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Festival Sigma

Le festival Sigma de Bordeaux est une manifestation culturelle qui a eu lieu tous les ans Ă  l'automne (gĂ©nĂ©ralement en novembre) pendant ses trois dĂ©cennies d'activitĂ©s, entre 1965 et 1996. Se dĂ©roulant au cƓur de la ville, il a eu pour vocation principale de se faire le reflet de la crĂ©ation contemporaine internationale dans le champ pluridisciplinaire des avant-gardes. Outre les formes traditionnelles de la crĂ©ation artistique que sont le thĂ©Ăątre, le cinĂ©ma, le jazz, la chanson ou le cinĂ©ma, le festival a rĂ©vĂ©lĂ© Ă  la curiositĂ© du public des formes d'expression nouvelles dans les domaines des arts technologiques, de la musique concrĂšte, de l'architecture, de l'urbanisme ou du design. À la fin des annĂ©es 1960, le festival Sigma avait acquis la rĂ©putation nationale et internationale d'ĂȘtre la manifestation culturelle la plus avant-gardiste de France, Paris exceptĂ©. Il a trĂšs vite bĂąti sa rĂ©putation sur l'originalitĂ© de sa programmation, les provocations et les scandales qui ont Ă©maillĂ© son histoire, en particulier dans ses dĂ©buts.

Festival Sigma de Bordeaux
Image illustrative de l’article Festival Sigma
Chroniques coloniales, par le Grand Magic Circus, Ă  Sigma 7 en 1971.

Genre Théùtre, spectacle vivant, danse, musique
Lieu Bordeaux, Drapeau de la France France
PĂ©riode Automne
ScÚnes Galerie des Beaux-Arts, Alhambra, Palais des sports, EntrepÎt Lainé, place des Quinconces

Date de création 25-30 octobre 1965
Date de disparition 1996
Direction artistique Roger Lafosse (commissaire général)

Histoire

Aux origines du festival

Un bĂątiment d'architecture classique, en pierre noire.
Une vue de Bordeaux (entrĂ©e de la Galerie Bordelaise en 1974) avant la piĂ©tonnisation et les ravalements qui ont transformĂ© l’apparence de la ville.
Photo en noir et blanc d'un homme d'Ăąge moyen, en costume-cravate.
Jacques Chaban-Delmas (en 1969).

Dans la ville de Bordeaux considĂ©rĂ©e encore, au dĂ©but des annĂ©es 1960, comme trĂšs bourgeoise et conservatrice, des appĂ©tits de renouveau culturel vont voir le jour Ă  travers la formation d’un groupe d’hommes dĂ©sireux d’engager leur citĂ© sur des voies insolites. Le premier d’entre eux est Roger Lafosse, trente-cinq ans en 1962, qui, Ă  la suite d'un grave accident de la route, se met Ă  repenser son propre destin mais aussi le destin culturel de sa ville oĂč il exerce la fonction de reprĂ©sentant en piĂšces automobiles. Dans les annĂ©es 1950, Roger Lafosse avait vĂ©cu Ă  Paris oĂč il frĂ©quentait les milieux du jazz (il y a cĂŽtoyĂ© de nombreuses personnalitĂ©s dont Charlie Parker et Boris Vian[1]) ; il y jouait du saxophone. De retour Ă  Bordeaux, profondĂ©ment imprĂ©gnĂ© de son expĂ©rience parisienne, il fait part Ă  des amis de son projet d’ouvrir la ville Ă  de nouveaux horizons Ă  travers des actions culturelles innovantes nourries de diverses recherches. En 1963, un organisme voit le jour, l’ARC (Arts et Recherches Contemporaines) dont les quatre membres fondateurs sont Roger Lafosse, Robert Escarpit (Ă©crivain et professeur de lettres), Abraham Moles (philosophe et sociologue, fĂ©ru de sciences relatives Ă  l’électroacoustique) et Michel Philippot[2] (chef du bureau bordelais de l’O.R.T.F.) Ensemble, ils dĂ©cident de mettre en place Ă  Bordeaux un rendez-vous d’automne qui serait une « Semaine de spectacles, d’arts et de recherches », en rĂ©ponse Ă  leur dĂ©sir d’éveiller le public bordelais aux innovations, tant dans les arts que dans les sciences. Ils attribuent alors un nom Ă  cette Semaine de Recherche : « Sigma », d’aprĂšs la dix-huitiĂšme lettre de l’alphabet grec. En quĂȘte d’un soutien officiel et d‘une aide financiĂšre, Roger Lafosse rencontre Jacques Chaban-Delmas, le maire de Bordeaux, qui lui fait part de son enthousiasme, celui-ci comprenant le parti que sa ville pourrait tirer d’une initiative aussi novatrice.

La modernité et l'insolite en action à partir de 1965

La premiĂšre Ă©dition de la Semaine de Recherche, que trĂšs vite il sera convenu d’appeler « Festival Sigma », se tient du 25 au 30 octobre 1965. À chaque jour de la Semaine est dĂ©diĂ©e une thĂ©matique prĂ©cise : thĂ©Ăątre, littĂ©rature et poĂ©sie (discipline qui disparaĂźtra dĂ©finitivement deux ans plus tard), arts nouveaux (arts et machines, sculpture et architecture, cinĂ©ma, audiovisuel
), architecture et urbanisme, arts sonores (musique contemporaine et expĂ©rimentale), prospective et synthĂšse (diverses rĂ©flexions sur la pensĂ©e et l’art contemporain). Les journĂ©es sont animĂ©es par des dĂ©bats et des confĂ©rences, et le soir un spectacle est prĂ©sentĂ© dans une salle du centre-ville. Tout au long de la semaine, de nombreux Ă©changes font l’objet de rĂ©flexions relatives aux rapports de plus en plus Ă©troits entre la crĂ©ation et les machines, aux recherches Ă©lectroniques dans les arts sonores, ou encore Ă  la conception que l’on se fait de la citĂ© de demain Ă  travers les travaux futuristes des architectes. À la Galerie des Beaux-Arts se tient une exposition dont l’intitulĂ©, « Art et CybernĂ©tique », augure de l’intĂ©rĂȘt que Sigma va cultiver au fil du temps pour les applications numĂ©riques dans le champ de la crĂ©ation. Bien que cette premiĂšre Ă©dition de Sigma se soit dĂ©roulĂ©e dans un calme relatif, elle a surpris par la vivacitĂ© de son caractĂšre avant-gardiste et suscitĂ© quelques vives critiques jusqu’au sein du conseil municipal. Toutefois, au dĂ©but de l’hiver, le maire tient Ă  assurer le comitĂ© de Sigma de sa pleine confiance.

Photo noir et blanc d'un homme pensif.
Iannis XĂ©nakis en 1975, un habituĂ© de Sigma oĂč il fut plusieurs fois invitĂ©.

La deuxiĂšme Ă©dition de la Semaine de Recherche, nommĂ©e Sigma 2, se tient en novembre 1966. La plupart des grandes thĂ©matiques de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente sont reconduites avec le mĂȘme goĂ»t prononcĂ© pour les confĂ©rences et les dĂ©bats portant sur les recherches les plus innovantes. À la Galerie des Beaux-Arts, l’exposition Arts visuels, Architecture, Urbanisme, met en lumiĂšre l’imaginaire des architectes dans leur conception des villes du futur et prĂ©sente une maquette wellsienne (comme sortie tout droit du roman de H. G. Wells, Une utopie moderne). Le plasticien français JoĂ«l Stein est invitĂ© Ă  exposer ses Ɠuvres relatives Ă  l’art cinĂ©tique. Sur la scĂšne du ThĂ©Ăątre Français, un autre plasticien français, Nicolas Schöffer, adepte de l’art cinĂ©tique et cybernĂ©tique, prĂ©sente un spectacle audio-visuel expĂ©rimental retransmis en direct sur la deuxiĂšme chaĂźne de l’O.R.T.F. Par une soirĂ©e de concert oĂč sont jouĂ©es des Ɠuvres d’Edgar VarĂšse et de Iannis XĂ©nakis, Sigma confirme sa prĂ©dilection pour la musique contemporaine, mais il ouvre dĂ©jĂ  ses portes au jazz expĂ©rimental en organisant un concert de free-jazz assurĂ© par l’artiste amĂ©ricain Albert Ayler.

La Semaine de Recherche de Sigma 3 confirme la tendance avant-gardiste du festival dans les arts plastiques et les arts sonores. À la Galerie des Beaux-Arts, l’exposition Le Multiple prĂ©sente les nouvelles productions du design — dit  industrial design — dans les usages domestiques. L’art cinĂ©tique y est largement exposĂ© et commentĂ© Ă  un moment oĂč la presse parisienne s’intĂ©resse de plus en plus Ă  cette discipline. On a pu aussi y dĂ©couvrir la technique de reproduction d’une Ɠuvre originale nommĂ©e  « kamagraphie ». Sur la scĂšne musicale expĂ©rimentale, John Cage prĂ©sente son spectacle Atlas Eclipticalis tandis que le concert assurĂ© dans la salle de l’Alhambra par Pierre Henry, La messe Ă©lectronique, restera longtemps gravĂ© dans les mĂ©moires. Ce soir-lĂ , le jeune public venu en trĂšs grand nombre a Ă©tĂ© conviĂ© Ă  Ă©couter le concert Ă©lectroacoustique allongĂ© sur des matelas. Pour diffĂ©rents observateurs, cette soirĂ©e est perçue comme rĂ©volutionnaire. Un article du journal Le Monde abonde dans ce sens : « Une rĂ©volution [
] s’est produite dans la maniĂšre d’écouter, dans le rapport de l’auditeur avec la musique : les conditions d’un concert ont Ă©tĂ© radicalement transformĂ©es. »[3]. Le concert s’est dĂ©roulĂ© dans une ambiance surchauffĂ©e et enfumĂ©e. Le lendemain, des accusations portant sur un usage de drogues lors du concert sont restĂ©es sans suite grĂące Ă  la volontĂ© du maire Chaban-Delmas de soutenir la poursuite du festival.

Le théùtre à la pointe de l'avant-garde

Photo en noir et blanc d'une femme et un homme en costumes de scĂšne.
Cathy Berberian et Sylvano Bussotti au début des années 1960.
Photo en noir et blanc de trois comédiens en jeans et t-shirts.
Antigone par le Living Theatre (en 1982) ; au centre, Julian Beck, le fondateur.

