GĂȘne (peine)
La gĂȘne est une ancienne peine du droit français, dĂ©finie dans le Code pĂ©nal de 1791, maintenue dans le Code des dĂ©lits et des peines de lâan IV (art. 603), et finalement supprimĂ©e par le Code pĂ©nal napolĂ©onien de 1810. Peine "afflictive et infamante", c'est une forme de dĂ©tention aggravĂ©e, Ă l'isolement. Difficile Ă mettre en Ćuvre, souvent considĂ©rĂ©e comme inhumaine, elle fut peu appliquĂ©e.
DĂ©finition de la gĂȘne
Dans son rapport Ă l'AssemblĂ©e sur le projet du Code pĂ©nal, le , Louis Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau prĂ©sente la gĂȘne, qui est une peine nouvelle dans le droit français[1], comme une peine afflictive (comme le cachot et la prison), mais aussi infamante (comme la dĂ©gradation civique pour les hommes, et le carcan pour les femmes).
Il décrit ainsi la nouvelle peine :
« Voici en quoi consistera la peine de la gĂȘne. Le condamnĂ© sera enfermĂ© : ainsi, privation de la libertĂ© ; premier caractĂšre de sa peine. Il sera seul : ainsi, solitude habituelle, sauf les exceptions qui vont ĂȘtre spĂ©cifiĂ©es ; second caractĂšre de sa punition. Il portera une ceinture de fer autour du corps et sera attachĂ© avec une chaĂźne ; mais Ă la diffĂ©rence des condamnĂ©s Ă la peine du cachot, il ne portera point de fers aux pieds ni aux mains. Le lieu oĂč il sera dĂ©tenu sera Ă©clairĂ© ; circonstance qui distingue encore cette peine de celle du cachot. Tous les jours il sera fourni au condamnĂ©, du travail⊠Aucune violence ne le contraindra d'ĂȘtre laborieux. Vos comitĂ©s ont pensĂ© plus efficace et plus moral de l'y porter en le faisant jouir du produit de son industrie. Une partie sera employĂ©e pour amĂ©liorer sa nourriture, toujours rĂ©duite au pain et Ă l'eau s'il ne gagne pas une plus douce subsistance. Une partie sera conservĂ©e pour lui ĂȘtre remise au moment oĂč il recouvrera sa libertĂ© aprĂšs la peine accomplie. Un tiers seulement sera prĂ©levĂ© pour la masse commune de la dĂ©pense de la maison. Le fonds rĂ©servĂ© pour l'instant de la sortie du condamnĂ© a paru Ă vos comitĂ©s une mesure utile : ainsi le besoin et la nĂ©cessitĂ© ne le pousseront pas Ă un nouveau crime Ă l'instant mĂȘme oĂč son premier crime vient d'ĂȘtre expié⊠Le cachot, la gĂȘne, la prison ont pour principe commun d'exclure du systĂšme pĂ©nal toute espĂšce de coups et de tortures qui prĂ©sentent Ă l'esprit cette repoussante image d'un homme frappant son semblable[2]. »
Cette idĂ©e, issue des travaux du ComitĂ© de lĂ©gislation criminelle, d'une peine fixe et proportionnĂ©e au dĂ©lit, est probablement inspirĂ©e de la rĂ©flexion humaniste de Cesare Beccaria. La peine d'isolement ressemble Ă celle que les convicts subissent en 1791 dans la prison de Philadelphie, rĂ©formĂ©e Ă cette date[3]. Mais c'est dans les Ćuvres d'un moine français du XVIIe siĂšcle, Jean Mabillon, que l'on retrouve les principaux Ă©lĂ©ments de la gĂȘne. Dans un traitĂ© paru en 1724[4], s'intĂ©ressant au sort des religieux condamnĂ©s Ă la prison, il prĂŽne une peine temporaire, assortie de l'isolement, avec la possibilitĂ© d'un travail utile, prĂ©conisant un adoucissement de la peine avec le temps, dans le but d'amender le coupable[5].
La peine de la gĂȘne est finalement retenue dans le texte dĂ©finitif du Code pĂ©nal de 1791, 1re partie (des condamnations), titre I (des peines en gĂ©nĂ©ral), dans des modalitĂ©s assez proches du projet de son rapporteur.
Elle est mentionnĂ©e dĂšs l'article premier, aux cĂŽtĂ©s de la peine de mort, des fers, de la rĂ©clusion, de la dĂ©tention, de la dĂ©portation, de la dĂ©gradation civique, le carcan, comme l'une des peines susceptibles d'ĂȘtre prononcĂ©es par le jury.
L'article 14 dispose que « tout condamnĂ© Ă la peine de la gĂȘne sera enfermĂ© seul dans un lieu Ă©clairĂ©, sans fers ni liens ; il ne pourra avoir pendant la durĂ©e de sa peine, aucune communication avec les autres condamnĂ©s ou avec des personnes du dehors ».
