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La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » est une petite phrase du premier ministre français Michel Rocard prononcée à plusieurs reprises à partir de 1989, avec des variations significatives dans l'énoncé, et devenue proverbiale.

Michel Rocard en octobre 1981.

Plus tard, une polémique s'est développée sur la formulation exacte des différentes versions prononcées par Michel Rocard, possiblement apocryphes, et par là même sur la signification exacte de la formule, conforme ou non à celle qu'ont voulu donner ceux qui l'ont rapportée, avec des intentions parfois diamétralement opposées.

Contexte

En 1981, François Mitterrand est Ă©lu prĂ©sident de la RĂ©publique. Plusieurs membres fondateurs du Groupe d'information et de soutien des immigrĂ©s (GISTI) sont appelĂ©s dans les cabinets ministĂ©riels. Le nouveau gouvernement socialiste procède Ă  une rĂ©gularisation massive d'environ 130 000 Ă©trangers en situation irrĂ©gulière, assouplit les conditions de sĂ©jour des immigrĂ©s en annulant la loi Bonnet et supprime la prime d’aide au retour.

Trois ans plus tard, la loi 84-622 instaure un titre de séjour unique d'une durée de dix ans, dissocié du titre de travail. Dans le même temps, le gouvernement propose à nouveau une aide à la réinsertion des travailleurs étrangers dans leur pays d’origine.

À la suite des élections législatives de 1986 et durant la cohabitation de 1986-1988, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua (RPR), fait adopter par le Parlement la loi no 86-1025 du 9 septembre 1986, dite lois Pasqua-Debré, relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, qui restreint l’accès à la carte de résident et facilite les expulsions d’étrangers en situation illégale. Le , l’expulsion de 101 Maliens déclenche une vague de protestations. En 1988, l’Office national d’immigration devient l’Office des migrations internationales, dont les attributions seront reprises en 2005 par l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM).

En 1989, à la suite de la réélection de François Mitterrand et à la dissolution de l'Assemblée nationale, la loi Pasqua est en partie adoucie. Le gouvernement crée le Haut Conseil à l'intégration, organisme consultatif. Le Premier ministre, Michel Rocard (PS), fait alors cette déclaration : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde... », en décembre à l'émission 7 sur 7[1]. De son côté, François Mitterrand déclare dans un entretien pour Europe 1 et Antenne 2, le , que le « seuil de tolérance » des Français à l’égard des étrangers « a été atteint dans les années 70 »[2].

En , après la tirade de Jacques Chirac sur « le bruit et l'odeur » des immigrés, le gouvernement (socialiste) d'Édith Cresson envisage la mise en place de charters collectifs. Une grève de la faim est organisée par des déboutés du droit d'asile dans l'église Saint-Joseph, à Paris[3].

Les variantes de la formulation par Michel Rocard

Michel Rocard prononce pour la première fois publiquement la formule qui restera dans les mémoires le . Il est l’invité d’Anne Sinclair dans l’émission 7 sur 7 sur TF1. Il précise la nouvelle position de la France en matière d’immigration, et déclare[1] :

« […] je pense que nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde, que la France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique — nous sommes signataires de la Convention de Genève qui prévoit de donner accueil à tous ceux dont les libertés d'expression ou dont les opinions sont réprimées sur place — mais pas plus. »

Cette formule devient un élément de langage qu'il reprendra de nombreuses fois, avec des variantes plus ou moins significatives, dans de nombreuses interventions publiques ou lors d'entretiens, dans un énoncé visant clairement à justifier une politique anti-immigration[4] - [5], comme le 13 décembre 1989 à l'Assemblée nationale[6] - [7]

« Puisque, comme je l'ai dit, comme je le répète, même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique. »

et le Ă  l'occasion d'un colloque devant des Ă©lus socialistes originaires du Maghreb[8] - [7] :

« Aujourd’hui, je dis clairement — je n’ai pas de plaisir à le dire, j’ai beaucoup réfléchi avant d’assumer cette formule, il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complètement : la France n’est plus, ne peut plus être une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme : quelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde. »

Ce n'est que le , à une nouvelle émission de 7 sur 7, en cherchant à se distancier de la droite revenue au pouvoir et en réaction à la politique anti-immigration de Charles Pasqua, alors qu'Anne Sinclair lui rappelle cette phrase devenue célèbre, que Michel Rocard donne à sa position une forme plus nuancée. Dans cette nouvelle version, il ne dit d'ailleurs pas que la France doive prendre une part (supplémentaire) de la misère du monde, mais seulement traiter le mieux possible la part qu'elle a déjà : « Laissez-moi lui ajouter son complément, à cette phrase. Je maintiens que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. La part qu’elle en a, elle prend la responsabilité de la traiter le mieux possible. Mais à partir de là, ce n’est pas non plus une raison pour que la France se charge de toutes les xénophobies du monde »[1].