C’est par la programmation thĂ©Ăątrale de Sigma 3 que le festival acquiert la rĂ©putation d’une manifestation avant-gardiste sulfureuse. La prĂ©sentation du spectacle La passion selon Sade, mis en scĂšne par Sylvano Bussotti, suscite beaucoup de remous et d’opposition dans un thĂ©Ăątre survoltĂ©. À un moment critique, des spectateurs en viennent Ă  envahir la scĂšne, provoquant du dĂ©sordre en jetant vers la salle des objets du dĂ©cor[4]. Le calme revenu, le spectacle se poursuit. En derniĂšre partie, un morceau est interprĂ©tĂ© par la cantatrice amĂ©ricaine Cathy Berberian tandis qu'au fond de la salle on a du mal Ă  contenir la fĂ©brilitĂ© des agitateurs[5]. L’aspect insurrectionnel et anarchique de cette reprĂ©sentation houleuse offrira des arguments Ă©tayĂ©s aux opposants du festival. Toutefois, la vedette de cette Semaine de Recherche demeure sans conteste la troupe thĂ©Ăątrale amĂ©ricaine Le Living Theatre (ou Living Theater) dont les prestations sur scĂšne suscitent beaucoup de sensations, d’émotions et de commentaires dans la presse. Le Living Theatre, sous la direction de Julian Beck et de Judith Malina, prĂ©sente trois spectacles au cours de la Semaine : Antigone (d'aprĂšs Sophocle et Brecht), Mysteries and small pieces et Frankenstein.

En avant-premiĂšre sur le sol français, les Bordelais dĂ©couvrent un jeu thĂ©Ăątral s’appuyant sur peu de texte, sur une gestuelle trĂšs dĂ©veloppĂ©e dans des mises en scĂšne qui peuvent ĂȘtre traversĂ©es par de longs silences ou dĂ©chirĂ©es par des hurlements. Les membres de la troupe invectivent les spectateurs, les invitent Ă©ventuellement Ă  se joindre au spectacle dans l’esprit d’une communion entre les comĂ©diens et le public. C’est un thĂ©Ăątre qui puise son inspiration dans les thĂ©matiques tragiques du monde : guerres, gĂ©nocides, enfermements, viols, tortures, Ă©pidĂ©mies, famines
 Et il exalte la libertĂ©, l’affranchissement de toute contrainte. Au sortir des reprĂ©sentations du Living Theatre, le public de Sigma se montre trĂšs partagĂ© entre ceux qui avouent leur admiration pour un thĂ©Ăątre novateur et dĂ©rangeant tandis que d’autres clament leur dĂ©testation. et voient en Sigma un « danger »[6]. La venue du Living Theatre Ă  la Semaine Sigma de 1967 laissera Ă  Bordeaux des traces profondes dans la mĂ©moire collective durant plusieurs annĂ©es.

Le bilan de cette 3Ăšme Ă©dition qui a marquĂ© les esprits est dressĂ© par des journaux qui affichent un intĂ©rĂȘt certain pour le festival, jusque dans la presse parisienne. On peut lire dans les colonnes du quotidien Le Monde qu'il faut « tirer un enseignement de cette manifestation qui, pendant une semaine, s'abat comme un cyclone sur une ville comme Bordeaux, si guindĂ©e, si endormie[7] ».

1968 : l’annĂ©e des troubles et des reports

MalgrĂ© les critiques[8], les polĂ©miques et une trĂ©sorerie trĂšs fragile, le festival Sigma a vocation Ă  durer. Il remporte dĂ©sormais un grand succĂšs, en particulier auprĂšs de la jeunesse. Cependant l’annĂ©e 1968 va le faire trembler sur ses fondations. La ville de Bordeaux se trouve trĂšs concernĂ©e par les Ă©vĂ©nements de Mai (manifestations d’ampleur, occupation du Grand ThĂ©Ăątre, nuit des barricades
) A priori, avec sa programmation en automne, le festival Sigma ne se sent pas directement concernĂ© par ces secousses sociales du printemps bien que ce soit une partie de son public qui dĂ©file dans les rues. Mais en juin, le maire Chaban-Delmas fait savoir Ă  Roger Lafosse qu’au regard de la situation insurrectionnelle que vient de connaĂźtre le pays et des risques de troubles Ă  l’ordre public que le festival Sigma pourrait se voir accuser de susciter dans un environnement social aussi Ă©lectrique, la Semaine de Recherche de l’automne sera annulĂ©e. Il n’y aura donc pas de festival en cette annĂ©e 68.

Des comĂ©diens sur scĂšne au milieu des marionnettes ; l'un d'eux tient une porte en carton portant l'inscription « LA PORTE DU CIEL » et un autre un cƓur marquĂ© GO TO HELL.
Bread and Puppet Theatre Ă  Sigma en 1969.

Le comitĂ© directeur de Sigma va se saisir de cette situation pour mettre en Ɠuvre une idĂ©e qui lui est chĂšre : rĂ©partir sur le calendrier annuel diffĂ©rentes manifestations qui relĂšvent de l’esprit d’avant-garde et de recherche mis en exergue lors de la Semaine automnale. Cette ambition est appuyĂ©e par M. Chaban-Delmas qui aimerait que Sigma adopte un « caractĂšre permanent ». C’est dans ce contexte de reports de spectacles qu’un concert prĂ©vu dans le Sigma 4 annulĂ© avec le groupe des Pink Floyd a lieu Ă  l’Alhambra en fĂ©vrier 1969, prĂ©sentĂ© comme un Ă©vĂ©nement Ă  un moment oĂč la formation commençait sa percĂ©e vers le succĂšs. Trois mois plus tard, en mai, la troupe amĂ©ricaine progressiste et militante du Bread and Puppet Theatre fait sensation avec ses marionnettes gĂ©antes mesurant jusqu’à trois mĂštres de haut ; elle est venue prĂ©senter son nouveau spectacle The cry of the people for meat.

Sigma 5 de 1969 : le festival renoue avec les grandes productions théùtrales

AprĂšs l’annulation de la Semaine de Recherche en 1968, Sigma retrouve enfin son public fidĂšle, jeune, et de plus en plus nombreux. Le festival garde toute sa spĂ©cificitĂ© en demeurant la figure de proue de l'avant-garde en province. La presse parisienne s'en fait l'Ă©cho. On peut y lire, au moment du lacement de Sigma 5 : « AprĂšs la sinistre biennale des jeunes Ă  Paris, Sigma reste la seule manifestation française oĂč l'on peut avoir une idĂ©e de ce qui se passe dans l'avant-garde du monde entier[9]. ». En novembre 1969, la programmation s’annonce trĂšs ambitieuse avec beaucoup de spectacles et quelques tĂȘtes d’affiche. Les troupes de thĂ©Ăątre invitĂ©es prĂ©sentent des mises en scĂšne dans le mĂȘme esprit que celui du Living Theatre. La troupe new-yorkaise de l’Open Theatre joue Terminal en crĂ©ation mondiale ; la scĂšne se dĂ©roule dans les quartiers macabres d’un hĂŽpital oĂč rĂŽdent partout la maladie, l’agonie et la mort. Dans la salle de l’Alhambra archi-comble, le public a reçu la piĂšce favorablement et a beaucoup applaudi, mais sans enthousiasme Ă©bahi. On a pu lire dans les colonnes de Sud-Ouest le lendemain : « C’est l’absence de surprise qui est la cause de ce tiĂ©dissement des rĂ©actions. En 1967, la troupe de Julian Beck avait littĂ©ralement sidĂ©rĂ© les foules bordelaises. Ces comĂ©diens en jeans Ă©limĂ©s qui jouaient sur une scĂšne dĂ©nudĂ©e un texte pratiquement incomprĂ©hensible avaient Ă©bahi le public. Mais, depuis, il y a eu Mai 1968 ; il y a eu une escalade dans les audaces scĂ©niques et les outrances thĂ©Ăątrales. Tout le monde s’est habituĂ© Ă  ce « new style » importĂ© d’AmĂ©rique. Le rĂ©sultat, c’est que hier au soir, le public s’est Ă  peine Ă©mu de voir un acteur — en l’occurrence Joseph Chaikin, le directeur de la troupe — se dĂ©nuder entiĂšrement sur scĂšne[10]. »

Des comédiens au sol sur scÚne au milieu de pommes éparpillées.
The Open Theater Ă  Sigma 5.

Deux jours plus tard, Ă  partir de minuit, la mĂȘme troupe prĂ©sente Le serpent d’aprĂšs un texte de Jean-Claude Van Itallie. La mise en scĂšne est dans l’air du temps : spectateurs assis sur le sol, acteurs regroupĂ©s en troupe sur la scĂšne dans la rigueur du jeu ou le dĂ©sordre des corps libĂ©rĂ©s, troupe chevelue qui se dĂ©hanche et improvise autour du thĂšme du serpent et du pĂ©chĂ© originel, ainsi que du meurtre d’Abel. Une trĂšs grande performance physique des acteurs a enthousiasmĂ© la salle. Dans cette mĂȘme veine d’un thĂ©Ăątre sombre et parfois torturĂ©, la troupe rouennaise de l’O.R.B.E. a prĂ©sentĂ© Oratorio concentrationnaire, de Jean-Philippe Guerlais, IrĂšne Lambelet et Numa Sadoul. La scĂšne se dĂ©roule dans un camp de concentration et prĂ©sente tous les stigmates de corps presque dĂ©nudĂ©s se dĂ©plaçant en reptations dĂ©chirantes au milieu des coups, des cris et des gĂ©missements, ou les bras pendants rĂ©vĂ©lant des gestes endoloris proches de l’agonie accompagnĂ©s de regards hallucinĂ©s. Des noms y sont proclamĂ©s tragiquement : Verdun, Hiroshima, Auschwitz, Göring, Dachau, Treblinka, Mauthausen, Budapest
 L’O.R.B.E. prĂ©sente un thĂ©Ăątre de la douleur et de la dĂ©nonciation de l’horreur, ce qui place l’inspiration de cette troupe dans le sillage du thĂ©Ăątre new-yorkais. C’est un thĂ©Ăątre sublime jusqu’à l’extrĂȘme mais qui lĂšve quelques interrogations par son aspect rĂ©pĂ©titif piĂšce aprĂšs piĂšce. Dans les colonnes de Sud-Ouest, on se demande s’il ne s’agit pas moins, avec ce « nouveau thĂ©Ăątre », que de « se complaire dans le morbide, le sinistre, l’atroce », Ă  croire que « le jeune thĂ©Ăątre est prisonnier d’une mode[11] ». Sigma se dĂ©tachera de ce courant dans les annĂ©es suivantes.

Happenings et alliance de l’art avec la technologie

Se rĂ©clamant de l’École de Nice, un maĂźtre du happening français, Pierre Pinoncelli, est invitĂ© Ă  Sigma 5. Il prĂ©sente devant la Galerie des Beaux-Arts sa performance « Mort au pain ! » oĂč il arrose d’essence une centaine de baguettes entassĂ©es et y met le feu, geste qui lui vaudra quelques vives critiques. Dans un autre happening, il dĂ©ambule en centre-ville enveloppĂ© de bandelettes de la tĂȘte aux pieds. La momie ambulante espĂšre susciter un Ă©moi parmi les passants, mais le happening y est accueilli avec ironie ou indiffĂ©rence[12]. L’artiste niçois Ben, connu pour ses happenings et ses Ă©critures naĂŻves arrondies, est Ă©galement prĂ©sent Ă  Sigma 5. Il s’illustre lors de la grande exposition de la Galerie des Beaux-Arts conçue sur le thĂšme « Arts et technologie ». Sa performance consiste Ă  rester allongĂ© pendant douze heures en feignant de dormir. Il a par ailleurs organisĂ©, avec l’artiste Tobas, la coupure de courant gĂ©nĂ©rale dĂ©clenchĂ©e au cours du vernissage de l’exposition.

Dans la tendance E.A.T. du moment (Experiment in Art and Technology), l’exposition a mis en valeur l’alliance entre l’artiste et la machine par des dĂ©monstrations plastiques ou technologiques trĂšs innovantes. Roger Lafosse y a prĂ©sentĂ© son invention, le Corticalart, dispositif qui consiste Ă  placer des Ă©lectrodes sur la tĂȘte d’une personne volontaire et Ă  recueillir les ondes cĂ©rĂ©brales. Par l’électronique, celles-ci sont retranscrites sur un Ă©cran de tĂ©lĂ©vision Ă  l’aide de couleurs, lesquelles sont changeantes selon les rĂ©actions et humeurs de la personne. Lors de cette exposition, l’artiste français de l’art cinĂ©tique, JoĂ«l Stein, a prĂ©sentĂ© ses recherches sur les effets produits par les rayons laser, nouveau principe d’amplification de la lumiĂšre.

Concerts-jeux, expériences et musique contemporaine

Le concert Fluxus prĂ©sentĂ© sous la direction de Ben en hommage Ă  John Cage s’inscrit dans l’esprit de recherche et d’innovation de la Semaine automnale de Sigma. Ben donne Ă  entendre toutes sortes de sons et se met aussi dans tous ses Ă©tats, met le feu aux partitions, Ă©crase un violon, se renverse un seau sur la tĂȘte et dĂ©tĂ©riore un piano Ă  coups de hache et de maillet. Le public reste impassible, exceptĂ© quand Ben braque vers les spectateurs une lance Ă  incendie. Dans une autre soirĂ©e de Sigma, l’artiste Jean Dupuy propose un concert Ă  vocation Ă©galement expĂ©rimentale. Il prĂ©sente ChƓur pour six cƓurs, mise en scĂšne technologique qui fait entendre des bruits cardiaques du corps humain (une oreillette, un ventricule, une artĂšre
), sons captĂ©s par la prĂ©sence sur scĂšne de six participants munis d’un stĂ©thoscope plaquĂ© sur le cƓur. L’amplification de ces sons constitue une des matiĂšres sonores du concert.

TrĂšs attachĂ© Ă  la place de la musique contemporaine dans sa programmation, Sigma invite dans la mĂȘme Semaine le percussionniste et chef d’orchestre Diego Masson Ă  diriger de son pupitre sa formation « Musique vivante » sur une Ɠuvre de Karlheinz Stockhausen intitulĂ©e Stop.

Jazz, free-jazz et rock Ă  Sigma 5

Un homme de couleur en noir et blanc joue de la trompette.
Miles Davis Ă  Sigma 7 en 1971.

Le jazz est en train d’acquĂ©rir une place de choix dans les tendances marquĂ©es du festival et gardera cette place durant de nombreuses annĂ©es. L’édition de Sigma 5, en 1969, frappe un coup fort en illustrant sa programmation de quelques noms parmi les plus grands. Miles Davis se produit devant une salle comble, entourĂ© de jeunes musiciens, et vient consacrer devant le public bordelais la fusion du son Ă©lectrique avec le jazz. Ce son nouveau trouve sa place sur la scĂšne des avant-gardes. À l’aune de cette exigence, les critiques seront plus rĂ©servĂ©es Ă  l’égard de Duke Ellington, Ă©galement invitĂ© Ă  la Semaine automnale, qui vient de fĂȘter fastueusement son 70e anniversaire Ă  la Maison Blanche[13] et assure Ă  Bordeaux un rĂ©cital de facture classique. Une critique publiĂ©e dans le quotidien Le Monde ne glorifie pas la prĂ©sence du grand musicien Ă  Sigma : « Ce concert de Duke Ellington fut trĂšs critiquĂ© : tentative d’ouverture de Sigma vers un public plus large et plus populaire, cette soirĂ©e, qui s’inscrivait mal au milieu d’une semaine de recherche et d’art contemporain, contribua Ă  faire tomber le tonus d’une manifestation dont on attendait autre chose que la commĂ©moration des soixante-dix ans d’un des pionniers du jazz. »[14] Une troisiĂšme grosse pointure du jazz fait l’unanimitĂ© dans la critique : Oscar Peterson donne un concert avec sa formation et tient le public bordelais en Ă©tat de grĂące, transportant la salle de l’Alhambra dans un rythme d’enfer. Grand bonhomme sympathique et rieur, il officie tantĂŽt en trio, tantĂŽt en piano solo, dĂ©bordant de vitalitĂ© et de sueur sur le visage.

Le « bal  de clĂŽture » de Sigma 5 est assurĂ© par la formation Ronnie Scott Band dans la salle du Casino. Au cours de la soirĂ©e, un Ă©lĂ©phant qu’on a promenĂ© l’aprĂšs-midi dans les rues de la ville est prĂ©sentĂ© au public ; on projette des images sur son flanc. Dans une salle adjacente, celle de l’Alhambra, se dĂ©roule le concert des Soft Machine, formation dont la production musicale Ă©volue peu Ă  peu du rock psychĂ©dĂ©lique et du jazz-rock vers le free-jazz.

Le festival contesté

Dans sa deuxiĂšme Ă©dition, le festival doit affronter une contestation de plus en plus vive. Certaines critiques violentes Ă©manent toujours de quelques membres du Conseil municipal ; elles proviennent Ă©galement de la population, toutes classes sociales confondues. En novembre 1969, Sud-Ouest publie quelques extraits de son courrier des lecteurs[15] oĂč le festival Sigma est assimilĂ© Ă  une « avalanche d’obscĂ©nitĂ©s » qui gĂ©nĂšre beaucoup « de pornographie et d’ésotĂ©risme », et des « fantaisies abracadabrantes ». On y dĂ©nonce aussi l’usage de drogues par quelques « intoxiquĂ©s » qui se livrent Ă  leur « balade sur les chemins de Katmandou ». On retrouve ce ton hostile et parfois agressif dans des publications syndicales et politiques. Les partis de gauche dĂ©noncent le caractĂšre « bourgeois » du festival, dĂ©plorent que celui-ci ne se mette nullement Ă  la portĂ©e des classes prolĂ©taires. La section girondine du P.S.U. « dĂ©nonce comme une provocation cet Ă©talage dĂ©risoire et montĂ© Ă  grands frais d’une culture fictive et en consĂ©quence invite ses membres et sympathisants Ă  dĂ©serter cette Semaine lancĂ©e artificiellement par quelques rapaces[16] ». Ces appels au boycott Ă  l’édition de Sigma 5 importunent le comitĂ© directeur de la Semaine Ă  un moment oĂč celui-ci s’inquiĂšte de l’extrĂȘme fragilitĂ© financiĂšre du festival et craint pour la pĂ©rennitĂ© du financement municipal dans un contexte d’opposition persistante.

Le cinéma dans la programmation de Sigma

S’il est une discipline qui s’est particuliĂšrement illustrĂ©e durant la Semaine, c’est le cinĂ©ma, aujourd’hui oubliĂ© dans la mĂ©moire collective relative Ă  Sigma, portant il connut ses heures de gloire au sein du festival. La section cinĂ©ma du festival, animĂ©e par une Ă©quipe de quelques garçons passionnĂ©s dont Philipe Bordier, s’emploie depuis Sigma 2 Ă  montrer des films situĂ©s hors des circuits commerciaux. La plupart des films projetĂ©s sont des courts-mĂ©trages, soit au plus proche des rĂ©alitĂ©s de la vie (le « cinĂ©ma-vĂ©ritĂ© »), soit rĂ©vĂ©lant une tonicitĂ© Ă©trange, revendicative et parfois insolente. Ce sont des films de 8 ou 16 millimĂštres, parfois projetĂ©s illĂ©galement, sans visa d’autorisation. Beaucoup de ces films « underground » s’inspirent du Nouveau CinĂ©ma AmĂ©ricain, un genre totalement affranchi d’Hollywood se dĂ©finissant comme « bĂątard, sauvage, grossier, naĂŻf, cruel, sentimental, pornographique, licencieux, cinglĂ©, audacieux, chauve, obĂšse et monstrueux[17] ». En 1967, Ă  Sigma 3, les projections ont eu lieu dans la nuit, entre minuit et 4h du matin pour attĂ©nuer les oppositions Ă  cette programmation. Dans l’édition de Sigma 5, le programme cinĂ©matographique trĂšs chargĂ© se prĂ©sente sous le nom de « CinĂ©ma Golem ». Le choix insolite des films de la Semaine continue d’imprimer sa marque sur les Ă©crans aux cĂŽtĂ©s de quelques noms de rĂ©alisateurs tels Jacques Rivette (pour L’amour fou), Kenneth Anger (pour L’inauguration du dĂŽme du plaisir), Philippe Garrel ou Jean-Pierre Lajournade. En 1970, le programme s’est encore Ă©toffĂ©. Pendant trois jours, au cinĂ©ma Capitole de la rue JudaĂŻque (qui n’existe plus) ont Ă©tĂ© projetĂ©s cinquante films (des courts-mĂ©trages et quatre longs-mĂ©trages) venus de neuf pays europĂ©ens. Dans la catĂ©gorie des courts-mĂ©trages sont prĂ©sentĂ©s, entre autres, Le sexe enragĂ© et Bande de cons du rĂ©alisateur belge Roland Lethem, L’homme qui lĂšche et L’homme qui tousse de Christian Boltanski, La question ordinaire (un homme torturĂ© pendant dix minutes) de Claude Miller et Sortez vos culs de ma commode de Jean-Pierre Bouyxou. Un long-mĂ©trage de deux heures a fait sensation : Necropolis de Franco Brocani. De grands noms sont Ă©galement Ă  l’affiche, Alain Resnais (un hommage lui est rendu avec plusieurs de ses films), Marguerite Duras (pour DĂ©truire, dit-elle) et Pasolini (pour ƒdipe roi).  Cette Ă©dition remporte au Capitole un grand succĂšs auprĂšs de la jeunesse, lui offrant la possibilitĂ© de voir des films parmi lesquels certains sont trĂšs rares et si difficilement projetĂ©s en province, encore en 1970. On peut lire dans les colonnes de Sud-Ouest du 6 novembre : « Essayez de dĂ©nombrer les films de valeur qui ne font jamais le voyage de la Seine Ă  la Garonne
 ».

Le festival sur la trajectoire d’un succùs grandissant

Une actrice en nuisette ou combinaison noire, au second plan on distingue un homme assis en costume-cravate.
La Mort de Bessie Smith, mise en scĂšne par Jean-Marie Serreau, en 1970.

Le festival connaĂźt un succĂšs grandissant en nombre d’entrĂ©es sur l’ensemble des manifestations (3 000 en 1965, 10 000 en 1966, 18 000 en 1967, 34 000 en 1969)[18] et cependant il lui faudra composer avec les critiques et les regrets exprimĂ©s sur son orientation perçue comme un peu plus convenue, un peu moins insolite, surprenante ou scandaleuse. En ce sens, 1970 est un tournant Ă  partir duquel sera rĂ©guliĂšrement mis en dĂ©bat le caractĂšre avant-gardiste des programmations de Sigma. Au moment de Sigma 6 en novembre 1970, le quotidien Le Monde publie un article[19] qui fait Ă©tat de cette Ă©volution des regards portĂ©s sur Sigma et des voix critiques qui voient ironiquement en ce festival la manifestation d’une « contestation subventionnĂ©e ». L’édition de Sigma 6 qui souffrira de ces diverses critiques Ă  sa clĂŽture peut apparaĂźtre comme une annĂ©e de transition sans grand coup d’éclat malgrĂ© son succĂšs public ; toutefois, les fondamentaux demeurent. Sur la scĂšne musicale, le festival maintient son goĂ»t affirmĂ© pour la musique contemporaine. À l’Alhambra sont donnĂ©es Ă  entendre une intĂ©grale des Ɠuvres de Pierre Schaeffer dont sa Symphonie pour un homme seul, puis, dans la mĂȘme soirĂ©e, des Ɠuvres d’Edgar VarĂšse sous la direction de Konstantin Simonovitch. Quelques jours plus tard sera jouĂ©e l’Apocalypse de Jean de Pierre Henry. À l’Alhambra est prĂ©sentĂ© un concert assurĂ© par la chanteuse de pop-rock Julie Driscoll entourĂ©e d’un orchestre symphonique de cinquante musiciens. Du cĂŽtĂ© du jazz, domaine devenu tout aussi incontournable Ă  la Semaine, sont invitĂ©s Charles Mingus et Nones Quartet, entre autres formations.

Le Grand Magic Circus enflamme le festival

Des actrices en transe sur scĂšne ; derriĂšre elles, Ă©mergeant du rideau, une forme phallique en tissu ou papier se terminant par un Ɠil.
Cockstrong, par The Playhouse of the Ridiculous, Ă  Sigma.
Des acteurs déchaßnés, l'un d'eux tient un fumigÚne et porte une femme nue debout sur ses épaules.
Le Grand Magic Circus Ă  Sigma.
Photo d'un homme maquillé avec une visiÚre.
Le Grand Magic Circus jouant Pierre de Coubertin pendant les Jeux olympiques de Munich en 1972.

AprĂšs l’édition de Sigma 6 oĂč le souffle du thĂ©Ăątre nouveau est retombĂ©, Sigma 7, en novembre 1971, va marquer un grand coup sur la scĂšne thĂ©Ăątrale. Certes, le thĂ©Ăątre amĂ©ricain fait encore sensation avec la prĂ©sentation de Cockstrong de la troupe The Playhouse of the Ridiculous, mais c’est du cĂŽtĂ© du thĂ©Ăątre français que l’évĂ©nement va se produire. Le Grand Magic Circus de JĂ©rĂŽme Savary est invitĂ© pour la premiĂšre fois Ă  Sigma et vient prĂ©senter au public bordelais sa conception d’un renouveau du thĂ©Ăątre par la joie, le dĂ©lire, le loufoque et la fĂȘte collective. Les mises en scĂšne sont hautes en couleur, bruyantes, parfois abracadabrantes : on s’amuse, on chante, on danse, on fait des pirouettes et des acrobaties, on crache du feu, on joue des instruments
 Le Grand Magic Circus prĂ©sente son spectacle Chroniques coloniales ou Les aventures de Zartan, frĂšre mal-aimĂ© de Tarzan, chronique de voyage de l’anti-hĂ©ros Zartan qui vit avec une guenon qui parle et va de continent en continent, au grĂ© de burlesques pĂ©ripĂ©ties. La troupe prĂ©sente Ă©galement, en crĂ©ation, Les derniers jours de solitude de Robinson CrusoĂ©, « une soirĂ©e folle, une grande fĂȘte rigolarde, sonore et colorĂ©e » selon les termes du quotidien Sud-Ouest[20]. Le Grand Magic Circus a remportĂ© un trĂšs grand succĂšs Ă  Sigma 7 par son inventivitĂ© drĂŽle et dĂ©capante, tout Ă  fait neuve dans le festival, Ă  l’opposĂ© du thĂ©Ăątre tragique de Sigma 3 et de Sigma 5. Le Figaro s’est fait l’écho de la rencontre entre ce thĂ©Ăątre frais et nouveau et le public de Sigma aprĂšs la reprĂ©sentation de Robinson CrusoĂ© : « Quinze cents adolescents, assis, debout, accroupis, hauts perchĂ©s sur la balustrade » assistant Ă  « des numĂ©ros imitĂ©s des clowns avec une fantaisie inventive et des mots qui font penser aux Pieds NickelĂ©s. [
] Qu’importe que certains gags durent un peu trop longtemps, que d’autres soient faciles ou de mauvais goĂ»t, que le spectacle soit nonchalamment rĂ©glĂ©. La dĂ©sinvolture, l’improvisation en font le charme, ainsi que la voix haut perchĂ©e du rĂ©citant, les musiciens de foire, les tĂ©nors affublĂ©s d’oripeaux, le constant esprit burlesque[21]. »

Le Grand Magic Circus reviendra l’annĂ©e suivante, Ă  Sigma 8, prĂ©senter Pierre de Coubertin au Palais des sports de Bordeaux (spectacle jouĂ© prĂ©cĂ©demment dans l’étĂ© 1972 Ă  Munich au moment des Jeux Olympiques).

Une programmation thĂ©Ăątrale en quĂȘte d'un second souffle

Les succĂšs remportĂ©s avec les troupes de renommĂ©e internationale n'ont pas fait oublier le souhait des organisateurs du festival d'ouvrir leurs scĂšnes aux jeunes troupes rĂ©gionales. Dans l'Ă©dition de Sigma 6, en 1970, parmi les formations d'Aquitaine invitĂ©es Ă  se produire, le spectacle mis en scĂšne par le jeune Bordelais Guy Lenoir, L'empereur de Chine, est remarquĂ© par la presse et fait figure d'exemple par son inventivitĂ© pour engager de nouvelles expĂ©riences thĂ©Ăątrales[22]. Cette remarque sonne comme un avertissement et un appel Ă  un renouvellement du genre. En effet, dans la programmation du festival, le thĂ©Ăątre estampillĂ© « avant-garde », avec Ă  l'appui de grands noms Ă  l'affiche, va tomber en sommeil pendant plusieurs annĂ©es. Toutefois, la troupe amĂ©ricaine The Barbwire Theater a fait sensation Ă  Sigma 8, en 1972, dans une interprĂ©tation de The cage de Rick Cluchey, piĂšce mettant en scĂšne des dĂ©tenus dans le huis-clos violent d'une cellule. On peut lire dans le Figaro qui rend compte des spectacles prĂ©sentĂ©s Ă  Sigma 8 : « La Cage est de l’excellent thĂ©Ăątre puisque, mĂȘme pour le spectateur qui n’entend pas l’anglais d’un texte trĂšs abondant, la brutalitĂ© et la dĂ©tresse des personnages nous assaillent violemment. »[23].

Deux ans plus tard, dans une mise en scĂšne spectaculaire, la troupe du FĂ©nomĂ©nal Bazaar Illimited (F.B.I.) propose Ă  l'EntrepĂŽt LainĂ© une exposition dĂ©nommĂ©e Monopolis, due Ă  GuĂ©nolĂ© Azerthiope et Roland Topor, sorte de labyrinthe de l'horreur oĂč se dĂ©roulent des scĂšnes de tabassage et de tortures dans un panorama des atrocitĂ©s commises Ă  l'ombre des commissariats, casernes et prisons ; la visite anxiogĂšne est ponctuĂ©e par des cris, des saignements et des bruits de guillotine. L'annĂ©e suivante, en 1975, signe le retour trĂšs attendu du Living Theatre pour redonner de l'Ă©lan Ă  la programmation thĂ©Ăątrale de Sigma. Le Living prĂ©sente deux spectacles dont La tour de l'argent oĂč sont dĂ©noncĂ©s les abus du capitalisme et l'impĂ©rialisme amĂ©ricain dans le monde, tout ceci Ă  coups de slogans et en invitant le public Ă  se joindre Ă  ces dĂ©nonciations politiques. MalgrĂ© le succĂšs public des prestations de la troupe, les critiques dans la presse se montrent trĂšs rĂ©servĂ©es, et parfois mĂȘme affichent leur dĂ©ception[24]. Elles reprochent au Living Theatre de n'avoir pas su se renouveler en se cantonnant Ă  une politisation accrue de son discours et de ne plus enchanter dans le champ de l'avant-garde.

Dans les années 1970, deux nouvelles disciplines apparaissent au programme du festival : la danse et la chanson.

Dans l’édition de Sigma 8, en 1972, est introduite la danse dans la programmation du festival, choix qui se dĂ©marque des spectacles de danse classique auxquels sont accoutumĂ©s les Bordelais. Dans le champ chorĂ©graphique, Sigma fait souffler un vent nouveau en invitant des reprĂ©sentants de la « modern dance ». À l’automne 1973, le Pilobolus Dance Theatre venu des États-Unis, par l’expression de son avant-garde chorĂ©graphique, suscite un vif enthousiasme dans le public[25]. Dans la mĂȘme semaine se produit la danseuse californienne Carolyn Carlson dans une chorĂ©graphie rĂ©glĂ©e sur des improvisations de musique de bandes assurĂ©e par Pierre Henry. D’autres grands noms de la danse amĂ©ricaine sont invitĂ©s dans les annĂ©es suivantes. En 1977, Meredith Monk vient prĂ©senter, dans la variĂ©tĂ© de ses multiples talents, une sorte de thĂ©Ăątre-danse insolite oĂč Ă©clatent les codes. En 1979, Lucinda Childs vient prĂ©senter une composition remarquĂ©e de la danse contemporaine, Dance, sur une musique de Philip Glass. L’annĂ©e suivante se produit sur la scĂšne de Sigma Trisha Brown que l’on compte parmi les pionniĂšres de la « post modern dance », puis Douglas Dunn en 1981, autre figure Ă©minente de ce mouvement. Grande figure des tendances contemporaines de la danse, Merce Cunningham est invitĂ© en 1983, ainsi qu’une jeune artiste qui a bĂ©nĂ©ficiĂ© de son enseignement, Karole Armitage, venue prĂ©senter son ballet Paradise. La danse japonaise est trĂšs remarquĂ©e Ă  Sigma au dĂ©but des annĂ©es 1980. Le public du festival dĂ©couvre le « butĂŽ », danse apparue au Japon vingt ans plus tĂŽt. Deux crĂ©ations sont ainsi prĂ©sentĂ©es Ă  l’EntrepĂŽt LainĂ©. Six ans plus tard viendra se produire Saburo Teshigawara dans une version trĂšs personnelle de la danse moderne japonaise. La danse française est reprĂ©sentĂ©e Ă  Sigma par RĂ©gine Chopinot, une des figures de proue de la danse contemporaine dans l’Hexagone. Puis sont invitĂ©s successivement  dans les annĂ©es 1980 les Français François Verret, Jean-Claude Gallotta, Catherine DiverrĂšs, Bernardo Montet et le trĂšs prometteur Angelin Preljocaj. Maurice BĂ©jart remporte un grand succĂšs en prĂ©sentant, en 1981, les deux Ă©coles de danse « Mudra » qu’il a crĂ©Ă©es, Mudra Belgique et Mudra Afrique.

Photo noir et blanc d'un chanteur s'accompagnant Ă  la guitare.
Yves Simon en 1974.

C’est en mars 1972 que Sigma accueille la chanson dans ses programmations en crĂ©ant une manifestation nommĂ©e « Sigma-Chanson ». Cette initiative fait Ă©cho Ă  l’importance que prend alors la contestation dans la chanson française, souvent Ă  l’écart des logiques commerciales du show-business. À la premiĂšre Ă©dition sont invitĂ©s Colette Magny, Catherine Ribeiro, Jacques Higelin, Giani Esposito (qui mourra peu aprĂšs), parmi d’autres noms moins connus : Maurice Fanon, Jean Vasca, Joan Pau Verdier et Gilles Elbaz. À la seconde Ă©dition sont invitĂ©s, entre autres, Jacques Bertin et de nouveau Catherine Ribeiro. En 1974 est remarquĂ©e le passage du jeune chanteur Bernard Lavilliers. Dans les annĂ©es suivantes sont invitĂ©s des artistes Ă  la fibre trĂšs Ă©cologiste ou contestataire tels que MĂŽrice BĂ©nin et Julos Beaucarne dont les textes reflĂštent les sensibilitĂ©s du temps prĂ©sent. Des noms remarquĂ©s de la chanson francophone s’ajoutent au fil du temps Ă  la programmation, jusque dans les annĂ©es 1980 : Yvan LabĂ©jof, Mama BĂ©a, Albert MarcƓurRosine de Peyre (chanson occitane), la Bretonne Kristen NoguĂšs (la harpe celtique est alors trĂšs Ă  la mode), Claire Martin, Henri Tachan, Gilbert Laffaille, Yves Simon, CharlĂ©lie Couture, Élisabeth Wiener
 HabituĂ©s du festival, certains artistes sont revenus plusieurs fois Ă  Sigma-Chanson, tels Colette Magny ou MĂŽrice BĂ©nin. La programmation se veut audacieuse mais, au dĂ©but des annĂ©es 1980, des voix s’interrogent sur la place rĂ©elle accordĂ©e Ă  la chanson dans le festival, « cette branche malmenĂ©e de l’arbre Sigma », peut-on lire dans Sud-Ouest[26]. Quelques annĂ©es plus tard, Sigma-Chanson disparaĂźt du festival.

  • Concerts de Sigma Chanson en 1972
  • Photo en noir et blanc d'une femme qui chante en s'accompagnant Ă  la guitare.
    Colette Magny.
  • Un homme en noir et blanc chante devant son micro.
    Maurice Fanon.
  • Une femme en noir et blanc chante.
    Catherine Ribeiro.
  • Une femme en noir et blanc chante en serrant le poing.
    Catherine Ribeiro.

Le jazz densément programmé dans les années 1970 et 1980

Un groupe de musique sur scĂšne ; une partie des costumes est d'inspiration africaine et Ă©gyptienne.
Sun Ra Arkestra Ă  Sigma.

Dans les annĂ©es 1970, le nombre de concerts de jazz augmente sensiblement, variant approximativement entre quinze et vingt-cinq concerts Ă  chaque Ă©dition de Sigma, ce qui montre l’importance de la place du jazz dans ce festival pluridisciplinaire. À l’affiche continuent de se succĂ©der de grands noms. Le Sigma 7 de 1971 illustre bien la richesse de cette programmation : sur la scĂšne bordelaise se produisent dans cette seule Ă©dition Dizzy Gillepsie, Sonny Stitt, Thelonious Monk, Ornette Coleman, ainsi que Miles Davis aux cĂŽtĂ©s de Keith Jarrett. En fermeture du festival est trĂšs remarquĂ©e la prestation de Sun Ra avec son ensemble « Arkestra » sur la scĂšne du Palais des Sports. En 1973 se produit de nouveau Miles Davis, devenu un habituĂ© du festival tous les deux ans. D’autres grands noms du jazz vont se succĂ©der dans les programmations de Sigma tout au long de la dĂ©cennie tels que Martial Solal, Charles Mingus, Stan Getz, Joe Albany et Chet Baker (tous les deux dans une mĂȘme soirĂ©e en 1976), Gil Evans, Barney Wilen, Bernard Lubat
 Cet engouement pour le jazz se prolonge dans le dĂ©but des annĂ©es 1980 avec, Ă  l’affiche, des noms tels que Chick Corea, Gary Burton, Charles Tolliver, Dexter Gordon, Michel Petrucciani, et de nouveau Miles Davis. Au milieu des annĂ©es 1980, on assiste au dĂ©clin des affiches prestigieuses dans la programmation du jazz tandis que s’affirme la prĂ©sence d’artistes dits « artistes rĂ©gionaux[27] ».

Les musiques expérimentales dans la programmation des années 1970 et 1980

À l’édition de Sigma 8 de 1972 est invitĂ© le compositeur français François Bayle, un des pionniers de la musique acousmatique (une branche de la musique Ă©lectroacoustique « savante ») ; il a prĂ©sentĂ© son Ɠuvre L’expĂ©rience acoustique. À Sigma 9, Pierre Henry, maintenant cĂ©lĂšbre, revient au festival bordelais avec sa nouvelle composition Enivrez-vous, musique Ă©lectroacoustique accompagnĂ©e d’une chorĂ©graphie assurĂ©e par dix danseurs et danseuses (dont la Californienne Carolyn Carlson). Dans cette mĂȘme Ă©dition, le groupe de musique expĂ©rimentale de Bourges donne un concert oĂč est utilisĂ© un nouveau matĂ©riel dĂ©nommĂ© « Gmebaphone », ensemble d’instruments composĂ© d’une trentaine de haut-parleurs disposĂ©s les uns Ă  cĂŽtĂ©s des autres, Ă  ras de terre ou montĂ©s sur chĂąssis, reliĂ©s Ă  des bandes passantes spĂ©cifiques et produisant des effets d’écoute trĂšs spĂ©ciaux. À Sigma 10, Karlheinz Stockhausen signe son retour avec ses Ɠuvres Mikrophonie I et KlavierstĂŒck X. Deux ans plus tard, il est de nouveau invitĂ© au festival. Le compositeur français Jean-Claude Éloy, qui a dĂ©jĂ  travaillĂ© aux cĂŽtĂ©s de Stockhausen, est programmĂ© Ă  l’édition Sigma 16 de 1980. Il y fait sensation en prĂ©sentant sa crĂ©ation d’inspiration extrĂȘme-orientale Yo-In, musique pour bandes magnĂ©tiques accompagnĂ©e sur scĂšne par un percussionniste.

Au dĂ©but des annĂ©es 1980, les musiques expĂ©rimentales ne figurent plus dans les programmations du festival. Pour pallier ce manque, Roger Lafosse propose Ă  AndrĂ© Lombardo, expert et programmateur dans ce genre musical, de crĂ©er un festival parallĂšle pour prendre en charge cette programmation. Celui-ci verra le jour sous le nom de Divergences-Divisions, portĂ© par l’association DMA2 (« DĂ©fense des musiques actuelles[28] »). De la sorte continuent Ă  ĂȘtre programmĂ©es Ă  l’EntrepĂŽt LainĂ© des musiques industrielles et expĂ©rimentales. Dans ce cadre, et dans l’esprit de recherche cher Ă  Sigma, des artistes de tous horizons, en France, viennent Ă  Bordeaux pour se lancer dans diffĂ©rentes expĂ©rimentations. Toutefois, en 1985, Sigma 21 inclut dans sa propre programmation Glissement progressif du plaisir (d'aprĂšs le titre d'un livre d'Alain Robbe-Grillet), un spectacle relatif aux musiques expĂ©rimentales et prĂ©sentĂ© par DMA2. Dans la mĂȘme Ă©dition, Sigma propose Ă  son public les Ɠuvres des crĂ©ateurs amĂ©ricains Jon Hassell pour son concert Power spot et David Hykes & Harmonic Choir pour leur concert À l’écoute des vents solaires. À Sigma 22, le compositeur belge Thierry de Mey vient prĂ©senter son spectacle Le nageur est Ă  l’abri de la pluie, toujours dans cette nouvelle mouvance que l'on nomme alors les « musiques nouvelles ».

Sigma-Cinéma poursuit sa foisonnante programmation

Au dĂ©but des annĂ©es 1980, l’aventure cinĂ©matographique de Sigma se poursuit avec des dizaines de films prĂ©sentĂ©s Ă  chaque Ă©dition. Le centre Jean Vigo, dĂ©sormais installĂ© dans le thĂ©Ăątre Trianon, s’associe Ă  cette programmation en projetant de nombreux films. En 1985, GĂ©rald Lafosse, fils du directeur du festival, et Jean-Pierre Bouyxou apportent un concept nouveau dans le Sigma-CinĂ©ma : le palmarĂšs. Entre 1985 et 1988, chaque annĂ©e, est prĂ©sentĂ©e au public une sĂ©rie de films rĂ©unis sous un mĂȘme critĂšre, et le public s’exprime pour dĂ©terminer Ă  quel film revient la palme. En 1985, le « Navet DorĂ© » rĂ©compense le plus mauvais film du monde (la palme revient Ă  Nabonga le gorille de Sam Newfield). En 1986, la « Cantharide d’Or » rĂ©compense le film le plus Ă©rotique (la palme revient Ă  L’empire des sens de Nagisa Oshima). En 1987, la « Palme de Caoutchouc » rĂ©compense le film comique le plus ringard (la palme revient Ă  Franco Franchi et Ciccio Ingrassia pour l’ensemble de leur Ɠuvre). Enfin, en 1988, la « Minerve de Plomb » rĂ©compense le film le plus violent (la palme revient Ă  Scarface de Brian de Palma)[29].

La scÚne théùtrale à Sigma aprÚs 1975

À partir du milieu des annĂ©es 1970, le festival Sigma devient une institution dans la ville qui a du succĂšs, un phĂ©nomĂšne culturel qui jouit d’une rĂ©putation en France et au-delĂ  des frontiĂšres, qui prĂ©sente de trĂšs nombreux spectacles et qui conserve sa rĂ©putation d’« avant-garde ». Cependant, on constate que le public Ă©volue, s’embourgeoise peu Ă  peu, se diversifie, vieillit lĂ©gĂšrement, et les scandales suscitĂ©s par le bouillonnement des premiĂšres annĂ©es ne sont plus au rendez-vous. AprĂšs dix ans d’existence, la manifestation avant-gardiste qui avait provoquĂ© tant de controverses et d’oppositions est maintenant intĂ©grĂ©e dans le paysage culturel de la ville.

Le thĂ©Ăątre, par ses productions scĂ©niques souvent d’une grande originalitĂ©, demeure le secteur artistique phare du festival. AprĂšs la domination du thĂ©Ăątre amĂ©ricain d’avant-garde dans les dix premiĂšres annĂ©es de Sigma, ce sont maintenant principalement des troupes europĂ©ennes qui sont invitĂ©es et suscitent de vives Ă©motions ; celles-ci domineront dans la programmation jusqu’aux derniĂšres annĂ©es du festival.

Parmi les compagnies et les artistes français invitĂ©s Ă  la fin des annĂ©es 1970, la troupe de thĂ©Ăątre travestie Les Mirabelles vient de prĂ©senter au Sigma de 13 de 1977 Les contes de la dame blanche, dans des dĂ©cors dessinĂ©s par Jacques Tardi, quatre contes fantastiques mettant en scĂšne des ogres, des vampires et des travestis. La critique salue cette troupe « dont les numĂ©ros de travestis sont parmi les meilleurs en France actuellement[30] », selon le journal Sud-Ouest. Dans la mĂȘme pĂ©riode, on note la double-prĂ©sence de Farid Chopel, en 1977 avec son one man show Chopelia et, en 1980, aux cĂŽtĂ©s de Ged Marlon, dans le spectacle Les aviateurs. En 1979, Jean-Paul FarrĂ© interprĂšte le Dieu de Pierre Henry et Le FarrĂ© sifflera trois fois[31].

Toujours dans le champ de la crĂ©ation française, l’émotion intense — voire le grand frisson — est venue de la troupe Aligre, invitĂ©e Ă  Sigma 17 en 1981. Le Cirque Aligre est composĂ© de cinq membres Ă  l’allure punk et rĂ©putĂ©s violents. La troupe, formĂ©e en 1978, comprend entre autres un montreur de chevaux (un jeune homme nommĂ© Bartabas) et un dresseur de rats (nommĂ© Branlotin). La troupe ensauvagĂ©e terrorise le public et enlĂšve des spectatrices. Branlotin, dressĂ© droit sur la piste, le buste tendu, avale un rat en direct devant un public Ă©bahi ou terrifiĂ©. Cette sĂ©ance saisissante est la toute derniĂšre reprĂ©sentation donnĂ©e par le Cirque Aligre juste avant la dissolution de la troupe pour cause de mĂ©sentente.

Un homme en pull ouvert portant une casquette.
Bartabas (en 2015).

Trois ans plus tard, Bartabas, en quĂȘte d’un souffle nouveau, annonce Ă  Roger Lafosse qu’il vient de constituer une nouvelle formation du nom de Zingaro et lui propose un spectacle avec des chevaux et de la musique tzigane[32]. Lafosse  aime ce genre de dĂ©fi : donner sa chance Ă  un nouveau concept et Ă  une nouvelle troupe. Au Sigma 20 de 1984, un chapiteau est installĂ© place des Quinconces pour accueillir Zingaro. Nouvelles sensations au festival Sigma : aprĂšs avoir fait attendre le public dans la gadoue et les odeurs de crottin, on conduit celui-ci dans un tunnel noir et labyrinthique qui mĂšne Ă  la piste. La prestation Ă©questre remporte un grand succĂšs : Bartabas et son Zingaro sont lancĂ©s. Bartabas en sera toujours reconnaissant Ă  l’égard de Roger Lafosse, dĂ©clarant que « c’est grĂące Ă  lui qu’a pu naĂźtre toute cette aventure[33] ».

Sur la scĂšne thĂ©Ăątrale, les pays du Nord de l’Europe s’invitent Ă©galement au festival, Ă  commencer par le Danemark comme l'Odin Teatret d'Eugenio Barba en 1979[31] ou la Belgique : en 1984, le chorĂ©graphe et metteur en scĂšne flamand Jan Fabre fait jouer Le pouvoir des folies thĂ©Ăątrales, une piĂšce majeure de son rĂ©pertoire, crĂ©ation rĂ©cente de la Biennale de Venise. Dans un spectacle qui dure plus de quatre heures est mis Ă  l’épreuve l’essoufflement d’une reprĂ©sentation Ă  travers l’épuisement de ses acteurs. Dans le journal Sud-Ouest est plantĂ© le dĂ©cor en quelques mots : « Soit deux rois nus, douze comĂ©diens et des diapos gĂ©antes. [
] Une musique intermittente et wagnĂ©rienne soutient l’ensemble. Il est question de sadisme (des grenouilles sont Ă©crasĂ©es en direct), d’hystĂ©rie, de violences androgynes, [
] d’élans mortifĂšres
 »[34]. De jeunes hommes, portant couronne dorĂ©e sur la tĂȘte, y dansent nus ou en costume cravate. Les jeunes gens qui les entourent tantĂŽt se dĂ©nudent entiĂšrement Ă  leur tour, tantĂŽt courent comme des dĂ©ratĂ©s ou halĂštent comme des chiens. L’ensemble choit dans une dĂ©cadence tonique ou Ă©puisĂ©e, sensuelle et dĂ©routante. (Ce spectacle sera repris dans une nouvelle crĂ©ation Ă  Avignon en 2013.)

En 1985, deux troupes belges sont prĂ©sentes au festival, Plan K pour Scan Lines et Epigonentater pour Couteauoiseau. En 1987, le TheĂątre Varia de Bruxelles prĂ©sente La mission du dramaturge allemand Heiner MĂŒller.

Le thĂ©Ăątre hollandais se distingue Ă  plusieurs reprises au festival. Le ThĂ©Ăątre Perspekt, avec des accents kafkaĂŻens, prĂ©sente deux spectacles au Sigma 18 de 1982 : Les hommes aux chapeaux melons et Hammer. Dans la mĂȘme Ă©dition du festival, la troupe Mexicaanse Hond joue Granit. En 1985, le Taller Amsterdam, nĂ© d’un groupe de plasticiens sud-amĂ©ricains, vient prĂ©senter La nuit du 3e jour d’Armando Bergallo.

Dans la derniÚre décennie, du théùtre dans le bruit, la fureur ou le gigantisme

Le thĂ©Ăątre venu d’Espagne a fait grande sensation dans la programmation de Sigma 22, en 1986, avec un spectacle plein de bruit et de fureur. La troupe catalane La Fura dels Baus stupĂ©fie le public en jouant Suz-O-Suz. Les spectateurs se tiennent debout dans un espace encombrĂ© d’échafaudages en tubes d’acier, de bidons, de poulies, de cordes, de grillages, de seaux, de ventilateurs
 Le journaliste Jean Eimer qui signe l’article publiĂ© le lendemain dans Sud-Ouest  dĂ©crit cette « bombe », ce « cataclysme », cette « apologie de la bestialitĂ© » de cette maniĂšre : « Les humanoĂŻdes enlĂšvent leurs chemises. Ils se ruent dans la foule. [
] Les humanoĂŻdes se battent pour de la nourriture dans les jambes des spectateurs ou juchĂ©s sur les Ă©chafaudages Ă  roulettes transformĂ©s en chars d’assaut. Ils dĂ©chirent des viscĂšres d’agneau ou  de veau Ă  pleines dents, [
] s’aspergent de sang, crachent et projettent tout sur le public, crient, hurlent, accouchent de nouveau-nĂ©s in-vitro, [
] dĂ©versent des tonnes d’eau Ă  la ronde, en appellent au feu, au vent, au sadisme, Ă  la fureur, Ă  la folie. C’est irracontable. C’est d’une violence inouĂŻe et le public cache sa terreur sous de singuliers rictus. Ou bien il rit franchement. Mais il ne sort pas intact. » Et de conclure sur ces mots : « Avec La Fura dels Baus, Sigma s’est rajeuni de vingt ans. »[35] En effet, Ă  travers le dĂ©ploiement dĂ©bridĂ© de cette Ă©nergie violente, sans doute est-on tentĂ© Ă  Sigma de placer la performance de la troupe catalane dans la droite ligne du Living Theatre — mais aussi, plus rĂ©cemment, du Cirque Aligre[36].