L'article 15 prévoit qu'il ne sera fourni au condamné « que du pain et de l'eau ».
L'article 16 autorise le condamné à travailler sur son lieu de détention et l'article 17 fixe l'utilisation des produits du travail (entretien, pécule, sortie).
L'article 19 indique que « cette peine ne pourra en aucun cas ĂȘtre perpĂ©tuelle ».
L'article 28 prĂ©cise que le condamnĂ©, avant de subir sa peine, « sera prĂ©alablement conduit sur la place publique de la ville [âŠ] Il y sera attachĂ© Ă un poteau placĂ© sur un Ă©chafaud, et il y demeurera exposĂ© aux regards du peuple [âŠ] pendant quatre heures, s'il est condamnĂ© Ă la peine de la gĂȘne [âŠ] Au-dessus de sa tĂȘte, sur un Ă©criteau, seront inscrits en gros caractĂšres ses noms, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation, et le jugement rendu contre lui ».
La condamnation Ă la peine de la gĂȘne entraĂźne la dĂ©chĂ©ance de tous les droits attachĂ©s Ă la qualitĂ© de citoyen actif (Titre IV, art. 1), ainsi que l'interdiction lĂ©gale du condamnĂ© (Titre IV, art. 2 et suiv.).
La gĂȘne est maintenue dans le Code des dĂ©lits et des peines de lâan IV (art. 603)[6].
Qui pouvait ĂȘtre concernĂ© par la peine de la gĂȘne ?
La gĂȘne est affectĂ©e principalement Ă la rĂ©pression des crimes politiques [7] ou commis par des fonctionnaires publics[8].
Elle ne peut ĂȘtre appliquĂ©e aux crimes ordinaires que dans deux cas :
- lorsque le meurtre pouvait bénéficier de l'excuse de provocation[9] ;
- pour faux témoignage en matiÚre civile[10].
Tous les autres crimes et délits ordinaires sont punis des autres peines (la mort, les fers, la réclusion, la détention ou l'emprisonnement)[11].
Exemples de condamnations
- Dans l'affaire ClĂ©ment de Ris, qui inspire Ă Balzac la trame d'Une tĂ©nĂ©breuse affaire, deux accusĂ©s, M. et Mme Lacroix, propriĂ©taires de la ferme oĂč le sĂ©nateur a Ă©tĂ© sĂ©questrĂ©, sont condamnĂ©s le 2 novembre 1801 par le tribunal spĂ©cial de Maine-et-Loire Ă 6 ans de gĂȘne[12].
Les raisons de sa suppression
L'article 18 du code pĂ©nal de 1791 prĂ©voit qu'il doit ĂȘtre « statuĂ© par un dĂ©cret particulier, dans quel nombre et dans quels lieux seront formĂ©s les Ă©tablissements destinĂ©s Ă recevoir les condamnĂ©s Ă la peine de gĂȘne ». Ce texte n'est pas suivi d'effet[13]. Faute de locaux appropriĂ©s[14], la peine de la gĂȘne n'es que difficilement appliquĂ©e. Sur l'exemple du tribunal criminel du Nord, il est observĂ©[15] que la gĂȘne ne reprĂ©sente que 0,24 % des verdicts, comme la dĂ©portation. La dĂ©gradation civique (0,60 %) et la dĂ©tention criminelle (4,70 %) sont plus souvent prononcĂ©es. Les tribunaux semblent rĂ©ticents Ă prononcer des peines qui nâont pas leur Ă©quivalent dans l'Ancien RĂ©gime[16].
L'emprisonnement individuel et cellulaire consiste en une simple sĂ©paration des dĂ©tenus entre eux, sans proscrire les communications avec l'extĂ©rieur, la participation aux exercices du culte, organisant la promenade Ă l'air libre pendant une heure au moins par jour. La peine de la gĂȘne, au contraire, impose une solitude absolue.
Le Code de 1810, pourtant animĂ© par le souci de dĂ©fendre sans faiblesse lâordre social et le rĂ©gime politique, la supprime pour cette raison. Dans son rapport devant le Corps lĂ©gislatif, Jean-Baptiste Treilhard trouve inhumain ce type de sĂ©questration qui implique lâisolement total du prisonnier : « Quel est donc le sort dâun homme enfermĂ© pour vingt ans, sans espoir de communication ni Ă lâintĂ©rieur ni Ă lâextĂ©rieur ? Nâest-il pas plongĂ© vivant dans un tombeau ? »[17].
Notes et références
- « La peine de gĂȘne, peine nouvelle, consiste en un emprisonnement solitaire, sans liens, dans un lieu Ă©clairĂ©, avec un travail choisi parmi ceux que la maison autorise », Jacques-Guy Petit, Ces peines obscuresâŠ, p. 56.
