Breuriez
Le breuriez (breur signifie frĂšre en breton) Ă©tait jadis une institution paroissiale qui se traduisait par un rituel complexe, une frairie et une fĂȘte populaire.
Dans la commune de Plougastel-Daoulas, qui occupe une presquâĂźle sur la rade de Brest, lâorganisation que reprĂ©sentait le breuriez a donnĂ© son nom Ă la cĂ©rĂ©monie. On parle de cĂ©rĂ©monie du breuriez, de rituel du breuriez ou de rite du breuriez. Les Plougastels disent tout simplement « le breuriez » pour en parler.
Plougastel-Daoulas
« SantĂ©, richesse, aptitude au progrĂšs Ă©conomique, combinĂ©e avec lâattachement Ă la tradition, parfait accord de lâindividu et de son groupe, de lâhomme et du sol, quâest-ce donc que tout cela, si ce nâest pas le bonheur ?»[1] Câest dans la conclusion dâun long article sur Plougastel-Daoulas en 1924 que Charles Le Goffic Ă©numĂšre en ces termes choisis quelques-unes des qualitĂ©s qui ont contribuĂ© au dĂ©veloppement du caractĂšre si particulier et spĂ©cifique Ă cette commune.
Toutefois, ces quelques mots prĂ©figurent Ă©galement la situation future de la presquâĂźle, dont la dĂ©sagrĂ©gation croissante des breuriez, qui est alors entamĂ©e dans les annĂ©es 1920, reprĂ©sente lâun des effets les plus remarquables, les plus flagrants et les plus rĂ©vĂ©lateurs dâune Ă©volution inĂ©luctable.
En effet, cette « aptitude au progrĂšs Ă©conomique, combinĂ©e avec lâattachement Ă la tradition »[1], ne pouvait se perpĂ©tuer dans lâavenir. Pourtant la paroisse cornouaillaise, Ă la limite du LĂ©on, conservera encore longtemps cet Ă©quilibre et cet aspect autre. Faisant encore figure aujourdâhui de « conservatoire breton »[2] pour de nombreux chercheurs, Plougastel sera cĂ©lĂ©brĂ©e dĂšs le XVIIIe siĂšcle comme un verger dâĂden et plus concrĂštement comme le « jardin de Brest »[3] par les Ă©crivains-voyageurs comme Jacques Cambry, les collecteurs et folkloristes qui la dĂ©couvrent en la parcourant. Mais elle ne pourra en dĂ©finitive faire front Ă lâensemble de la conjoncture et des conditions Ă©conomiques et socioculturelles Ă©voluant sans cesse et se trouvant constamment en but avec le mode de vie traditionnel de la communautĂ© plougastellen.
Jusquâau dĂ©but du XXe siĂšcle, la presquâĂźle de Plougastel-Daoulas nâest reliĂ©e que par deux petites routes la faisant communiquer avec Loperhet et Landerneau. Les relations avec Brest, Ă©loignĂ©e dâune dizaine de kilomĂštres seulement, ne sâeffectuent alors que par mer. Mais en 1907 un bac Ă vapeur est installĂ© au lieu-dit du Passage (an Treiz), Ă©vitant ainsi entre Brest et Plougastel le dĂ©tour par Landerneau. Enfin, Ă©tape dĂ©cisive, on inaugure en 1930 le pont Albert Louppe, rapidement surnommĂ© pont de Plougastel.
Les influences de la ville de Brest peuvent dĂšs lors sâexercer directement sur la commune. Ainsi, les lois du marchĂ©, celles du dĂ©veloppement de la ville de Brest et de sa CommunautĂ© Urbaine croissante, la dĂ©perdition de la langue bretonne et la diminution de ses locuteurs, lâexode des enfants dĂ©laissant la terre et la mer, lâinflation grandissante des nouveaux rĂ©sidents et tout simplement le progrĂšs : autant de conditions incompatibles avec le dĂ©licat mĂ©canisme de lâancienne sociĂ©tĂ© plougastellen qui Ă©tait fonction de la cohĂ©sion parfaite de tous les Ă©lĂ©ments nĂ©cessaires Ă son mode dâexistence. De ce fait, les choses sâen sont allĂ©es les unes aprĂšs les autres et les traditions avec elles.