Un an plus tard, Ă  Sigma 23, La Fura dels Baus vient prĂ©senter Accions, spectacle de nouveau plein de fracas qui impressionne le public, l’intrigue, l’agresse ou le surprend. C’est Ă  cause de saisissantes scĂšnes de pyrotechnie que le spectacle avait Ă©tĂ© annulĂ© l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente car il ne lui avait pas Ă©tĂ© attribuĂ© un lieu appropriĂ©. Dans cette mĂȘme Ă©dition de 1987, le thĂ©Ăątre catalan est Ă©galement reprĂ©sentĂ© par la compagnie La Cabana venue jouer La TempĂȘte de Shakespeare dans une mise en scĂšne dĂ©capante et confuse Ă  en perdre son latin[37].

Un bĂątiment classique Ă  deux Ă©tages.
L'EntrepÎt Lainé (en 2013).

En 1989, Sigma est sommĂ© de quitter l’EntrepĂŽt LainĂ© oĂč des travaux sont effectuĂ©s pour y installer dĂ©finitivement le CAPC. DĂ©sappointĂ©e, se sentant mise Ă  la porte, l’équipe du festival investit sur les quais le Hangar 5 oĂč est cĂ©lĂ©brĂ©e Ă  l'automne la 25e Ă©dition de Sigma. À cet effet, une exposition rĂ©trospective relate l’histoire du festival.

La programmation thĂ©Ăątrale se poursuit dans le mĂȘme esprit de fureur que les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Dressant son chapiteau sur les quais de Bordeaux, la troupe de thĂ©Ăątre-cirque Archaos vient prĂ©senter son spectacle Metal clown. Dans une mise en scĂšne dĂ©lirante, on trouve beaucoup de ferraille, des motos pĂ©taradantes de toutes cylindrĂ©es, parfois volantes, des acrobates cloutĂ©s et casquĂ©s, des personnages chevauchant des tronçonneuses, armĂ©s de fers Ă  souder, un violoniste tronquant son instrument contre une scie Ă©lectrique, un dresseur de porcs et de nombreuses autres figures vĂȘtues de cuir et de mĂ©tal.

Dans les annĂ©es 1990, la derniĂšre troupe thĂ©Ăątrale, dans l’histoire du festival, qui marque durablement les esprits par ses audaces et son goĂ»t du gigantisme est celle de Royal de Luxe, compagnie qui fonde son travail par des irruptions dans l’espace public et par des performances trĂšs remarquĂ©es. En 1990, la troupe vient prĂ©senter place des Quinconces La vĂ©ritable histoire de France dans une mise en scĂšne burlesque aux effets grandioses qui Ă©blouit le public. En 1995, Royal de Luxe rĂ©cidive sur l’esplanade de la base sous-marine avec Peplum par une production qui verse de nouveau dans le gigantisme. Le dĂ©cor comprend deux pyramides et un sphinx de grande taille. Dans une succession de clichĂ©s sur l’antiquitĂ© romaine et de scĂšnes anachroniques se succĂšdent des effets de machinerie : batailles navales (combat entre triĂšres et galĂšres figurĂ©es par des maquettes fixĂ©es au bout de tiges), sphinx parlant et crachant de la fumĂ©e, piano lancĂ© par une catapulte gĂ©ante, machine Ă  odeurs
, le tout se terminant en un incendie dans une Ă©paisse fumĂ©e colorĂ©e. Ces images surprenantes attirent sur l’esplanade des milliers de spectateurs avec d’autant plus de succĂšs que Royal de Luxe mise entiĂšrement sur la gratuitĂ© du spectacle. Le metteur en scĂšne Jean-Luc Courcoult s’en est expliquĂ© dans une interview accordĂ©e Ă  Sud-Ouest quelques annĂ©es plus tĂŽt : « Nous n’avons pas l’intention d’aller en salle. Si on y va, on ne verra plus les enfants, les familles. On fait un thĂ©Ăątre populaire et on y tient, il faut rester dans la rue et que ce soit gratuit »[38].

De fortes tensions mettant en péril le festival

Les derniĂšres annĂ©es du festival se dĂ©roulent dans un contexte de tensions, de polĂ©miques et d’inquiĂ©tude grandissante face Ă  l’avenir de l’aventure Sigma. Depuis l’annulation du festival en 1993 (dĂ» Ă  un plan de rigueur budgĂ©taire dĂ©cidĂ© par la municipalitĂ©), chaque nouvelle Ă©dition automnale de Sigma est soumise Ă  cette interrogation existentielle : Sigma aura-t-il bien lieu cette annĂ©e ? Et le cas Ă©chĂ©ant : est-ce que ce sera la derniĂšre Ă©dition ?[39] En 1994 et 1995, le festival tremble mais rĂ©siste. À Paris, il est d'ailleurs qualifiĂ© par le journal LibĂ©ration de « festival insubmersible »[40]. Toutefois, aprĂšs les Ă©lections de 1995 qui ont consacrĂ© Alain JuppĂ© nouveau maire de Bordeaux, les relations se tendent de plus en plus entre les organisateurs du festival et la nouvelle municipalitĂ©. Elles demeurent Ă©galement conflictuelles avec la DRAC (Direction RĂ©gionale des Affaires Culturelles) et son directeur Jean-Michel Lucas. Dans les colonnes du journal Sud-Ouest, Ă  l’automne 1996, celui-ci reproche Ă  Sigma de n’avoir plus l’originalitĂ© et la primeur des programmations d’avant-garde qui le caractĂ©risaient naguĂšre, puis il ajoute : « Il n’est pas question un seul instant de renier un personnage tel que Roger [Lafosse] et l’immense travail qu’il a accompli, mais l’heure est autre. »[41]. Que les critiques, parfois trĂšs sĂ©vĂšres, viennent du ministĂšre de la Culture, de la DRAC ou de la mairie de Bordeaux, on prĂ©tend que les autoritĂ©s publiques s’accordent Ă  trouver le festival « has been », « sans esprit de dĂ©couverte », « non renouvelĂ© »[41]. La confiance que ces instances accordent Ă  ce festival et l’intĂ©rĂȘt qu’elles lui portent Ă©tant fortement diminuĂ©s, certaines subventions se trouvent rĂ©duites d’annĂ©e en annĂ©e. En 1996, la baisse des subventions publiques est de l’ordre de 25 % par rapport Ă  1994[41] ; c’est en particulier la mairie de Bordeaux qui a fortement rĂ©duit sa participation financiĂšre. Cependant, dans le mĂȘme temps, la presse parisienne continue Ă  soutenir l’audace et la singularitĂ© de Sigma, Ă  l’image du journal Le Monde qui qualifie encore en 1995 le festival d’ « inusable rendez-vous des avant-gardes »[42].

C’est dans ce contexte difficile que Sigma prĂ©sente en novembre 1996 sa 32e Ă©dition. Ce sera la derniĂšre. Ironie de la situation, cette Ă©dition est nommĂ©e « Extremus » — l’extrĂȘme dans la sociĂ©tĂ© et dans l’art, l’extrĂȘme dans la vie — et nombreux sont ceux qui s’interrogent dans la presse, se demandant si ce n’est pas Sigma lui-mĂȘme qui se trouve Ă  son extrĂ©mitĂ©. Dans cette ultime bravoure, comme pour rappeler le temps des grandes mises en scĂšne Ă©prouvantes et dĂ©cadentes des premiĂšres annĂ©es de Sigma, la compagnie amĂ©ricaine Ron Athey vient prĂ©senter Deliverance que l’on annonce « d’une rare violence », « Ă  la limite de l’insoutenable »[41], Ă  tel point que le spectacle est interdit aux mineurs. C’est le dernier temps fort, la derniĂšre grande audace thĂ©Ăątrale des trente-deux annĂ©es de Sigma. Du cĂŽtĂ© de l’extrĂȘme est Ă©galement programmĂ©e la troupe du thĂ©Ăątre argentin de La Guarda dans une performance saisissante. FidĂšle Ă  des artistes qui ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ©s dans le festival, Sigma a Ă©galement invitĂ© Jan Fabre pour la prĂ©sentation de son nouveau spectacle, la compagnie belge Plan K et le compositeur Jean-Claude Éloy. ConformĂ©ment Ă  l’esprit du festival, des crĂ©ations bordelaises sont Ă©galement Ă  l’affiche sur la scĂšne thĂ©Ăątrale.

C’est surtout par le thĂ©Ăątre que Sigma s’était fait une rĂ©putation internationale et, finalement, c’est essentiellement avec le thĂ©Ăątre que le festival vit ses derniĂšres grandes Ă©motions.

La fin de l'aventure Sigma

À la fin de l’annĂ©e 1996, aprĂšs que les derniers feux de la 32e Ă©dition de Sigma se sont Ă©teints, les espoirs relatifs Ă  une possible continuation du festival sont trĂšs faibles ; presque plus personne n’ose encore y croire. Au dĂ©but de 1997, il se confirme que la direction de Sigma, avec Roger Lafosse en premiĂšre ligne, est attaquĂ©e sur deux fronts. D’une part, l’adjointe Ă  la Culture de la mairie de Bordeaux lui reproche une mauvaise gestion financiĂšre du festival, ce que rĂ©cuse avec vigueur le premier intĂ©ressĂ©[43]. D’autre part, le MinistĂšre de la Culture, la Drac et la municipalitĂ© bordelaise persistent Ă  considĂ©rer que cette manifestation d’automne, naguĂšre avant-gardiste, est devenue obsolĂšte. On reproche Ă  Sigma d’avoir repris dans les derniĂšres annĂ©es la programmation d’autres festivals, ĂŽtant toute singularitĂ© au rendez-vous bordelais[44].

