ă©cuyer et de Renault Vidal, un mĂ©nestrel armoricain. Il apprend que son neveu et sa fiancĂ©e furent amants, avant dâĂȘtre capturĂ©s pour trahison. Mais divers tĂ©moignages lui permettent de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© : Ăveline et Damien sâaimaient sans se lâĂȘtre jamais avouĂ©, prenant soin de ne jamais se rencontrer. Toutes les calomnies sur leur compte ont Ă©tĂ© rĂ©pandues par Randal Lacy, un parent de sir Hugo.
La nouvelle de la mort de sir Hugo ayant couru, le fourbe Randal est devenu le nouveau connĂ©table de Chester. Ce qui provoque une mĂ©prise : il est tuĂ© par le mĂ©nestrel â en rĂ©alitĂ© Cadwallon, premier barde du prince Gwenwyn, qui voulait venger la mort de celui-ci.
Ayant obtenu toutes preuves de la conduite intĂšgre dâĂveline et de Damien, sir Hugo consent Ă sâeffacer pour leur permettre de sâĂ©pouser. Il part conquĂ©rir lâIrlande.
Personnages
- Baudouin (Baldwin of Exeter, figure historique), archevĂȘque de Canterbury, primat dâAngleterre, lĂ©gat a latere du pape. SĂ©vĂšre, orgueilleux, puissant, froid, mĂ©prisant. Porte un cilice, en prenant soin de le montrer. Il n'a pas les vues Ă©tendues ni lâesprit ambitieux d'un Thomas Becket. Dâun caractĂšre peut-ĂȘtre trop sincĂšre et trop franc, mais zĂ©lĂ© Ă dĂ©fendre la puissance de lâĂglise. Tous ses efforts se portent Ă dĂ©livrer le Saint-SĂ©pulcre. Dâune Ă©loquence persuasive, adroit Ă ployer lâesprit des hommes Ă ses desseins[3].
- Gwenwyn, prince du Powys, « descendant de mille rois[4] ».
- Sir Raymond Berenger, vieux chevalier normand, sénéchal du chùteau de Garde Douloureuse, sur la frontiÚre du Powys. Sa mÚre est saxonne.
- Cadwallon le Breton, ou Cadwallon des neufs lais, premier barde de Gwenwyn.
- Ăveline Berenger, seize ans, fille unique de sir Raymond, et son hĂ©ritiĂšre. Vive et gaie, lĂ©gĂšre, douce, mais dâune grande fermetĂ© de principes. Elle a des notions de chirurgie. Elle aime Damien Lacy, sans le lui avoir jamais avouĂ©.
- Sir Hugo de Lacy, connĂ©table (constable[5]) de Chester[6]. Normand. DĂ©pourvu de grĂące et de beautĂ©. Ănergique, violent, autoritaire. Beaucoup dâascendant. Candide.
- PĂšre Aldrovand, vieux moine noir[7] du couvent de Venlock, chapelain de sir Raymond. Ancien soldat, Ă©tat dont il garde la nostalgie. Casuiste intrĂ©pide. Selon lui, la Sainte Ăcriture oblige Ă tenir les promesses faites aux chrĂ©tiens, mais dispense (par une clause spĂ©ciale) de tenir celles faites aux Gallois[8]. La rĂšgle de saint BenoĂźt lui dĂ©fend de se battre, mais lui ordonne le travail : il sâimpose donc comme un travail de manipuler lâassemblage de piĂšces constituant un mangonneau.
- Wilkin Flammock du Vert, tisserand flamand, gouverneur provisoire de Garde Douloureuse. Il nâaime guĂšre se battre, le langage de la chevalerie lui est inconnu, mais il se rĂ©vĂšle un guerrier courageux et efficace. HonnĂȘte homme et vrai chrĂ©tien. TrĂšs mĂ©thodique. EntĂȘtĂ©, impassible, sĂ»r et fidĂšle. Sens droit et jugement sĂ»r. NĂ©gociateur rusĂ©.