La cérémonie du breuriez
En Bretagne, la Toussaint marque davantage la fĂȘte des trĂ©passĂ©s que celle de tous les saints. Dans ce pays oĂč « le sĂ©jour des morts se confond avec celui des vivants »[4] Ă©crit Anatole Le Braz, la Toussaint cĂ©lĂšbre les Ăąmes des disparus, des trĂ©passĂ©s, et « ces ĂȘtres dâoutre-tombe sont dĂ©signĂ©s par un nom collectif : ann Anaon, les Ămes.»[4]
La Toussaint
Le jour du 1er novembre dans la commune de Plougastel-Daoulas, la Toussaint se confond aussi avec la FĂȘte des Morts ou Nuit des Morts. Câest le jour de lâancienne fĂȘte irlandaise du 1er novembre â Samain â qui marque le dĂ©but et la fin de lâannĂ©e. Câest lâĂ©poque des « calendes de lâhiver (kala-goañv) qui, en breton, dĂ©signent les premiers jours de novembre. »[5]
Mais si novembre est le mois des morts, il ne faut pas oublier quâil est aussi « le mois des semailles, le mois de la vie »[6]. Câest le dĂ©but de la longue pĂ©riode des mois dâhiver et « ce sont ces mois quâon appelle en breton miziou du (les mois noirs) : du (novembre : noir), kerzu (dĂ©cembre : entiĂšrement noir) et genver (janvier, emprunt au latin). »[7]
Donatien Laurent rappelle que : « Le 1er novembre, jour oĂč se dĂ©roule la cĂ©rĂ©monie du breuriez, Ă©tait lâune des quatre grandes fĂȘtes du temps calendaire celtique. Elle marque le dĂ©but de la saison sombre comme la fĂȘte du 1er mai, six mois plus tard, inaugure la saison claire. Les noms bretons de ces deux fĂȘtes â kala goañv (1er novembre) et kala hañv ou kala mae (1er mai), littĂ©ralement âcalendes dâhiverâ et âcalendes dâĂ©tĂ©â ou âde maiâ â, comme celui du mois de novembre â du : ânoirâ â tĂ©moignent encore de ce dĂ©coupage du cycle annuel en deux moitiĂ©s inverses et opposĂ©s, hivernale et estivale. Cette nuit du 1er novembre est le vĂ©ritable commencement de lâannĂ©e, celle oĂč la nuit lâemporte sur le jour, et câest en mĂȘme temps la fin de lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente. Câest une âpĂ©riode closeâ qui nâappartient ni Ă lâannĂ©e qui se termine ni Ă celle qui commence (Christian-Joseph Guyonvarc'h), une nuit oĂč, selon lâexpression de Marie-Louise Sjoestedt, âtout le surnaturel se prĂ©cipite, prĂȘt Ă envahir le monde humainâ. Son nom irlandais â samain â signifie la âfin ou la rĂ©capitulation de lâĂ©tĂ©â et se retrouve dans le gaulois samonios qui dĂ©signait le premier mois de lâannĂ©e dans le calendrier gallo-romain retrouvĂ© Ă Coligny, dans lâAin, Ă la fin du siĂšcle dernier. »[8]
Un rituel exprimant la solidarité envers les morts
Ă Plougastel, la solidaritĂ© entre vivants pour les membres dâun mĂȘme breuriez existe Ă©galement au-delĂ de la vie et sâexprime envers les morts au cours dâun rituel reprĂ©sentant la manifestation la plus remarquable de cette forme de rapports privilĂ©giĂ©s au jour de la Toussaint.
Cette manifestation constitue sans doute la forme essentielle de la solidaritĂ© entre membres dâun mĂȘme breuriez. Elle leur permet une fois lâan de rĂ©unir toutes les familles pour participer Ă un rite funĂ©raire particulier, afin dâaffirmer la fraternitĂ© des vivants envers les morts et dâexprimer autant que conforter ainsi symboliquement leur unitĂ© et leur cohĂ©sion sociale par lâintermĂ©diaire de leurs morts.
La raison de ce rite se trouve dans le rapport qui est Ă©tabli entre la sociĂ©tĂ© des vivants et celle des morts. Cette attitude dĂ©coule dâune conception particuliĂšre du Breton envers la mort, car en fait, Ă©crit Anatole Le Braz, « pour lui, comme pour les Celtes primitifs, la mort est moins un changement de condition quâun voyage, un dĂ©part pour un autre monde. »[9]
Une institution paroissiale
Dans le cadre restreint et isolĂ© de la presquâĂźle, cette conception de la mort prend donc la forme dâun rituel funĂ©raire qui a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© unique en Bretagne et en France, et auquel sâajoute la particularitĂ© dâavoir subsistĂ© sous sa forme spontanĂ©e jusque dans la seconde moitiĂ© du xxe siĂšcle, malgrĂ© un dĂ©clin entamĂ© dans sa pratique au cours des annĂ©es 1920.