Prise dans la tourmente, entraĂźnĂ©e dans le tourbillon de la polĂ©mique et des invectives, la direction de Sigma comprend qu’elle n’a plus la possibilitĂ© de reprendre la main. D’ailleurs, le sort du festival est scellĂ© dans les jours qui prĂ©cĂšdent la sĂ©ance du Conseil Municipal du 24 fĂ©vrier 1997. L’« affaire Sigma » n’est pas Ă  l’ordre du jour de cette sĂ©ance, mais on vient d’apprendre dans les journaux que l’aventure Sigma est terminĂ©e ; le festival n’existe plus. La colĂšre des Ă©lus opposants au sein du Conseil Municipal Ă©clate lors de cette sĂ©ance du 24 fĂ©vrier. Ils reprochent d’abord Ă  Alain JuppĂ© d’avoir mis les Ă©lus devant le fait accompli sans un  dĂ©bat prĂ©alable : « C’est par la presse que nous avons appris la disparition de Sigma.» Le chef du groupe socialiste, François-Xavier Bordeaux, demande Ă  l’adjointe Ă  la Culture de prĂ©senter des excuses publiques pour avoir « diffamĂ© et sali » le fondateur de Sigma, et une Ă©lue communiste accuse Alain JuppĂ© de « s’attaquer Ă  l’intelligence et Ă  l’esprit humain »[45]. Les esprits sont si Ă©chauffĂ©s que le maire dĂ©cide de suspendre la sĂ©ance. Dans les couloirs, les rĂ©primandes continuent Ă  se rĂ©pandre ; on reproche Ă  la nouvelle municipalitĂ© de n’avoir jamais proposĂ© un dĂ©bat en Conseil municipal Ă  propos de Sigma. Le jour oĂč ce dĂ©bat a enfin lieu, la dĂ©cision du maire a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© prise : c’est la fin dĂ©finitive du festival. L’aventure Sigma a vĂ©cu, mais la mĂ©moire restera vive.

Postérité

Sigma dans la mémoire de la ville

La disparition du festival Sigma suscite une grande Ă©motion parmi les dĂ©fenseurs de cette manifestation automnale qui, malgrĂ© de nombreux alĂ©as, a rĂ©ussi Ă  maintenir ce rendez-vous annuel avec son public (exceptĂ© en 1968 et 1993). Sud-Ouest, dans son courrier des lecteurs, se fait l'Ă©cho de cette Ă©motion[46]. Toutefois, dans le champ des arts contemporains novateurs, avant-gardistes et visionnaires, Roger Lafosse ne souhaite pas que tout s’arrĂȘte de façon radicale et dĂ©finitive, mĂȘme si l’« aventure » en elle-mĂȘme prend effectivement fin. Il multiplie les contacts auprĂšs des instances locales pour promouvoir la crĂ©ation d’un Centre d’Information International d’Échanges Artistiques et Culturels. Dans une lettre Ă  Jacques Valade, prĂ©sident du Conseil RĂ©gional d’Aquitaine, il qualifie ce nouvel organe culturel en projet d’ « outil prĂ©cieux et indispensable pour la formation et la promotion des questions relatives Ă  l’art vivant aujourd’hui »[47]. À son ouverture, ce centre serait dĂ©jĂ  dĂ©tenteur de centaines de cassettes vidĂ©os, de CD et de cassettes audio, ainsi que de milliers de photos et de diapositives, lĂ©guĂ©s par Sigma. Toutefois, malgrĂ© les dĂ©marches engagĂ©es, ce projet ne verra jamais le jour. Roger Lafosse tire un trait dĂ©finitif sur Sigma. Tout est bien fini.

C'est en 2007 que son petit-fils, Harold Cober, et Jean-François Hautin, producteur de cinĂ©ma bordelais, arrivent Ă  convaincre Roger Lafosse de sortir de son silence pour raconter Ă  sa façon l'aventure Sigma. France 3 Aquitaine soutient la production d'un documentaire rĂ©alisĂ© par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil auquel participent François BarrĂ©, Jean-Jacques Lebel, JĂ©rĂŽme Savary, RĂ©gine Chopinot, Martial Solal et Bartabas qui donnera son titre au film en parlant de Sigma comme d'une “provocation amoureuse“. La premiĂšre projection Ă  lieu au EntrepĂŽt LainĂ© en 2008 en prĂ©sence de Bartabas qui a tenu Ă  venir rendre hommage Ă  Roger Lafosse : “Salut l'Artiste“

Des dossiers d'archives.
Un magasin aux Archives de Bordeaux.

Restent les trĂšs nombreuses archives du festival que dĂ©tient Roger Lafosse et dont il ne sait que faire : les dĂ©truire ou les lĂ©guer ? Finalement, il dĂ©cide en 2010 de faire don Ă  la ville de Bordeaux de cette trĂšs importante somme rassemblĂ©e au service de la mĂ©moire du festival. Au printemps 2011, les dossiers, outils de communication, revues de presse, tirages photographiques et diapositives sont collectĂ©s par les Archives municipales de Bordeaux[48]. Roger Lafosse dĂ©cĂšde peu de temps aprĂšs, en juin 2011, Ă  l’ñge de 84 ans.

Deux ans et demi plus tard est organisĂ©e au CAPC de l’EntrepĂŽt LainĂ©, en partenariat avec les Archives municipales de Bordeaux et l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), une exposition constituĂ©e d’une rĂ©trospective richement documentĂ©e des trois dĂ©cennies de l’aventure Sigma. L’exposition se dĂ©roule de novembre 2013 Ă  mars 2014 ; elle s’articule autour de la prĂ©sentation de photographies, de vidĂ©os d’archives, de documents sonores et d’affiches en fac-similĂ©, et propose Ă©galement des confĂ©rences, des rencontres avec des tĂ©moins du festival Sigma, des concerts, des projections de films, des performances et des crĂ©ations chorĂ©graphiques.

Sur l'album publiĂ© en 1989 par l'association du ComitĂ© Sigma, L'aventure d'un festival, figurait en quatriĂšme page de couverture cette citation de Jean Lacouture : « Nous savons tous que le destin des avant-gardes est d'ĂȘtre dĂ©passĂ© ou rĂ©cupĂ©rĂ©. Mais Sigma fut et reste bien autre chose : une allĂšgre effraction, une bourrasque Ă  laquelle n'ont rĂ©sistĂ© ni les volets, ni les portes, ni les toiles d'araignĂ©es de la vieille maison. On peut toujours tenter de canaliser le vent, de le couper ou de le dĂ©tourner : il y aura toujours, sur la hauteur, un moulin pour en prendre les ailes. »

Références

  1. E. Debur, Sigma 1965/1996 : Histoire d'un festival d'avant-garde, Biarritz, Editions Atlantica, 2017, p. 16.
  2. Archives Bordeaux MĂ©tropole, Fonds Sigma, 254 S 37.
  3. Le Monde du 19-11-67.
  4. La France-La Nouvelle RĂ©publique (Bordeaux) du 18-11-67.
  5. La France - La Nouvelle RĂ©publique (Bordeaux) du 18-11-1967.
  6. Sud-Ouest Dimanche du 26-11-67.
  7. Le Monde du 21-11-67 (sous la plume de Nicole Zand).
  8. Sud-Ouest Dimanche du 26-11-67. Courrier des lecteurs.
  9. Le Nouvel Observateur n°262 du 17-11- 69, dans la rubrique : « À ne pas manquer cette semaine ».
  10. Sud-Ouest du 18-11-69 (sous la plume de Jean-GĂ©rard Maingot).
  11. Sud-Ouest du 21-11-69 (sous la plume de Jean-GĂ©rard Maingot).
  12. La République des Pyrénées du 20-11-69.
  13. (en) Whitney Balliett et Lillian Ross, « The Duke's Party », sur The New Yorker, (consulté le ).
  14. Le Monde du 28-11-69 (sous la plume de Nicole Zand).
  15. Sud-Ouest du 30-11-69.
  16. Publication du 15-11-69.
  17. Cité dans le Livret-Programme de Sigma 3 - Archives Bordeaux- Métropole 254 S 41.
  18. France Soir du 15-11-70.
  19. Le Monde du 17-11-70.
  20. Sud-Ouest du 18-11-71.
  21. Le Figaro du 17-11-71.
  22. La France - La Nouvelle RĂ©publique (Bordeaux) du 21-11-70.
  23. Le Figaro du 22-11-72 (sous la plume de Pierre Mazars).
  24. Sud-Ouest du 18-11-75 et La vie de Bordeaux du 22-11-75.
  25. Dans la France - La Nouvelle République en 1973, cité par Sigma, l'aventure d'un festival, Bordeaux 1989, p. 102.
  26. Sud-Ouest du 25-11-81, dans l'article « Le chant du cygne ? »
  27. Philippe Méziat, « Le jazz à Sigma - Une chronologie commentée », sur Citizen Jazz, (consulté le ).
  28. E. Debur, Sigma 1965/1996, op. cit., p.164.
  29. Sigma, l'aventure d'un festival, op. cit., p. 174-175.
  30. Sud-Ouest du 12-11-77.
  31. « CrĂ©ation et crĂ©ateurs », Le Monde,‎ (lire en ligne)
  32. E. Debur, Sigma 1965/1996, op.cit., p. 12.
  33. Sigma, l'aventure d'un festival, op. cit., p. 83.
  34. Sud-Ouest du 17-11-84.
  35. Sud-Ouest du 19-11-86.
  36. Sigma, l'aventure d'un festival, op. cit., p. 96.
  37. Sud-Ouest du 19-11-87.
  38. Sud-Ouest du 13-11-90.
  39. Journal du Théùtre, mensuel, Paris, novembre 1996, extrait de l'article « Sigma : mise à mort d'un festival ? »
  40. Libération du 15-11-95.
  41. Sud-Ouest du 19-10-96.
  42. Le Monde du 14-11-95 (sous la plume d'Olivier Schmitt).
  43. Sud-Ouest du 22-02-97.
  44. Sud-Ouest du 21-02-97.
  45. Sud-Ouest du 25-02-97.
  46. Sud-Ouest du 30-11-96.
  47. Lettre du 10-07-97. Archives Bordeaux MĂ©tropole, 254 S 124.
  48. Archives Bordeaux MĂ©tropole, 254 S, fiche ISAD (G).

Annexes

Livres

  • Sigma, l'aventure d'un festival, Edition Sigma, Bordeaux, 1989 (ISBN 2-9504731-0-5).
  • Françoise Taliano-Des Garets, La vie culturelle Ă  Bordeaux 1945-1975, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, , 388 p. (ISBN 9782867811647), p. 228 - 235
  • Emmanuelle Debur, Sigma 1965/1996 : Histoire d'un festival d'avant-garde, Biarritz, Éditions Atlantica, 2017 (ISBN 978-2-7588-0452-9).

Articles

Films documentaires

  • Une semaine sur cinquante-deux, de Sylvie Marion, 1968 (INA).

Articles connexes

Liens externes


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