Divinités grecques
Les dieux et déesses de la Grèce antique sont des êtres immortels et surpuissants, généralement représentés sous forme humaine, auxquels les anciens Grecs adressent un culte, de manière à établir et entretenir une relation bénéfique avec eux. La religion grecque antique est un polythéisme, comprenant une foule de divinités, puisqu'il peut être considéré que, bien qu'on retrouve dans tout le monde grec des divinités portant le même nom, chaque lieu de culte est le sanctuaire d'une divinité singulière. Les récits poétiques, avant tout ceux de Homère et d'Hésiode, ont néanmoins contribué à donner une forme d'unité aux principales figures divines grecques.
Les caractéristiques des divinités
Les anciens Grecs envisageaient les divinités comme des êtres supérieurs aux humains, ce qui se manifestait en premier lieu par leur immortalité et leur puissance. Il en découlait également diverses autres caractéristiques physiques et intellectuelles.
L'immortalité
L'immortalité est la caractéristique première des dieux, au point qu'on les désigne couramment comme les Immortels (athanatoi)[1]. Ils ne meurent pas, bien qu'ils ne soient pas éternels puisqu'ils ont une naissance : un dieu grec a donc un début, mais pas de fin. Cela les distingue évidemment des humains, qui sont éphémères, mais également des héros qui sont des défunts[2] - [3] - [4]. C'est en conférant l'immortalité à Héraclès que Zeus fait de lui un dieu[1].
Ils sont immuablement dans la force de l'âge, la plupart d'entre eux naissant en pleine possession de leur puissance et leur vitalité est inépuisable[2] - [5].
La mort d'une divinité ne semble possible que dans un courant en marge de la religion courante, l'Orphisme, dont le récit central est celui du meurtre de Dionysos[6].
La puissance et les pouvoirs
La puissance (dynamis), la force supérieure des divinités, est une autre qualité divine, qui les place au-dessus des hommes. Elle est complexe à définir. Elle se voit surtout par les actions surnaturelles accomplies par les dieux lors de leurs diverses interactions avec les humains, qui confirment leur statut supérieur et font que ceux-ci recherchent leurs faveurs : récompenses et punitions divines, interférences dans l'ordre naturel des choses, miracles, visions, épiphanies, etc.[7] - [8]. Les divinités interviennent constamment dans les affaires humaines, et leur présence est éprouvée par les humains de différentes manières[9]. Elles ne sont pas pour autant « toutes puissantes » : elles ne sont pas présentées comme des êtes infaillibles dans les mythes[10] ; et si la puissance d'une divinité est considérée comme absolue dans son champ de compétence, elle ne l'est pas en dehors[8].
La puissance divine se caractérise aussi par un savoir et une clairvoyance qui dépassent celles des humains, s'étendant à la connaissance de l'avenir[11], sans que les dieux ne soient pour autant omniscients[10] ainsi que par le fait qu'ils s'expriment dans une langue supérieure à celle des mortels, caractérisée notamment par l'emploi de mots plus corrects mais difficiles à comprendre pour les humains[12].
Le corps et l'apparence
L'anthropomorphisme, le fait que les dieux aient une apparence humaine, est une autre caractéristique importante des dieux grecs, qui certes ne les distingue pas des mortels au premier abord. Cela les rend donc potentiellement représentables par ceux-ci à leur image, notamment sous la forme de statues de culte. L'anthropomorphisme divin a cependant fait l'objet de critiques dans l'Antiquité, en particulier par Xénophane[13].
Néanmoins le corps immortel et surpuissant des dieux est par essence différent de celui des humains : Homère parle de leur sang immortel, l'ichor, qui peut se déverser sans risquer d'entraîner leur mort, et du fait qu'ils ne consomment pas la nourriture des humains (le pain et le vin)[14] - [15]. Dans les mythes, il est dit qu'ils ne peuvent pas se nourrir de mets éphémères, propres aux mortels, et consomment du nectar et de l'ambroisie, ainsi que la fumée des sacrifices[16].
Il est en général considéré qu'ils sont plus grands que les humains et ont une beauté inégalable par ces derniers, même si certains d'entre eux sont caractérisés par leur laideur (Priape)[17]. Mais bien souvent ils apparaissent comme des êtres invisibles, qui ne se présentent aux humains que de manière exceptionnelle[18]. De leur corps divin irradie une splendeur qui fait qu'ils ne peuvent pas apparaître aux humains sous cette forme sous la peine de les frapper de stupeur ou, dans le cas de Zeus se présentant dans sa véritable splendeur à Sémélé, de leur infliger la mort. Aussi ils se métamorphosent pour leur apparaître sans les affecter : sous une forme d'essence humaine, sous une forme animale, ou encore sous la forme d'un élément (Zeus se métamorphosant en pluie d'or pour féconder Danaé)[19].
La séparation entre l'humain et le divin
Le fait que les contacts directs entre humains et divinités soient potentiellement limités renvoie à l'infranchissable barrière qui sépare leurs natures respectives. Les récits d'Hésiode (la Théogonie et Les Travaux et les Jours) abordent la différenciation entre les deux autour de la figure de Prométhée : humains et dieux se côtoyaient à l'origine, puis ils sont séparés à la suite de l'institution du sacrifice au dieu au cours de laquelle Prométhée dupe Zeus, après quoi ce dernier trompe une nouvelle (et dernière) fois le roi des dieux en dérobant le feu pour le donner aux humains. La revanche de Zeus intervient par la création de la première femme, Pandore, qui est vue comme une garantie que leur vie connaîtra toujours le malheur[20].
La principale différence entre les humains et les divinités est le fait que les premiers sont voués au trépas, alors que les seconds sont immortels[1]. Dans le discours mythologique, le statut divin, donc l'immortalité, n'est pas inaccessible pour des humains au destin exceptionnel. Zeus octroie l'immortalité à son fils Héraclès et à Asclépios, en les foudroyant ; Dionysos assure l'immortalité à sa mère Sémélé et à son épouse Ariane. Déméter tente de rendre le jeune Démophon immortel en le frottant avec de l'ambroisie et le soumettant à un feu ardent, mais son projet est interrompu par la mère de l'enfant[21].
Différences avec les conceptions monothéistes
Il est courant d'opposer la conception de la divinité en Grèce ancienne à celle du Dieu des religions monothéistes, en particulier le christianisme. Dans cette optique, les dieux grecs ne sont pas éternels, ce ne sont pas non plus des dieux créateurs, ils ne sont pas tout-puissants, et ne contrôlent pas (ou du moins pas complètement) le destin. Ces dieux ne sont pas présentés comme étant fondamentalement aimants envers les hommes, ils peuvent être des facteurs d'ordre comme de désordre, et n'ont pas un sens de la justice à toute épreuve. Dans les mythes en particulier, ils font souvent fi des conventions et des bonnes mœurs. Dans la religion courante, la différence entre dieux et hommes ne s'explique pas non plus par des critères moraux[22] - [23].
Piété et rapports entre dieux et hommes
La notion de piété se retrouve en grec ancien dans le terme eusebia[24]. Il s'agit avant tout d'honorer les dieux, ce à quoi renvoie le terme timê, l'« honneur », ou la « part d'honneur » à laquelle un dieu a droit, qui est avant tout le culte qui lui est destiné. Cela ne renvoie donc pas à des notions telles que la dévotion, la foi, l'amour[25].
Une relation d'échanges
Il est souvent relevé que la piété grecque s'inscrit dans une logique d'échanges avec le divin, de don et de contre-don[28] : les offrandes sont faites aux dieux pour entrer dans une relation bénéfique avec eux, jouir de leur bienveillance, de leur protection, obtenir leurs faveurs et leur témoigner de la reconnaissance pour cela. Socrate dans l’Euthyphron de Platon décrit la piété, telle qu'elle est couramment envisagée par ses contemporains, comme un « art commercial » (emporikè tekhnè), « une espèce de troc que les dieux et les hommes feraient les uns avec les autres[29]. » Cette relation à double sens renvoie à la notion difficilement traduisible de charis. Il ne faut pas forcément l'entendre au sens d'une relation transactionnelle ponctuelle (do tu des), mais plutôt dans celui d'une relation durable qui s'entretient continuellement, une réciprocité généralisée[30] - [31].
L'offrande est certes utile au dieu, mais elle ne lui est pas nécessaire ni indispensable, elle semble plus avoir la valeur d'hommage, de reconnaissance de sa supériorité, elle est vue comme une marque d'honneur (timai)[32]. Selon J. Larson, « alors que les humains attendaient la charis des dieux pour survivre, se reproduire et éviter la douleur et le danger, la charis attendue par les dieux n'était ni uniquement ni fondamentalement fondée sur les dons matériels. Avant tout, les dieux désiraient l'honneur et le plaisir. L'honneur était satisfait par des dons matériels, tels que les offrandes de prémices et les dîmes du butin de bataille, et par des dons immatériels, tels que des hymnes. Le rôle du plaisir esthétique dans les relations réciproques avec les dieux grecs est souvent négligé, mais le vocabulaire du culte fait constamment allusion au plaisir que les dieux éprouvent à la fois dans les formes matérielles (beaux objets) et immatérielles (danses, athlétisme) de culte[33]. »
Obtenir les faveurs divines
L'attitude des humains envers les dieux qui s'exprime à travers ce lien social a pu être comparée à celle d'un sujet qui honore son souverain, ou encore à celle d'un client qui honore son patron dans le but d'obtenir sa protection et sa faveur (qu'il s'agisse d'une bienveillance générale ou d'un bienfait spécifique)[34] - [30] - [23]. Pour autant, à la différence de ce qu'il se passe dans le Proche-Orient ancien, les Grecs antiques ne considèrent pas que l'humanité a été créée pour servir les divinités et les entretenir par ses offrandes, et du reste ils ne semblent pas avoir accordé une grande importante aux récits de création des humains par les divinités (anthropogonies)[35].
Les questions de morale et de justice ne sont pas d'une grande importance dans la relation entre hommes et dieux. Les dieux ont certes le même sens de la justice que les humains et réparent des torts et transgressions morales, au moins dans la littérature[36] - [37]. Mais ce n'est pas forcément au cœur de leurs préoccupations et de leurs actions, et ne semble pas les faire réagir tant que les actes impurs ou amoraux ne les concernent pas directement (notamment la violation de serments passés en leur nom). Ils ne sont de toute manière pas vus comme des modèles de vertu dans les discours traditionnels véhiculés par les épopées[38]. Du reste, les dieux grecs ne sont pas les décideurs du destin (moira) des individus, notion qui en général renvoie au moment et aux circonstances de la mort. Il s'impose à eux comme aux humains. La relation de Zeus au destin a été débattue, essentiellement à partir des épopées homériques : il a pu être argumenté qu'il était parfois présenté comme son maître ; mais en dépit de son statut de dieu suprême, il ne peut apparemment pas s'y opposer, au mieux repousser temporairement une échéance funeste, ou la guider[39]. Selon P. Veyne : « en principe (les dieux) sont les maîtres du monde, mais en pratique leurs décrets ne portent que sur l'intervalle qui sépare de leur issue, bonne ou mauvaise, les actes humains et les hasards[40]. »
Quelles faveurs attendent les humains en échange de leurs actes de piété ? Les dieux confèrent sécurité, santé, prospérité, fertilité. On les sollicite en particulier avant des événements cruciaux et/ou potentiellement périlleux : récolte, départ à la guerre, voyage en mer[41]. En analysant le contenu des prières des Grecs, J. Rudhardt a constaté qu'elles s'en tenaient souvent à des demandes vagues de bien-être, des « bonnes choses » (agatha), plutôt modestes pour ne pas exiger trop des dieux (notamment en termes de richesses), car ils risqueraient de ne pas accéder aux demandes excessives. Si quelqu'un souhaite le succès dans une entreprise dans laquelle il se lance, ses propres efforts doivent accompagner la faveur divine : « toute réussite résulte en effet d'une synergie entre l'action humaine et l'action divine[42]. » Dans ce tableau, il n'y a manifestement pas beaucoup de place pour les préoccupations sur l'existence après la mort : les faveurs divines sont pour l'essentiel destinées aux vivants[43] - [44]. Dans les cultes civiques, ces mêmes attentes se retrouvent à un niveau collectif : on est pieux pour la prospérité et le bien-être de sa communauté, ses succès à la guerre et dans ses autres entreprises. La vie politique des cités est constamment placée sous les auspices des divinités, qui servent à consolider l'identité de la communauté et la légitimité de ses institutions politiques et sociales[45].
Pourquoi un individu fait le choix s'adresser à une divinité plutôt qu'à une autre ? Le polythéisme offre une pluralité de choix, et il est improbable qu'un individu ait rendu un culte à tous les dieux vénérés dans son horizon quotidien, en raison du nombre élevé de cultes disponibles, même dans le seul cadre local[46]. Plusieurs éléments entrent en ligne de compte, parmi lesquels les puissances spécifiques de la divinité invoquée, son accessibilité, et les intentions du fidèle. Les compétences et attributs de la divinité sont évidemment une donnée majeure, en fonction de la faveur attendue. C'est particulièrement évident dans le cas des divinités guérisseuses, sollicitées en cas de problème de santé. Divers éléments doivent aider à faire le choix parmi ceux possibles dans un groupe de divinités ayant des attributs similaires : des raisons pratiques comme la proximité d'un lieu de culte, donc la composition du panthéon local, aussi des aspects de la divinité qui renvoient plus précisément à son mode d'intervention et qui aident à la distinguer d'une autre qui aurait des compétences voisines[47].
Du respect de la tradition aux sentiments personnels
La piété grecque est également couverte par la notion de rectitude religieuse, hosiotes, qui renvoie au fait d'agir en conformité avec les lois sacrées et les traditions de la communauté[50]. Le respect des rites traditionnels, adoptés par un groupe et établis depuis des temps immémoriaux, est en effet un élément majeur de la piété grecque antique[48]. Il est considéré que les rites ont une origine divine, de même que les secrets des cultes à mystères[51], les dieux en sont les garants et ils ne peuvent être modifiés qu'avec leur approbation (communiquée par le biais de la divination)[52]. Il en résulte que quand un nouveau culte est mis en place, il est souvent présenté comme le rétablissement d'un culte oublié, renouvelé à la suite d'une demande divine et suivant les modalités indiquées par des dieux ou héros, et non comme une innovation sans lien avec la tradition[53].
Mais la piété ne peut être réduite à une simple observation scrupuleuse des pratiques rituelles ancestrales. « Être eusébès [pieux] c’est croire en l’efficacité du système symbolique mis en place par la cité pour gérer les rapports entre les hommes et les dieux et c’est aussi y participer de la façon la plus active possible. » On attend du citoyen d'une cité qu'il participe aux rites civiques, avec le reste de la communauté, et qu'il accomplisse les rites les plus courants, comme ceux rendus à ses ancêtres. La piété se voit aussi dans la générosité envers les sanctuaires et les dieux, plus prononcée chez ceux qui en ont les moyens. Au niveau de la cité (ou d'un autre groupe), elle se voit dans l'entretien et la protection des sanctuaires et des biens des divinités du panthéon officiel, l'accomplissement des festivités[54]. Mais ce n'est pas qu'une question de dépense : une idée répandue est que les dieux préfèrent un sacrifice modeste d'un homme pieux plutôt qu'un sacrifice somptueux d'un homme impie[55].
L'impiété, asebeia, est donc avant tout une absence de respect à l'égard des rites d'une cité. Elle se manifeste de différentes manières qui révèlent en filigrane les contours de la piété : atteinte aux biens sacrés, introduction de nouveaux cultes dérogeant aux traditions ancestrales, non respect des rituels traditionnels destinés aux dieux vénérés par la cité, et aussi certaines opinions vues comme impies, notamment quand elles portent atteinte au groupe (mais cela ne concerne pas l'incroyance qui est tolérée)[56]. Un acte impie n'est pas un acte qui manquerait de foi, notion absente de la mentalité grecque, mais celui qui manquerait de raison, de respect envers les dieux et les traditions[50]. Dans ce contexte, le fait que les pratiques religieuses, de même que certaines croyances, ne soient pas identiques pour tous, notamment en raison de l'existence de traditions locales, n'est pas pensé en termes d'hérésie ou d'orthodoxie[57].
Les atteintes à la piété sont vues comme un mal susceptible de rejaillir sur tout le groupe, ce qui explique qu'on puisse en être exclu pour impiété. Cela ne relève pas de la persécution religieuse à proprement parler[58], et les procès en impiété tel celui de Socrate sont rares[59], mais selon J. Bremmer il n'est pas non plus possible de considérer que les anciens Grecs sont caractérisés par la tolérance religieuse[37].
Le respect distancié semble être la posture la plus courante envers les dieux[61]. Une attitude répandue semble être une forme d'espérance : rester pieux permet d'espérer recevoir la protection des dieux, et vaut mieux que les redouter de façon irraisonnée[62]. En effet, la crainte excessive des dieux qui pousse à chercher partout les signes qu'ils enverraient est vue comme une superstition, deisidaimonia[63]. Les humains n'acceptent pas tout de leurs dieux : on connaît plusieurs cas de fidèles déçus par un dieu envers lequel ils estiment avoir été pieux, et qui ne se privent pas de lui faire remarquer son ingratitude. Les échanges sont toujours intéressés, puisque la piété humaine implique en retour une faveur divine. Cela explique aussi pourquoi les auteurs tels qu'Aristophane et Homère n'hésitent pas à moquer les dieux et à les mettre dans des postures ridicules[64].
En revanche l'athéisme à proprement parler, à savoir le fait de mettre en cause l'existence des dieux, est quasiment inexistant : seuls quelques philosophes semblent concernés (Diagoras de Mélos, Théodore l'Athée, voire Évhémère et Protagoras). Et encore ce qui s'exprime dans l'athéisme antique relèverait plus d'un scepticisme vis-à-vis de la nature des dieux telle qu'elle est généralement admise, plutôt que d'une négation de l'existence de la divinité[65]. La question de croire ou pas en l'existence des dieux n'est pas posée dans le polythéisme, l'expression nomizein tous theous, souvent traduite par « croire en les dieux », signifie plutôt que l'on reconnaît les dieux par l'accomplissement des rituels qui leur sont dus, ce qui renvoie à la notion de piété[66].
La place occupée par les sentiments individuels dans la mentalité religieuse grecque antique est difficile à déterminer. Il y a peu de sources sur l'expérience religieuse personnelle[67]. Les témoignages potentiels de relations plus intenses entre une personne et une divinité, qui pourraient être caractérisées comme de la dévotion, sont rares et généralement peu explicites, même si apparaissent çà et là, par exemple dans des tragédies, des cas où des personnes font montre d'un enthousiasme spécial envers une divinité[68]. Des liens plus intimes pourraient se développer dans le cadre de cultes électifs, notamment les cultes à mystères qui supposent de la part des initiés une implication personnelle, plus intense que dans les cultes traditionnels. Dans des écrits, certains individus se présentent comme les « serviteurs » d'une divinité à laquelle ils marquent leur soumission. Ce sentiment apparaît dans des inscriptions dès l'époque classique, notamment dans des situations d'urgence, et envers des divinités au caractère protecteur affirmé (comme Asclépios). Cette tendance semble s'affirmer durant l'époque hellénistique (notamment avec le développement de l'eulogie, formule glorificatrice) et l'époque romaine, peut-être sous influence orientale[69]. Le fait que les cultes à mystères et cultes orientaux serviraient à répondre à des attentes spirituelles nouvelles, concernant le salut des individus, a cependant été remis en cause, et reste débattu[70].
Miracles et épiphanies
Plusieurs récits évoquent des « miracles » accomplis par des divinités au profit d'humains, en particulier à l'époque hellénistique. Ils concernent notamment le dieu-guérisseur Asclépios qui soigne des malades qui se croyaient perdus[71]. Ces textes sont souvent inclus dans ceux sur les épiphanies, apparitions de dieux auprès de mortels (y compris sous la forme d'un animal ou d'un phénomène surnaturel comme une grande flamme dans le ciel), en rêve ou lorsqu'ils sont éveillés, parfois à la suite d'invocations qui les rapprochent du domaine de la divination (incubation, rituel de banquet ou d'initiation) et s'accompagnent de miracles et renversements de situation (comme le basculement du sort d'une bataille). Ils sont manifestement inspirés des interventions divines des épopées et des deus ex machina des pièces de théâtre. Ces récits, qui concernent plus spécifiquement certaines divinités (Asclépios, Apollon, les Dioscures, Isis et Sarapis, etc.), servent à mettre en avant la gloire et la vertu d'un dieu (on parle d'« arétalogie », terme forgé à partir d’aretê « vertu »), à promouvoir son culte. Ils ont pour but d'animer la piété de leurs ouailles, puisqu'ils servent à justifier et stimuler la consécration d'offrandes (notamment des statues ou monuments), la fondation de fêtes voire de lieux de cultes là où l'apparition s'est produite. Ils ont aussi des enjeux politiques, car ils confèrent du prestige à ceux qui disent les avoir vécues, dont ils révèlent la piété exceptionnelle et la grâce divine dont ils bénéficient (dans la littérature épique c'est le privilège des héros) et rejaillissent sur leurs cités ou royaumes (le terme d'« épiphane » sert aussi à désigner le caractère illustre, lumineux, des rois hellénistiques et empereurs romains). Les Chrétiens useront des mêmes procédés pour obtenir des conversions[72] - [73].
Les philosophes et le divin
La philosophie grecque antique est une forme de pensée individuelle, généralement présentée comme une succession de théories et arguments élaborés par des philosophes, mais c'est aussi et avant tout « une quête de sagesse, d'un progrès qui est tout à la fois intellectuel, moral et spirituel, d'une vie plénière et plus authentique que favorise une recherche lucide du vrai » (A. Motte)[74]. Bien qu'elle ne soit qu'une des facettes de la pensée philosophique de la Grèce antique, la réflexion sur la religion y occupe une place importante, les principaux philosophes grecs antiques ont réfléchi sur le divin. Selon G. Most, « la pensée philosophique antique n'avait pas trouvé de meilleure manière que la théologie pour réfléchir sur ses propres limites et aspirations. En réfléchissant sur dieu, l'homme antique réfléchit sur lui-même[75]. »
Les premiers philosophes (les « présocratiques ») proposent des discours sur l'origine et l'ordre du monde résultant de leurs réflexions personnelles. Ils présentent plusieurs points communs : « on se fonde sur un postulat qu'il existe un « principe », archè, qui permet d'expliquer tout chose », « on comprend (...) qu'il existe un « devenir » régi par ses lois propres, des lois que les hommes ne peuvent influencer, physis », et « le monde qui existe, enfin, est l'« ordre », kosmos (...) si souvent perturbé dans la réalité, (qui) se trouve restauré grâce à un projet intellectuel qui en rend compte[76]. » Le « principe » est généralement considéré comme d'essence divine. Chez les premiers philosophes ioniens, il est identifié à un élément du monde naturel, omniprésent (l'eau chez Thalès, l'« illimité » chez Anaximandre, l'air chez Anaximène), puis chez les suivants le « divin », ou du moins ce qui s'en approche, est moins clairement identifié : une entité unique impossible à connaître et à nommer pour Héraclite, un être parfait à tous les égards pour Parménide[77]. Si leurs discours sur l'origine et l'organisation du cosmos présentent d'évidentes continuités par rapport à ceux d'Homère et d'Hésiode, ils s'en distinguent en présentant l'organisation du monde de façon plus abstraite[78], notamment en tournant le dos à l'anthropomorphisme des dieux, Xénophane portant cette critique le plus loin[79]. C'est aussi à cette période que se développe le pythagorisme évoqué plus haut, qui a des aspects philosophiques, et dont la pensée influence des philosophes postérieurs, dont Platon[80].
La pensée développée par Platon durant sa longue période d'activité, qui a connu de nombreuses évolutions, est fondamentale dans l'histoire de la pensée religieuse tant par son ampleur que par son impact[81]. Un de ses dialogues de jeunesse, Euthyphron, met en scène son maître Socrate débattant avec le personnage qui donne son nom à l’œuvre, un devin, sur les différentes manières de définir la piété[82]. Puis il pousse plus loin la redéfinition du divin entamée par ses prédécesseurs, en proclamant que Dieu est moralement bon, et ne peut donc agir de façon mauvaise, immatériel, et que le philosophe doit chercher à s'en approcher autant que c'est humainement possible. Sa conception de l'univers et de la divinité (il parle aussi bien d'un Dieu au singulier que de dieux au pluriel) est exposée le plus longuement dans le Timée, œuvre incontournable de la religiosité cosmique, qui raconte la création du monde par le démiurge, qui l'organise de façon harmonieuse. Les étoiles y sont conçues comme des êtres divins, dont les mouvements reflètent cette organisation harmonieuse, alors que des daimones occupent une position inférieure[83] - [84]. Comme vu précédemment Platon propose également des conceptions originales sur la vie après la mort, reposant notamment sur la croyance en l'immortalité de l'âme et en la réincarnation[85]. Les Lois contiennent quant à elles différentes propositions sur l'organisation et la place des cultes dans la cité, qui font de la religion un fondement de l'ordre social[86].
Aristote s'oppose à son maître en proposant une vision d'un cosmos éternel, sans début ni fin, donc sans démiurge, et de même une espèce humaine présente depuis toujours, comme tous les êtres vivants. Il admet cependant l'idée d'une divinité suprême, qu'il développe dans le livre Lambda (XII) de la Métaphysique : le monde n'est certes pas créé, mais il est mis en mouvement par cet être supérieur, qui provoque le mouvement du ciel, lequel entraîne les mouvements du reste de l'univers. C'est un « Premier moteur », « moteur immobile » parce qu'il meut sans être mû, parfaitement beau, objet de pensée et de désir pour tout le reste du cosmos. Il existe également d'autres êtres divins, qui assurent les autres mouvements de l'univers, comme ceux des planètes. De la même manière que Platon, chez Aristote il faut étudier dieu pour s'approcher le plus possible de la nature divine[87] - [88].
Xénocrate, autre disciple de Platon et continuateur de l'école platonicienne, développe une théorie de l'organisation du monde divin, établissant une hiérarchie entre les divinités secondaires, les daimones, qu'il essaye de relier aux divinités de la mythologie et des cultes traditionnels, notamment en ayant recours à l'allégorie[89]. C'est sans doute une manière de tenter de concilier les figures divines que mettent en place les spéculations philosophiques et celles qui sont vénérées au quotidien par la population[90]. Théophraste, disciple d'Aristote, porte en particulier ses réflexions sur la piété, qu'il n'identifie pas à l'accomplissement des rites, mais à une attitude pieuse, au caractère du fidèle, qui s'exprime par ces actes[89]. Avec lui la piété devient une vertu, une façon d'être qui doit se manifester continuellement et pas seulement par des actes ponctuels[91].
Ces réflexions ont donc contribué à l'apparition d'une nouvelle pensée religieuse, dans laquelle « les dieux deviennent l'absolu, le fondement du Bien[92]. » Les deux principaux courants de l'époque hellénistique, l’Épicurisme et le Stoïcisme, poursuivent sur cette voie. Épicure propose une vision de la nature dans laquelle les craintes liées à l'intervention divine et à la mort sont infondées. Il convient certes de rendre hommage aux dieux en participant aux cultes traditionnels, mais on peut aussi chercher à comprendre le divin par l'étude et devenir soi-même divin. Pour les Stoïciens, l'univers entier est la substance de dieu (panthéisme), aussi l'étude du monde physique revient à l'étude de dieu. Ce dieu est un être immanent qui produit l'ordre du monde et son évolution. La piété reste un comportement essentiel pour l'éthique, les Stoïciens cherchant à concilier les mythes et les cultes traditionnels avec leur vision du monde, en passant notamment par des interprétations allégoriques[93]. Les Stoïciens (selon une formulation donnée par l'auteur de langue latine Varron) en viennent à distinguer trois types de dieux, ceux vénérés par les cultes publics, ceux qui apparaissent dans les mythes des poètes, et ceux des philosophes, qui sont selon eux des êtres vertueux qui ne peuvent mal agir[94].