Simple institution paroissiale en pratique, le breuriez est en fait un systĂšme complexe ainsi quâune unitĂ© paysanne et lâon peut estimer quâil a sa raison dâĂȘtre dans la cĂ©rĂ©monie que la communautĂ© des Plougastels a pu maintenir dans ses prolongements historiques. Il prend aujourdâhui encore la forme dâun rituel auquel correspondent un rĂ©seau dâentraide et un rĂ©seau territorial, constituĂ©s des regroupements de familles de plusieurs villages dans toute la commune. On en comptait vingt-trois en 1915.
Un rituel qui diverge dâune cĂ©rĂ©monie Ă lâautre
Le jour de la Toussaint les membres des vingt-trois breuriez (bourg compris) se rĂ©unissent en autant de lieux, mais la forme et le dĂ©roulement que prennent ces cĂ©rĂ©monies peuvent ĂȘtre sensiblement diffĂ©rents.
Si au premier abord, on reconnaĂźt des Ă©lĂ©ments communs Ă chacune dâentre elles â comme lâarbre, les pommes et le pain â, on remarque Ă©galement des divergences. Celles-ci peuvent mĂȘme ĂȘtre tellement importantes que lâon ne peut plus Ă proprement parler de cĂ©rĂ©monies, puisquâil nây a parfois plus dâarbre, de pommes, ni mĂȘme de chants ou de priĂšres. Il arrive mĂȘme quelquefois quâelles nâengendrent plus aucun rassemblement important. Il ne reste alors que le pain, ou câest au contraire celui-ci qui est manquant.
Pourtant, il est probable que les breuriez nâĂ©taient pas aussi dissemblables avant les annĂ©es 1920, mais on ne peut guĂšre solliciter davantage au-delĂ la mĂ©moire des plus anciens Plougastels aujourdâhui.
Un schéma identique malgré tout
Au cours du xxe siĂšcle, les breuriez se sont dĂ©sagrĂ©gĂ©s les uns aprĂšs les autres, jusquâau dernier Ă sâĂȘtre dĂ©roulĂ© spontanĂ©ment en 1979 au village de Larmor (an Arvor). Aussi, les descriptions suivantes et les propos des Plougastels eux-mĂȘmes rendent compte de cĂ©rĂ©monies sâĂ©tant gĂ©nĂ©ralement dĂ©roulĂ©es entre les annĂ©es 1940 et 1970. NĂ©anmoins, ces tĂ©moignages permettent de dĂ©gager une trame ou un schĂ©ma reprĂ©sentatifs globalement identiques pour toutes les cĂ©rĂ©monies.
Description générale du rituel
Le breuriez sâarticule autour de la tradition du bara an anaon (pain des trĂ©passĂ©s) et du gwezen an anaon (arbre des trĂ©passĂ©s), ou gwezen ar vreuriez (arbre de la frairie). Chaque famille dâun breuriez doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e ce jour de la Toussaint pour participer au rituel. Celui-ci commence habituellement au dĂ©but de lâaprĂšs-midi. Plusieurs dizaines dâhabitants du breuriez, hommes, femmes et enfants se rĂ©unissent devant la maison de lâun dâentre eux, ou dans la grange si le temps est mauvais, et parfois en un lieu immuable pour tout le breuriez.
Lâarbre du breuriez
Une fois que tout le monde est rassemblĂ© commence alors lâadjudication du gwezen an anaon, qui est gĂ©nĂ©ralement un arbre stylisĂ© dâune hauteur dâenviron 1,50 m. Lâarbre peut ĂȘtre taillĂ© dans une branche de houx qui a Ă©tĂ© Ă©cotĂ©e, Ă©corcĂ©e et taraudĂ©e, puis sur laquelle on a insĂ©rĂ© plusieurs dents de bois. Sur chacune de celles-ci on a fichĂ© une pomme, et la plus grosse est au sommet de lâarbre.
Le porteur de lâarbre du breuriez, qui peut ĂȘtre toujours le mĂȘme ou bien lâadjudicateur de lâannĂ©e, harangue lâassemblĂ©e pour faire monter les prix et sâinterrompt lorsque plus personne ne surenchĂ©rit. Mais les enchĂšres sont souvent fictives et lâacheteur connu Ă lâavance, puisque lâarbre est gĂ©nĂ©ralement adjugĂ© Ă tour de rĂŽle et son parcours est rĂ©glĂ© dans un breuriez selon un itinĂ©raire qui passe de maison en maison dans chaque village, afin que chaque famille puisse normalement lâacquĂ©rir au moins une fois dans sa vie. Lâadjudicataire reçoit alors lâarbre et laisse lâadjudicateur emporter la grosse pomme du sommet. Puis, il peut enfin emporter lâarbre et le conserver dans sa maison durant une annĂ©e.