- Rapport sur le projet du Code pénal, présenté à l'Assemblée nationale, au nom des comités de Constitution et de législation criminelle, par M. Le Pelletier de Saint-Fargeau, séance du lundi 23 mai 1791.
- Voir Jacques-Guy Petit, Ces prisons obscuresâŠ, p. 56.
- Jean Mabillon :RĂ©flexions sur les prisons des ordres religieux
- Voir Jacques-Guy Petit, Ces peines obscuresâŠ, p. 65.
- « Les peines afflictives sont la mort, la dĂ©portation, les fers, la rĂ©clusion dans les maisons de force ; la gĂȘne, dĂ©tention. Elles ne peuvent ĂȘtre prononcĂ©es que par les tribunaux criminels ».
- IIe partie, Titre I, Section III, Crimes et attentats contre la Constitution, art. 1, 3, 5, 13, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24. â Code de l'an IV, art. 612 Ă 939
- IIe partie, Titre I, Section V, Crimes des fonctionnaires publics dans l'exercice des pouvoirs qui leur sont confiĂ©s, art. 1, 5, 6, 9 â Code de l'an IV, art. 612 Ă 939
- Code 1791, IIe partie, Titre II Crimes contre les particuliers, Section I Crimes et attentats contre les personnes, art. 9 : dix ans de gĂȘne.
- Code 1791, IIe partie, Titre II Crimes contre les particuliers, Section II crimes et dĂ©lits contre les propriĂ©tĂ©s, art. 47 : dix ans de gĂȘne.
- Voir : « Note sur la gĂȘne », in : Code des prisons, ou recueil complet des Lois, Ordonnances, ArrĂȘtĂ©s, RĂšglements, Circulaires et Instructions ministĂ©rielles concernant le rĂ©gime intĂ©rieur, Ă©conomique et disciplinaire des maisons d'arrĂȘt, maison de justice, maison de correction, maison de force et autres prisons prĂ©ventives pour peine, placĂ©s sous l'autoritĂ© du ministre de l'IntĂ©rieur, de 17/2/1670 Ă 1845. p. 13.
- Balzac, La Comédie humaine, t. 11, Le club français du livre, , notes, L
- Ainsi, au Havre, en 1790, le projet d'extension du couvent des Capucins pour accueillir les condamnĂ©s Ă la peine de la gĂȘne ne fut pas retenu par le Directoire du dĂ©partement qui le jugea trop coĂ»teux (cf. Au Havre, le couvent des Ursulines dit Notre-Dame-de-Bonsecours : prison et gendarmerie par Laurine Millet in CiminoCORPUS, 19 ).
- Code des prisons-1791, Maisons de gĂȘne, art. 14 Ă 18, voir p. 9.
- RenĂ© Martinage, Les innovations des constituants en matiĂšre de rĂ©pression, p. 124, note 48, in : Une autre Justice 1786 - 1799âŠ
- René Martinage, ibidem.
- [PDF] Maryvonne Lorcy, « LâĂ©volution des conceptions de la peine privative de libertĂ© ».
Voir aussi
Bibliographie
- Texte intégral original du Code pénal du
25 septembre 1791 (en ligne). - Texte intégral orignal du Code des délits et des peines du 3 brumaire, an 4 (en ligne)
- Texte intégral orignal du Code pénal de 1810 (en ligne)
- Du code révolutionnaire au code napoléonien, sur le site des Archives de France : Promulgation du Code pénal
22 février -2 mars 1810 (en ligne) - Le débat de 1791 à l'Assemblée nationale constituante (séance du lundi
23 mai 1791 ) : Rapport sur le projet du Code pĂ©nal par Le Pelletier de Saint-Fargeau (en ligne) - Une autre justice, 1789 - 1799. Ătudes publiĂ©es sous la direction de Robert Badinter; Fayard, 1989.
- Pierre Lascoumes, « Le verso oublié du « catéchisme révolutionnaire » : le code pénal du
6 octobre 1791 », Cahiers de recherche sociologique, no 13, 1989, p. 31-51 [lire en ligne] [PDF] - Danis Habib, Sylvie Nicolas. Le justiciable devant les tribunaux criminels à Paris (1790-1792), Criminocorpus, publié le
22 janvier 2010 , en ligne. - Sous la direction de Sylvie Humbert, Nicolas Deras : La prison, du temps passĂ© au temps dĂ©passĂ©, Ăditions L'Harmattan, 2012, 232 p., (ISBN 978-2-296-55650-8) ; voir, p. 95 et suivant, les difficultĂ©s de la naissance de la prison cellulaire.
Articles connexes
- Code pénal de 1791 (décret du
25 septembre 1791 ) - Code des délits et des peines (3 brumaire an IV -
25 octobre 1795 ) - Code pénal de 1810
- peine afflictive et infamante
- Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau