Initiative populaire « Contre l'immigration de masse »
L'initiative populaire « Contre l'immigration de masse » est une initiative populaire suisse, acceptée par le peuple et les cantons le .
Contenu
L'initiative propose d'ajouter un article 121a à la Constitution fédérale indiquant que le pays « gère de manière autonome l’immigration des étrangers » en fixant des quotas annuels selon les besoins de l'économie « dans le respect du principe de la préférence nationale ». Selon le texte, ces quotas s’appliquent aussi à l’asile — ce qui est contraire au droit d’asile fondé sur les critères propres de la demande[1] - [NB 3] - [2]. Le texte complet de l'initiative peut être consulté sur le site de la Chancellerie fédérale[1].
Déroulement
Contexte historique
Depuis le XXe siècle, la politique d'immigration est fixée par la loi sur le séjour et l'établissement des étrangers. Jusque dans les années 1960, c'est le Conseil fédéral qui dispose d'une large marge de manœuvre dans ce domaine ; ce dernier suit alors une politique libérale qui permet une forte augmentation de la population étrangère[3]. En réaction, plusieurs initiatives populaires sont successivement lancées, sans succès.
À la suite des accords de la libre circulation des personnes de l'Union européenne (UE), faisant partie du paquet des accords bilatéraux I, signé le , la Suisse, en raison de sa bonne santé économique en comparaison de l'Union européenne, voit sa population fortement augmenter depuis l'an 2000 ; cette augmentation est intensifiée par la crise économique mondiale des années 2008 et suivantes.
La libre circulation des personnes s'est faite de manière progressive depuis l'entrée en vigueur de l'accord, le . D'abord aux ressortissants des anciens États membres de l'UE (UE-15) et de l'Association européenne de libre-échange, puis au il a été étendu aux dix États ayant adhéré à l'UE au . Le , le peuple suisse a accepté par référendum la reconduction de l'accord et son second protocole qui l'étendait à la Bulgarie et à la Roumanie[4].
Augmentation de la population
Entre 2000 et 2006 la population augmentait d'environ 50 000 habitants par année et depuis 2007 de 80 000 habitants par année, ce qui correspondait à la population d'une ville comme Lucerne. Selon certains analystes, cette augmentation de la population exercerait une pression à la baisse sur les emplois et les salaires, qui se ferait particulièrement sentir dans le canton du Tessin qui a accepté l'initiative à 68,2 %, car les employeurs préfèreraient rechercher du personnel en Italie, où les salaires sont plus bas, plutôt que recruter les habitants du canton[5].
Lors de l'accord de la libre circulation, le Conseil fédéral tablait sur une immigration d'environ 8 000 personnes par année. Or l'immigration a été 10 fois supérieure aux prévisions avec 80 000 immigrants[6].
Selon l'OCDE, en 2012, la Confédération a accueilli le plus grand nombre d'immigrés proportionnellement à sa population soit 1,6 % (125 600 immigrés), au sein d'un échantillon de 22 pays de l'OCDE. La Suisse devance ainsi la Norvège (1,2 %) et l'Australie (1,1 %). La moyenne des pays de l'OCDE est 0,6 %. L'Autriche est à 0,6 %, l'Allemagne, l'Espagne et le Royaume-Uni sont à 0,5 % et l'Italie et la France à 0,4 %[7]. En 2012, la Suisse a donc accueilli en proportion quatre fois plus de migrants que la France (258 900 migrants). L'augmentation du nombre d'immigrés s'est poursuivie en 2013, avec 136 200 nouvelles arrivées. Les principaux pays de provenance sont l'Allemagne (18 % du total), le Portugal, l'Italie, la France, l'Espagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis, la Pologne, l'Autriche et l'Inde[8].
Avec 20 000 demandeurs en 2013 et 26 000 en 2012, la Suisse est en huitième position en ce qui concerne les demandes d'asile.
Il est à noter une nette augmentation de l'immigration en provenance de l'UE-17 dans la période précédant le référendum. En , l'augmentation était de presque 33 % par rapport à , elle atteignait presque 50 % pour les pays de l'Est (UE-8). L'Allemagne, l'Italie, le Portugal, la France et l'Espagne étaient alors les principaux pays d'émigration vers la Suisse[9].
Cette initiative est lancée alors que la Suisse dépasse pour la première fois les 8 millions d'habitants. Selon les initiants, cette « immigration incontrôlée […] menace notre liberté, notre sécurité, le plein-emploi, la beauté de nos paysages et en fin de compte notre prospérité »[10].