- Raoul, vieux piqueur normand, presque invalide, « piquant comme le vinaigre ». Ăpoux trompĂ© de dame Gillian, qui le mĂ©prise : « On ferait tout aussi bien de le pendre avec les vieux chiens, car il ne peut ni mordre ni marcher, et nâest bon Ă rien⊠» Bizarre, fantasque, brutal et mĂ©chant. Dâune gravitĂ© acrimonieuse, bourru, caustique, cynique.Henri PlantagenĂȘt, comte d'Anjou, du Maine et de Touraine, duc de Normandie. Roi d'Angleterre sous le nom d'Henri II.
- Rose Flammock, fille de Wilkin, suivante de lady Ăveline. Timide comme une perdrix, mais dâune vive agressivitĂ© si lâon critique son pĂšre ou les Flamands. Elle devient alors « altiĂšre et emportĂ©e », et prompte Ă la repartie. Casuiste fine et convaincante, au verbe hardi. Brusque et franche. Son caractĂšre « doux et enfantin » cache « une Ăąme ardente ». Du bon sens, de la fermetĂ© dâesprit. Pointilleuse, dâune sĂ©vĂšre dĂ©licatesse dans ses sentiments. FiĂšre et dĂ©sintĂ©ressĂ©e, fidĂšle, affectueuse. Elle aime vĂ©ritablement Ăveline, mais se mettrait plus volontiers Ă la place de la maĂźtresse quâĂ celle de la suivante. Jalouse de quiconque approche Ăveline.
- Damien Lacy, jeune Ă©cuyer normand, neveu de sir Hugo. Amoureux d'Ăveline sans le lui avoir jamais avouĂ©. Sa mĂšre est anglo-saxonne. HonnĂȘte, franc. Brave jeune homme, mais nâa pas lâascendant de son oncle.
- Gillian de Croydon, une quarantaine dâannĂ©es, Ă©pouse dĂ©lurĂ©e du vieux Raoul, femme de chambre de lady Ăveline. Anglo-Saxonne impudente, bavarde, joyeuse, coquette. Sir Raymond avait des faiblesses pour elle. Lâintendant paraĂźt Ă son goĂ»t. Elle a une relation avec Randal Lacy.
- Randal Lacy, Normand dâune trentaine dâannĂ©es, dĂ©bauchĂ©, querelleur, prodigue. Parent Ă©loignĂ© de sir Hugo, Ă la vie duquel il est soupçonnĂ© dâavoir attentĂ©. Les deux hommes sont brouillĂ©s depuis cinq ans. En temps de trouble, il nâest nullement dĂ©pourvu dâactivitĂ©, de courage, ni de prudence.
- Abbesse du monastĂšre bĂ©nĂ©dictin de Gloucester, tante normande de lady Ăveline.
- Ermengarde de Baldringham, 80 ans, tante saxonne de sir Raymond.
- Renault Vidal, ménestrel armoricain, gradué de la gaie science[9]. Un air grave et presque sombre indiquant une profonde réflexion. Il sait manier les armes.
- Henri, comte dâAnjou (Henri II, roi d'Angleterre).
ThĂšmes principaux
Scott situe lâintrigue de ses romans historiques Ă lâinstant oĂč lâordre ancien va basculer pour cĂ©der la place Ă lâordre nouveau. Dans Les FiancĂ©s, lâordre fĂ©odal prend en effet de rudes coups. Un vaste processus de modernisation â la « premiĂšre rĂ©volution europĂ©enne[10] » â sâest enclenchĂ© au siĂšcle prĂ©cĂ©dent : en cette fin de XIIe siĂšcle, ses effets deviennent perceptibles. Lâurbanisation, le dĂ©veloppement de la bourgeoisie, lâĂ©mergence dâune Ă©conomie de marchĂ©, la rĂ©forme grĂ©gorienne, la formation de lâĂtat monarchique Ćuvrent Ă dĂ©manteler structures, formes de vie, modes de pensĂ©e du monde fĂ©odal. Sâinstaure une perception nouvelle des rĂ©alitĂ©s, du lien social, des mĂ©canismes du pouvoir[11]. De nouvelles idĂ©es, de nouvelles valeurs, en particulier clĂ©ricales et bourgeoises, mettent Ă mal le mythe chevaleresque.