La fin de l'époque hellénistique et l'époque romaine impériale voient la pratique religieuse faire l'objet de plus d'interprétations et d'analyses philosophiques, ce qui donne en retour un aspect plus religieux à la philosophie et aux pratiques intellectuelles des élites (dans le contexte de la seconde sophistique). Elles sont en particulier marquées par les réflexions sur les divinités, les miracles ou les daimones, la quête du divin par les philosophes, aussi des dialogues et controverses avec des penseurs du judaïsme (Philon d'Alexandrie) et surtout du christianisme naissant, qui en porte l'empreinte[95]. La philosophie de cette période a pu être qualifiée de « syncrétique », parce qu'elle mêle des aspects du platonisme, de l'épicurisme, du stoïcisme et du pythagorisme, bien que les écoles restent distinctes[96]. Le médio-platonisme (Eudore, Atticus, Plutarque, voire Celse, etc.) qui se développe alors présente de nombreux aspects religieux. Là encore il s'agit plus généralement de justifier les pratiques de la religion traditionnelle, à savoir le culte des dieux. Une grande importance est accordée au concept de « providence » (pronoia), la manière qu'ont les dieux d'intervenir dans la marche du monde, sur lequel réfléchit notamment Atticus. Dans cette perspective, le cosmos est perçu comme une entité unique assimilant les divinités traditionnelles qui lui sont subordonnées et sont des agents de la providence. Leur vouer un culte revient alors à vénérer à travers eux l'entité suprême, ce qui entraîne une inflexion en direction d'un monothéisme. De la même manière, les humains doivent chercher à être des agents de la providence, afin de s'approcher de la condition divine[97].
Le platonisme reste le courant philosophique majeur durant l'Antiquité tardive, époque de développement du néoplatonisme, dont les principales figures sont Plotin, Porphyre, Jamblique et Proclus[98]. L'aspect théologique de la philosophie est plus marqué que jamais. Dieu est vu comme la source de toutes choses, mais plusieurs de ces philosophes considèrent que l'entité ultime (l'Un de Plotin), principe premier, ne peut être atteinte rationnellement par les humains. Le philosophe qui cherche à remonter vers cette source afin d'atteindre lui-même la divinité fait alors appel à la médiation d'êtres divins de rang inférieurs et daimones, et à différentes œuvres de la pensée empruntées à d'autres courants philosophiques et religieux (mythologie traditionnelle, orphisme, judaïsme, gnosticisme, christianisme, etc.) qui permettent de s'élever spirituellement, aussi à la théurgie, pratique mêlant magie et divination, devant aider à obtenir l'appui des puissances divines[99]. Les courants philosophiques « païens » sont progressivement marginalisés par le triomphe du christianisme, leur fin symbolique étant souvent située au moment de la fermeture de l'Académie d'Athènes par ordre de Justinien en 529[100]. Plusieurs des « Pères de l’Église » avaient alors opéré une synthèse reprenant les éléments jugés acceptables et donc conservables de ces pensées philosophiques en les intégrant dans les croyances chrétiennes, assurant au passage la survie des œuvres philosophiques antiques qui nous sont parvenues[101].
Références
- Rudhardt 1992, p. 86.
- Vernant 1974, p. 113.
- Sineux 2006, p. 59-60.
- (en) Albert Henrichs, « What is a Greek God? », dans Bremmer et Erskine 2010, p. 29-32.
- Rudhardt 1992, p. 75.
- Sineux 2006, p. 62-63.
- Rudhardt 1992, p. 86-89.
- (en) Albert Henrichs, « What is a Greek God? », dans Bremmer et Erskine 2010, p. 35-37.
- Vernant 1974, p. 114-115.
- Vernant 1974, p. 113-114.
- Rudhardt 1992, p. 89-90.
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Voir aussi
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