Engorgement des transports
Entre 2012 et 2013, le trafic routier a augmenté d'1,7 % en Suisse. En 2013, 20 596 heures d'embouteillage, principalement dus à une surcharge du trafic, ont été enregistrés sur les routes nationales, soit le double des chiffres de 2008[11].
Récolte des signatures et dépôt de l'initiative
La récolte par les initiants des 100 000 signatures nécessaires débute le . Le , l'initiative est déposée à la chancellerie fédérale qui la déclare valide le [12].
Discussions et recommandations des autorités
Le Conseil fédéral[3] et le parlement[10] recommandent tous deux le rejet de cette initiative. Dans son message à l'Assemblée, le Conseil fédéral reconnaît que la croissance démographique du pays « place le pays face à de nouveaux défis en matière d'intégration, de logement, d'infrastructures, d'aménagement du territoire et de formation ». Il relève cependant que l'accord sur la libre circulation des personnes fait partie intégrante du paquet de mesures bilatérales signées entre la Suisse et l'Union européenne et que sa dénonciation « entraînerait l'extinction automatique de l'ensemble de ces accords ».
Les recommandations de vote des partis politiques sont les suivantes[13] :
Parti politique | Recommandation |
---|---|
Parti bourgeois-démocratique | non[NB 4] |
Parti chrétien-social | non |
Parti démocrate-chrétien | non |
Parti socialiste | non |
Vert'libéraux | non |
Les Libéraux-Radicaux | non |
Union démocratique du centre | oui |
Les Verts | non[NB 5] |
Résultats
Par canton
Soumise à la votation le , l'initiative est acceptée par 12 5/2 cantons[NB 2] et par 50,34 % des suffrages exprimés[14], soit 19 516 voix de différence[15]. Le tableau qui suit détaille les résultats par canton pour ce vote[14] :
Résultats détaillés
Catégories | Nombre absolu | Proportion du total | Proportion des bulletins rentrés | Proportion des bulletins valides et blancs | Proportion des bulletins valides |
---|---|---|---|---|---|
Votants | 5 211 426 | 100 % | - | - | - |
Bulletins rentrés | 2 948 156 | 56,57 % | 100 % | - | - |
Bulletins nuls | 8 656 | 0,17 % | 0,29 % | - | - |
Bulletins blancs | 31 094 | 0,60 % | 1,05 % | 1,06 % | - |
Bulletins valides | 2 908 406 | 55,81 % (oui et non) | 98,65 % (oui et non) | 98,94 % (oui et non) | 100 % |
Oui | 1 463 854 | 28,09 % | 49,65 % | 49,80 % | 50,33 % |
Non | 1 444 552 | 27,72 % | 49,00 % | 49,14 % | 49,67 % |
Réactions
En Suisse
La classe politique, bien que globalement hostile à ce projet, entend respecter le vote et travailler à la question. Berne a rapidement chargé le Département fédéral des affaires étrangères d’entamer les négociations avec l'Union européenne, et a annoncé avoir planifié la conception d'un texte législatif pour la fin de l'année 2014[18].
Internationales
Hors des frontières de la Confédération, plusieurs gouvernements ont réagi au résultat de l'initiative populaire. La presse européenne exprime pour une grande partie de ses titres un positionnement plutôt critique et dubitatif. Les journaux évoquent « un claquement de porte » envers l'Europe, « un repli sur soi », qualifiant même parfois l’initiative de « dérive nationaliste » ou de « victoire de la peur »[19].
- Allemagne : La chancellerie via son porte-parole a fait savoir que « le gouvernement fédéral a pris note de ce résultat et le respecte mais de notre point de vue, il est cependant clair qu'il pose des problèmes considérables »[20]. Considérant cette initiative comme allant à l'encontre de la libre circulation des personnes en Europe et des principes économiques européens, l'Allemagne aurait préféré un autre résultat.
- Autriche : Le FPÖ déclare qu'« en Autriche aussi la plupart des habitants auraient voté pour une limitation de l'immigration »[21].
- France : Le ministère des Affaires étrangères a réagi par l'intermédiaire de Laurent Fabius, énonçant que c'était une « mauvaise nouvelle à la fois pour l'Europe et pour les Suisses puisque la Suisse refermée sur elle-même, ça va la pénaliser », complétant que « C'est paradoxal puisque la Suisse fait 60 % de son commerce extérieur avec l'UE et vit très largement de l'UE ». Le ministre de l'intérieur Manuel Valls évoquait quant à lui « un signe préoccupant d'un repli sur soi […] et une mauvaise nouvelle pour les Suisses eux-mêmes »[22]. Le Front national, de son côté, a salué aussi bien l'initiative que son résultat, selon qui les Suisses auraient su exprimer leur souveraineté face à la pression de l'UE, et au courant de pensée unique de la classe dirigeante européenne[23] - [24]. Selon un sondage commandé par Atlantico à Ifop, 59 % des Français souhaitaient restreindre les conditions de circulation des citoyens européens dans leur pays[25].
- Royaume-Uni : Nigel Farage, eurosceptique et chef du Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni, affirmait que « c'est une nouvelle fantastique pour la souveraineté nationale et pour ceux qui aiment la liberté en Europe. La Suisse s'est opposée aux menaces et intrigues des bureaucrates non élus de Bruxelles. Les Suisses ont décidé qu'assez c'est assez ! L'immigration de masse en Europe est un problème majeur et source de grandes préoccupations parce qu'elle fait baisser les salaires, met la pression sur les systèmes sociaux et donne aux gens le sentiment d'être des étrangers dans leur propre pays. Ce n'est pas une question de race, mais d'espace, de nombre et de qualifications. »[21]
- Union européenne : La Commission européenne a fait savoir que, à la suite du résultat de cette initiative populaire, elle suspendait les négociations à propos de la participation de la Suisse aux programmes « Horizon 2020 » et « Erasmus + », destinés à l'échange entre universités européennes et d'étudiants[26]. Entre 2001 et 2012, la Confédération a délivré 22 363 bourses Erasmus à des étudiants d'université suisse en partance pour l'UE. Dans le même temps, la Suisse a accueilli 24 261 étudiants européens dans ses universités, les Allemands étaient les plus nombreux, suivis des Espagnols et des Français [27]. En conséquence, la Suisse participe au programme Erasmus+ comme pays partenaire (« partner country »). Les possibilités de participation restent donc ouvertes à la Suisse mais sont limitées. En réaction, un programme parallèle qui offre des conditions proches d'Erasmus+ pour les échanges d'étudiants et d'enseignants a été mis en place par la Confédération, le Swiss-European Mobility Programme (SEMP)[28].
Commentant cette votation au Parlement européen, Daniel Cohn-Bendit prédit que les Suisses « reviendront à genoux parce qu’ils ont besoin de l'Europe » et que leur richesse dépend de l’UE. Il précise « 60 % des exportations suisses vont dans l’UE »[29]. En 2009, 68,3 % des exportations suisses étaient destinées à l'UE. Avec 9,20 % des échanges, la Suisse est le troisième partenaire commercial de l'UE, après les États-Unis (20,50 %) et la Chine (10,90 %)[30] - [31]
Néanmoins si les hommes politiques européens ont globalement condamné cette votation, un sondage réalisé dans trois pays montre que les populations européennes la soutiendraient largement : ainsi 61,8 % des Allemands, 69,7 % des Français et 77,5 % des Anglais seraient « favorables » ou « plutôt favorables » à une votation comparable à cette initiative populaire[25].
Par ailleurs, dix mois après l'acceptation de l'initiative « Contre l'immigration de masse », le , la Suisse a massivement rejeté, par 74,1 % des voix, une nouvelle initiative contre l'immigration intitulé « Halte à la surpopulation - Oui à la préservation durable des ressources naturelles » qui voulait réduire drastiquement l'afflux de migrants et encourager la planification familiale volontaire dans le cadre de la coopération internationale au développement. Aucun canton ne l'a acceptée.
Application
En , le Conseil fédéral présente un nouveau projet pour l'application de la nouvelle disposition constitutionnelle en contradiction avec les intentions de l'initiative populaire, en particulier le but visé, à savoir une gestion et une réduction de l’immigration. Le Conseil fédéral argue des difficultés avec Bruxelles pour ce qui concerne la limitation de l’immigration en provenance de l'UE. L'Union démocratique du centre (UDC) reproche au Conseil fédéral de ne pas respecter « la volonté du peuple »[32] - [33].
Le , l'Assemblée fédérale s'accorde sur un projet de loi d'application au terme duquel les entreprises suisses devront communiquer leurs offres de postes au service public de l'emploi avant de recruter un étranger « lorsque certains groupes de profession, domaines d’activités ou régions économiques enregistrent un taux de chômage supérieur à la moyenne ». Après examen des candidatures proposées par ce service, les entreprises resteront libres de recruter le candidat de leur choix et n'auront pas à justifier leur décision[34].
Notes et références
Notes
- Selon l'article 139 de la Constitution, une initiative proposée sous la forme d'un projet rédigé doit être acceptée à la fois par la majorité du peuple et par la majorité des cantons. Dans le cas d'une initiative rédigée en termes généraux, seul le vote du peuple est nécessaire.