MontĂ©e en puissance de lâĂglise
Lâassassinat de Thomas Becket, dix-sept ans plus tĂŽt, nâa fait, selon Scott, « quâaccroĂźtre la force de la domination de lâĂglise[12] ». Dans une scĂšne terrible, sir Hugo se laisse humilier par son ancien ami, lâarchevĂȘque de Canterbury, qui lui refuse tout dĂ©lai pour partir en Palestine.
Lâamour dans le mariage
Le mariage servait jusquâici Ă Ă©tablir de solides groupes de parentĂ© et Ă maintenir le patrimoine au sein de la famille. C'est dans un but d'alliance entre les deux familles qu'un contrat est Ă©tabli depuis un certain temps entre le pĂšre d'Ăveline et sir Hugo, promettant la jeune fille Ă ce dernier, sans qu'elle-mĂȘme soit informĂ©e de l'existence de cet accord. Ces lignages patrilinĂ©aires menaçaient lâentreprise de lâĂglise et, en particulier, son besoin dâaccumuler des biens[13]. Dans sa sphĂšre de compĂ©tence et de juridiction, lâĂglise grĂ©gorienne introduit alors le mariage, institution civile par excellence[11]. Au XIIe siĂšcle, elle finit de le rĂ©glementer. Ce nâest plus le pĂšre qui choisit lâĂ©poux, il faut dĂ©sormais le consentement mutuel (ce qui permet Ă Ăveline dâĂȘtre lâinterlocuteur de sir Hugo, Ă propos de leur mariage). LâĂglise impose ainsi un systĂšme de parentĂ© indiffĂ©renciĂ©e[14]. Ce qui ouvre la porte Ă la notion dâamour dans le mariage. MĂȘme le fruste sir Hugo, qui ne voyait dans son union que le moyen dâassurer sa descendance, se surprend â parce quâil est empĂȘtrĂ© dans des difficultĂ©s inattendues â Ă Ă©prouver des sentiments pour sa fiancĂ©e.
La référence à Tristan et Iseut
On est Ă lâĂ©poque oĂč le mythe celtique de Tristan et Iseut se rĂ©pand dans la noblesse normande. Pour mettre en garde le vieux sir Hugo, le mĂ©nestrel armoricain lui chante la vieille lĂ©gende. Et sir Hugo Ă©tablit bien le rapport : le jeune Tristan est le neveu du « malencontreux » roi Marcâh, tout comme le jeune Damien est son propre neveu. Mais on ne se trouve pas ici dans « un beau conte dâamour et de mort[15] », on est dans un roman bourgeois : la faute nâest pas consommĂ©e, pour ne pas effaroucher le lecteur du XIXe siĂšcle[16]â; et les amoureux ne meurent pas, ils vont certainement connaĂźtre le bonheur domestique.
La finâamor
AliĂ©nor dâAquitaine, Ă©pouse dâHenri II, femme aux maniĂšres libres, fait dĂ©couvrir Ă la noblesse normande la finâamor. Et lâhistoire des FiancĂ©s emprunte bien des thĂšmes de cet amour courtois oĂč apparaĂźt lâidĂ©e dâune relation chaste (au contraire de celle de Tristan et Iseut), noble, idĂ©alisĂ©e[17], oĂč lâon cultive les cruelles dĂ©lices dâune attente interminable : lâamour doit rester secret, la conquĂȘte doit ĂȘtre difficile, seule la vertu rend digne dâĂȘtre aimĂ©, amour ne rime pas avec luxure[18]⊠La femme ne se trouve plus dans la position humiliante de simple monnaie de marchĂ©s masculins. Des propos Ă©tonnamment modernes sont tenus par Rose, la jeune Flamande, et mĂȘme par la tante Ermengarde, 80 ans : « Et duquel de ces de Lacy es-tu destinĂ©e Ă devenir lâesclaveâ? »
Lâanalyse des sentiments dâĂveline, prisonniĂšre de son vĆu, se forçant Ă respecter et admirer son fiancĂ©, mais invinciblement attirĂ©e par plus jeune et plus beau, renvoie Ă©galement Ă La Princesse de ClĂšves[19].