Dans un article publié dans Le Monde en 1996, puis au 70e anniversaire de la Cimade en 2009, Michel Rocard se plaignit de ce que les médias et les personnalités politiques foncièrement hostiles à l'immigration tronquassent systématiquement cette phrase en la citant sous la forme tronquée : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde », alors que selon lui, la forme complète était : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part. »[2] Dans L’Express du apparaît cette variation : « Si la France ne peut accueillir toute la misère du monde, elle peut tout de même en accueillir une petite partie »[1]. Dans Le Monde le il déclare[9]:

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part. Prononcée par moi en 1990, la première partie de cette phrase a eu un destin imprévisible. Elle soulignait les limites inévitables que les circonstances économiques et sociales imposent à toute démarche d’immigration, et cela d’autant plus qu’on veut la conduire dignement. Ce rappel des contraintes pesant sur les responsables politiques a été perversement interprété comme un ralliement à une doctrine d’immigration zéro qui n’a jamais été la mienne et qui serait aussi irréaliste pour la France que dangereuse pour son économie. Au point qu’aujourd’hui cette phrase, prononcée à l’époque devant les militants et amis de la Cimade, auditoire non suspect de xénophobie, est séparée de son contexte et sert de caution tous azimuts pour légitimer l’application, sans aucune considération des droits de la personne humaine, des impitoyables lois Pasqua de 1993, qui doivent être abrogées tout comme mon gouvernement avait fait abroger la loi Pasqua de 1986[1]. »

Le , il écrit dans Libération[10] :

« Chers amis, permettez-moi, dans l’espoir, cette fois-ci, d’être bien entendu, de le répéter : la France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde. […] Que nous ne puissions à nous seuls prendre en charge la totalité de la misère mondiale ne nous dispense nullement de devoir la soulager autant qu’il nous est possible. [...] Une malheureuse inversion, qui m’a fait évoquer en tête de phrase les limites inévitables que les contraintes économiques et sociales imposent à toute politique d’immigration, m’a joué le pire des tours : séparée de son contexte, tronquée, mutilée, ma pensée a été sans cesse invoquée pour soutenir les conceptions les plus éloignées de la mienne. Et, malgré mes démentis publics répétés, j’ai dû entendre à satiété le début négatif de ma phrase, privé de sa contrepartie positive, cité perversement au service d’idéologies xénophobes et de pratiques répressives et parfois cruellement inhumaines que je n’ai pas cessé de réprouver, de dénoncer et de combattre. [...] Si j’ai été compris à l’inverse de mes intentions il y a vingt ans, c’est qu’à cette époque une très large partie de la classe politique et de l’opinion françaises, de droite à gauche, s’était laissé enfermer dans le paradoxe consistant à obéir aux injonctions xénophobes de l’extrême droite sous prétexte de limiter son influence. »

À la mort de Michel Rocard, elle était l'une de ses citations les plus célèbres[11].

Réactions et réutilisations politiques

Depuis sa première apparition, la formule est régulièrement citée et on n'en peut dénombrer les occurrences. Le plus souvent, c'est la version d'origine qui est citée au service d'une opinion hostile à l'immigration voulant trouver une référence consensuelle (puisque émanant d'un Premier ministre socialiste) susceptible de légitimer une politique restrictive quant à l'accueil en France des étrangers dans le besoin[12].

Exemples notables

  • « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde et de l'Europe Â», a affirmĂ© le ministre de l'IntĂ©rieur Manuel Valls en rĂ©ponse Ă  une question sur les Roms[13].
  • « On ne peut pas prendre toute la misère du monde, comme disait Rocard Â», reprend Emmanuel Macron le lors de l'inauguration de la 33e campagne hivernale des Restos du CĹ“ur[14].

Bibliographie

  • Yves Cusset, Prendre sa part de la misère du monde : Pour une philosophie politique de l'accueil, Les Ă©ditions de la transparence, 2010. (ISBN 978-2350510545)
  • Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens, « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde Â» , En finir avec une sentence de mort, Anamosa, (ISBN 978-2-38191-056-7, lire en ligne)
    Manouk Borzakian, Gilles Fumey, Renaud Duterme, Nashidil Rouiai, « Toute la misère du monde... et nous », sur blogs.mediapart.fr

Notes et références

  1. Thomas Deltombe, « “Accueillir toute la misère du monde” : Michel Rocard, martyr ou mystificateur ? », Le Monde diplomatique,‎ (lire en ligne). Le fragment de phrase omis par Thomas Deltombe peut être écouté dans cette archive : Michel Rocard, « Extrait 7/7 : Michel Rocard », sur INA.fr, (consulté le ).
  2. « « La misère du monde », ni tronquée ni mutilée », journal Libération, par Michel Rocard, 29 septembre 2009.
  3. « Droit d'asile St Joseph », sur INA.fr, (consulté le ).
  4. Juliette Deborde, « «Misère du monde», ce qu'a vraiment dit Michel Rocard », sur Libération, (consulté le )
  5. Thomas Deltombe, « “Accueillir toute la misère du monde”, Michel Rocard, martyr ou mystificateur ? », dans Le Monde diplomatique, 30 septembre 2009, en ligne. Voir aussi Zineb Dryef, « Rocard tente bien de s'arranger avec la “misère du monde” », Rue89, 5 octobre 2009, en ligne.
  6. « Compte rendu intégral » [PDF], sur archives.assemblee-nationale.fr/
  7. Juliette Deborde, « «Misère du monde», ce qu'a vraiment dit Michel Rocard », sur Libération (consulté le )
  8. Extrait diffusé dans Soir 3, sur FR3, le 7 janvier 1990, selon l'article de Thomas Deltombe dans le Monde diplomatique. Notons qu'il est possible que l'extrait ait été tronqué avant l'ajout d'une nuance significative dans la suite du discours
  9. Michel Rocard, « La part de la France », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le )
  10. Michel Rocard, « «La misère du monde», ni tronquée ni mutilée », sur Libération (consulté le )
  11. « "Toute la misère du monde": Tout Michel Rocard en cinq citations », sur Le HuffPost, (consulté le )
  12. Tevanian et Stevens 2022.
  13. Roms - Valls : "La France ne peut pas accueillir toute la misère" de l'Europe sur le site Lepoint.fr publié le 11 novembre 2012.
  14. Je ne peux donner des papiers à tous ceux qui n'en ont pas sur le site RTL.fr publié le 21 novembre 2011.

Voir aussi

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