- Le premier chiffre indique le nombre de cantons, le second le nombre de cantons comptant pour moitié. Par exemple, 20 6/2 se lit « 20 cantons et 6 cantons comptant pour moitié ».
- L’initiative précise : « Le nombre des autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse est limité par des plafonds et des contingents annuels. Les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers, domaine de l’asile inclus. Le droit au séjour durable, au regroupement familial et aux prestations sociales peut être limité. »
- La section fribourgeoise laisse la liberté de vote.
- La section tessinoise recommande d'accepter l'initiative.
Références
- « Texte de l'initiative populaire fédérale », Chancellerie fédérale (consulté le )
- Confédération suisse. « Loi sur l’asile (LAsi) », art. 2. (version en vigueur : 1er juillet 2013) [lire en ligne (page consultée le 10 avril 2015)]
- Message du Conseil fédéral (7 décembre 2012) de la Feuille fédérale référence FF 2013 279
- Libre circulation des personnes Suisse – UE/AELE
- Spécial votation - Immigration trop massive ?, 22 janvier 2014, Radio télévision suisse
- Les Suisses votent contre « l'immigration de masse », 9 février 2014, Sud Ouest
- Perspectives des migrations internationales 2014, OCDE.
- La Suisse accueille proportionnellement le plus d'immigrés en Europe, www.rts.ch
- La Suisse décide de freiner l'immigration européenne, www.swissinfo.ch, consulté le 15 mars 2015
- [PDF] Chancellerie fédérale, Votation populaire du 9 février 2014, explications du Conseil fédéral, (lire en ligne), p. 25-38
- Fluidité du trafic et embouteillages, Infrastructure et véhicules – Comptage suisse de la circulation routière, OFS, consulté le 7 avril 2015.
- « Initiative populaire fédérale "Contre l'immigration de masse" » (consulté le )
- Consignes de vote des partis actuellement représentés au parlement et des organisations
- « Votation no 580 - Résultats finaux officiels provisoires », Chancellerie fédérale (consulté le )
- Rédaction en ligne, « Les Suisses ont dit «oui» à une limitation de l’immigration de masse », le Soir, (lire en ligne, consulté le )
- Tableau récapitulatif de la votation numéro 580 du 9 février 2014, Chancellerie fédérale (page visited on 14 February 2015).
- Sciarini Pascal, Nai Alessandro et Tresch Anke, « Analyse de la votation fédérale du 9 février 2014 », Analyses des votations fédérales, gfs.bern et Université de Genève, VOX, 2014.
- « Immigration : la Suisse annonce son calendrier », sur www.lemonde.fr, (consulté le )
- Olivier Perrin, « La Suisse ferme ses frontières et défie l’Europe », sur www.lesoir.be, (consulté le )
- « Allemagne: le vote suisse pose des «problèmes considérables» », sur www.rfi.fr, (consulté le )
- Olivier Renault, « Les Suisses ont décidé qu'assez c'est assez ! », sur french.ruvr.ru, (consulté le )
- « Quotas d’immigration en Suisse : le vote pose des « problèmes considérables » pour Merkel », sur www.lesechos.fr, (consulté le )
- Xavier Alonso, «Le FN va arriver au pouvoir!», sur www.tdg.ch, (consulté le )
- « Votation anti-immigration: le FN salue "la lucidité" suisse », sur www.leparisien.fr, (consulté le )
- Les Européens auraient voté en faveur d'une limitation de l'immigration, www.rts.ch, 15 février 2014
- « Sans libre circulation, plus d'Erasmus pour la Suisse. Article du quotidien belge « le Soir ». »
- La Suisse, terre d'accueil pour les étudiants du programme Erasmus, RTS, consultée le 27 février 2014.
- Informations concernant la participation de la Suisse à Erasmus+, Unil, consulté le 18 mars 2015.
- L'UE écarte la Suisse d'« Horizon 2020 » et «Erasmus +», www.tdg.ch, 26 février 2014
- L’Union européenne et la Suisse ont autant besoin de l’une que de l’autre, Francis Richard, www.contrepoints.org, 28 février 2014.
- La Suisse redevient le troisième partenaire commercial de l’UE, www.eeas.europa.eu, 8 avril 2011.
- L'UDC exige une application stricte, 20min.ch, 26 mai 2015
- Votations fédérales du 9 février 2014, lenouvelliste.ch, 26 mai 2015
- « Le Parlement suisse renonce à imposer des quotas migratoires », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).