La dĂ©licatesse dâĂąme contraste cependant avec un rude pragmatisme : lâĂ©lĂ©vation des sentiments de sir Hugo, qui peut paraĂźtre admirable dans un cadre codifiĂ©, est perçue par lâabbesse de Gloucester comme de la « candeur », dont il faut « profiter »[20].
En contrepoint des chastes raffinements aristocratiques, sâĂ©panouit la gaillardise populaire de dame Gillian, dont le mari tente de juguler les appĂ©tits extraconjugaux Ă coups de courroie. Ce couple bancal, soudĂ© par la jalousie et les querelles, est une allusion, tout comme le prĂ©nom Damien, au « Conte du marchand », lâun des Contes de Canterbury[21].
Le culte marial
Câest Ă Notre-Dame de Garde Douloureuse quâĂveline adresse un vĆu. En effet, au XIIe siĂšcle, le culte de la Vierge Marie connaĂźt un regain de faveur. Et les historiens ne manquent pas de souligner la simultanĂ©itĂ© du dĂ©veloppement de lâamour courtois et de celui du culte marial[22].
Lâhonneur
Le thĂšme de lâhonneur sert de ressort dramatique au livre. Mais, au lieu de jouer sur les rĂ©flexes Ă©thiques et Ă©motifs du lecteur comme cela se fait habituellement, Scott porte dâabord sur lâhonneur un regard historique et sociologique. Le sens de lâhonneur, dit Henri Suhamy, est le « thĂšme central et gĂ©nĂ©tique » du livre[23].
LâidĂ©al chevaleresque paraĂźt bien mal armĂ©, face Ă la vague de rĂ©alisme qui va le submerger : la conception que les nobles se font de lâhonneur est menacĂ©e par celle que s'en font religieux et bourgeois. Tandis que sir Raymond et lady Ăveline refusent de transiger avec lâhonneur, le pĂšre Aldrovand, la mĂšre abbesse, lâartisan flamand et sa fille ont des vues beaucoup plus accommodantes. Et celui qui succĂ©dera Ă la tĂȘte brĂ»lĂ©e Richard CĆur de Lion, le pleutre Jean sans Terre, peu empressĂ© d'exposer sa vie, annonce lui aussi un nouvel ordre plus rĂ©aliste.
Montée de la bourgeoisie
ThĂšme rĂ©current dans les romans de Scott, les bourgeois se montrent finalement supĂ©rieurs par le bon sens, la profondeur de vues et la grandeur dâĂąme. Ils sont ici reprĂ©sentĂ©s par le Flamand Wilkin Flammock et par sa fille Rose. Flammock hait « les pauvres » (les nobles), toujours en quĂȘte de ce quâils appellent des « entreprises honorables » (des batailles et des pillages). Aux « fredaines dâhonneur et de gĂ©nĂ©rositĂ© », Flammock prĂ©fĂšre « la prudence et lâhonnĂȘtetĂ© ».
Tout au long du livre, Wilkin Flammock et sa fille jettent un regard consternĂ© sur lâattitude irrĂ©aliste des nobles, que le sens de lâhonneur conduit Ă de sanglantes catastrophes. Rose, qui a son franc-parler, va jusquâĂ prononcer le mot « stupide ». Lorsque sir Raymond part se faire tuer avec les trois quarts de sa garnison pour tenir une promesse faite « le verre en main », il ne trouve pour le remplacer dans la dĂ©fense du chĂąteau que le bourgeois Wilkin Flammock : le seigneur, qui avait pour charge de protĂ©ger le bourgeois, non seulement ne tient pas lâengagement, mais confie Ă ce bourgeois la protection de son chĂąteau. Ăveline ne fera pas mieux, puisque son sens de lâhonneur compliquĂ© d'une passion finira par vouer tous ses fidĂšles au massacre. Ă la fin du livre, lassĂ© de tant dâinconsĂ©quences, le bourgeois prĂ©fĂšre sâadresser directement au monarque. Celui-ci le dĂ©lie de son allĂ©geance au seigneur local. Câest par une charte royale que le bourgeois Wilkin Flammock est investi de privilĂšges et de devoirs.
RĂ©conciliation
Lâalliance de la monarchie et de la bourgeoisie prĂ©pare un temps heureux oĂč, selon le vĆu de Rose, « les Saxons, les Bretons, les Normands et les Flamands sâappelleront du mĂȘme nom et se regarderont tous comme les enfants du mĂȘme sol[24] ». On reconnaĂźt, dans ce roman Ă©crit juste aprĂšs Redgauntlet, le Walter Scott « bien formĂ© par le libĂ©ralisme et lâempirisme[25] », partisan de la domination dâune bourgeoisie appuyĂ©e de la maison de Hanovreâ; mais aussi le Walter Scott artisan de la rĂ©conciliation, aprĂšs les rĂ©bellions jacobites et les sauvages rĂ©pressions[26].
Accueil
L'accueil du public est bon. Seuls quelques critiques jugent Les Fiancés « faible » ou, par endroits, de construction « indigeste » et « maladroite »[1].
La postĂ©ritĂ© se montre plus sĂ©vĂšre. Hesketh Pearson (en), biographe de Scott, va jusqu'Ă donner au roman toutes ses chances dans un concours de « livre le plus ennuyeux et le plus stupide jamais produit par un Ă©crivain de gĂ©nie[27] ». C'est un des romans de Scott les moins connus. Henri Suhamy estime cependant quâ« il ne mĂ©rite pas cette dĂ©faveur[23] ».
PremiÚres traductions en français
- Histoires du temps des Croisades, comprenant Le Connétable de Chester ou les Fiancés (vol. I à III) et Le Talisman ou Richard en Palestine (vol. IV à VI), Paris, Charles Gosselin, 1825, 6 vol. in-12. Traduction d'Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret[28].
- Les Fiancés, Paris, Armand-Aubrée, 1830. Traduction d'Albert Montémont[29].
Adaptation
Francesco Maria Piave sâinspire de passages du roman pour le livret d'Aroldo, opĂ©ra en quatre actes de Verdi crĂ©Ă© le au Teatro Nuovo de Rimini[30].
Notes et références
- (en) « The Betrothed (Tales of the Crusaders) », sur walterscott.lib.ed.ac.uk, 19 décembre 2011 (consulté le ).
- Nom emprunté par Scott à une forteresse maléfique du cycle arthurien. « La Douloureuse Garde » est un épisode de Lancelot du Lac.
- Walter Scott, Les FiancĂ©s, dans Ćuvres de Walter Scott, t. XVIII, Paris, Firmin Didot, 1851, chap. XVIIII, p. 111.
- Les Fiancés, éd. cit., chap. XXXI, p. 190.
- Selon Scott, les constables sont des magistrats chargĂ©s de maintenir la paix publique et d'exĂ©cuter les mandats des juges de paix. Les grands constables sont nommĂ©s par les juges de paix, et les petits constables par les paroisses elles-mĂȘmes. Leur institution remonte Ă Alfred le Grand, c'est-Ă -dire Ă la division de l'Angleterre en cities (villes), boroughs (bourgs), hundred (centaines) et tithings (dizaines). Walter Scott, Guy Mannering, dans Ćuvres de Walter Scott, t. II, Paris, Furne, Pagnerre, Perrotin, 1854, p. 46, note 3.
- Scott emprunte Ă deux personnages historiques. Le vĂ©ritable Hugues de Lacy, de la premiĂšre famille de Lacy, a pour seul point commun avec celui du roman dâavoir combattu en Irlande. Il meurt en 1186. Le connĂ©table de Chester est John, de la seconde famille de Lacy, mort en 1190, en Palestine.
- Câest au XIIe siĂšcle que les moines noirs commencent Ă ĂȘtre surnommĂ©s les bĂ©nĂ©dictins.
- Les FiancĂ©s, Ă©d. cit., chap. VII, p. 43 et 44. â Les Gallois sont chrĂ©tiens depuis le Ve siĂšcle.
- La poĂ©sie des troubadours est dite gai savoir ou gaie science, par opposition Ă la thĂ©ologie et Ă la philosophie. En 1323 se forme Ă Toulouse le Consistoire du Gai Savoir, qui devient en 1515 lâAcadĂ©mie des Jeux floraux.
- Robert I. Moore, La PremiĂšre RĂ©volution europĂ©enne : Xe-XIIIe siĂšcle, coll. « Faire lâEurope », Paris, Seuil, 2001.
- Cristina Ălvares, « Mariage, littĂ©rature courtoise et structure du dĂ©sir au XIIe siĂšcle », sur mondesfrancophones.com, 2009 (consultĂ© le .
- Les Fiancés, éd. cit., chap. XVII, p. 109.
- Jack Goody, La Famille en Europe, coll. « Faire lâEurope », Paris, Seuil, 2001, p. 53.
- Jack Goody, op. cit., p. 53. â Selon lâanthropologue Jack Goody, câest lâinstitution du mariage chrĂ©tien qui fait lâoriginalitĂ© de la civilisation europĂ©enne, qui lui donne sa physionomie.
- Adaptation de Joseph BĂ©dier, Le Roman de Tristan et Iseut, Piazza, 1946, p. 1.
- Henri Suhamy, Sir Walter Scott, Paris, Fallois, 1993, p. 357.
- Josée Larochelle, Edwin Rossbach, « La courtoisie (2) », sur la-litterature.com, 2018, d'aprÚs Marie-Josée Nolet et Christiane Frenette, Cégep de Lévis-Lauzon, 1998, et d'aprÚs Denise Bessette et Luc Lecompte, Anthologie et Courants épique et courtois, Cégep de Lévis-Lauzon, 1995 (consulté le 8 mars 2018).
- AndrĂ© le Chapelain a formulĂ© 31 de ces « rĂšgles de lâamour » dans son Tractatus de Amore, livre II. AndrĂ© le Chapelain, TraitĂ© de lâamour courtois, Klincksieck, 2002.
- Sainte-Beuve voit par ailleurs dans La Princesse de ClĂšves un prĂ©curseur du roman historique selon Scott : ce roman offre « une thĂ©orie complĂšte du roman historique⊠et cette thĂ©orie nâest autre que celle que Walter Scott a en partie rĂ©alisĂ©e ». Sainte-Beuve, Ćuvres, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », Gallimard, 1950, t. I, p. 233.
- Les Fiancés, éd. cit., chap. XIX, p. 122 et 123.
- Henri Suhamy, op. cit., p. 356.
- Selon Jacques Le Goff, câest dans le culte marial que lâamour courtois « a connu sa plus haute expression ». Jacques Le Goff, Un autre Moyen Ăge, Paris, Gallimard, 1999, p. 362 et 363.
- Henri Suhamy, op. cit., p. 354.
- Les Fiancés, éd. cit., chap. XIV, p. 83.
- Michel Crouzet, « Préface », dans Walter Scott, Waverley, Rob Roy, La Fiancée de Lammermoor, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1981, p. 30.
- James MacCearney, « Préface », dans Walter Scott, Redgauntlet : histoire du XVIIIe siÚcle, coll. « Motifs », Privat/Le Rocher, 2007, t. I, p. 18 et 19.
- « âThe Betrothedâ was clearly composed in a somnolent if not stertorous condition, and would score high marks in a competition to decide which was the dreariest and stupidest book ever produced by a writer of genius. » (en) Hesketh Pearson, Walter Scott: His Life and Personality, Londres, Methuen, 1954.
- Notice no FRBNF31339830, sur catalogue.bnf.fr (consulté le .
- Joseph-Marie Quérard, La France littéraire ou Dictionnaire bibliographique des savants, historiens, et gens de lettres de la France, sur books.google.fr, Paris, Didot, 1836, t. VIII, p. 571 (consulté le ).
- (en) « Aroldo », sur giuseppeverdi.it (consulté le 2 mars 2018).