Le pain et les pommes
Sur une table recouverte dâun drap blanc ou dâune nappe (doucher) ont Ă©tĂ© dĂ©posĂ©s dans une corbeille des petits pains ronds que la famille adjudicatrice avait fait bĂ©nir au presbytĂšre le matin mĂȘme ou la veille par le prĂȘtre. Parfois, cette famille sâoccupe de se procurer Ă la fois le pain et les pommes, mais lorsque le breuriez concerne de nombreuses familles, deux familles voisines sont adjudicatrices â lâune pour le pain et lâautre pour lâarbre et les pommes â afin que le tour du breuriez ne se rĂ©alise pas en un nombre dâannĂ©es trop important.
Lâassistance recueillie reprend en commun les grasou an anaon (priĂšres mortuaires, en breton : les grĂąces), que rĂ©cite Ă genoux le pedenner (souvent la mĂȘme personne qui a lâhabitude de commencer et de diriger les priĂšres), puis le De profundis et le chapelet des morts.
Une fois les priĂšres terminĂ©es, chaque famille vient prendre son pain dans la corbeille et laisse en Ă©change une obole dont la valeur est laissĂ©e Ă lâapprĂ©ciation de chacun.
Ă proximitĂ© des pains sont aussi Ă vendre des petites pommes (parfois nommĂ©es avalou an anaon : pommes des Ăąmes ou pommes de Toussaint) disposĂ©es dans des paniers ou des cageots et que tout le monde peut acheter contre une obole gĂ©nĂ©ralement assez Ă©levĂ©e comme pour le pain. Ce sont souvent les enfants qui en prennent, ce jour Ă©tant pour eux une vĂ©ritable fĂȘte. Il peut arriver que lâon prĂ©sente aussi des nĂšfles et mĂȘme des poires en supplĂ©ment. Les fruits du breuriez proviennent des vergers de la famille adjudicatrice ou, si elle nâen a pas, elle achĂšte les fruits chez un voisin, un ami ou dans une ferme disposant de vergers. AprĂšs quelques propos, tout le monde se sĂ©pare et chacun rentre chez soi.
Le soir dans les maisons, le pain des trĂ©passĂ©s est partagĂ© avant le dĂźner en autant de parts quâil y a de membres dans la famille et lâon mange son morceau sec aprĂšs avoir fait le signe de croix. Parfois on ajoute aussi dâautres priĂšres en plus de la lecture du Buhez ar Sent (Vie des Saints).
Le lendemain, lâargent recueilli est apportĂ© au prĂȘtre de lâĂ©glise paroissiale, qui annonce en chaire le dimanche suivant les sommes rĂ©unies par breuriez. Mais lâadjudication de lâarbre, autant que les enchĂšres et les oboles pour le pain ou les pommes, sont ici strictement symboliques et ne participent pas dâune quelconque opĂ©ration commerciale. En fait, lâargent sert Ă faire dire des messes pour le repos de lâĂąme des disparus.
Breuriez des jeunes et des anciens
Parfois, le produit de la vente de lâarbre et du pain bĂ©nit revient au breuriez des vieux, le breuriez ar re goz, et il sert en particulier Ă faire dire des messes pour les anciens. Quant au produit de la vente des pommes, il appartient gĂ©nĂ©ralement au breuriez des jeunes, le breuriez ar re yaouank.
Mais ce marquage des jeunes et des vieux ne se retrouve pas quâau jour du breuriez, et selon Gilbert Hamonic, il serait sans doute aisĂ© de dĂ©celer au travers de certains rites chrĂ©tiens, oĂč le breuriez se doit dâĂȘtre reprĂ©sentĂ©, un lien direct entre les motifs de ces rĂ©unions et lâadmission de nouveaux membres dans le groupe social. Les expressions de breuriez ar re yaouank et de breuriez ar re goz viennent ici en tĂ©moigner, puisquâelles sont employĂ©es pour dĂ©finir en pratique la classe dâĂąge Ă laquelle appartient un individu. Ainsi par exemple, les nouveaux Ă©poux sont admis dans le breuriez ar re goz le jour de leur mariage[10].
Un an sâĂ©coule alors avant que les membres du breuriez ne se rencontrent Ă nouveau de cette façon, le jour de la Toussaint.
Le breuriez de Kergarvan
Voyons maintenant plus particuliĂšrement un breuriez parmi les vingt-trois qui existaient encore vers 1915 Ă Plougastel-Daoulas, celui du village de Kergarvan, au sud de la commune.
Le breuriez concernait quatre-vingts familles, rĂ©parties dans onze villages que sont, dans lâordre du dĂ©roulement de la cĂ©rĂ©monie et en prenant comme point de dĂ©part le premier village mentionnĂ© par les Plougastels : Runavel, Keralgi, Kerlorans, Traonliorz, Kergarvan, Kereven, le Skivieg, Keramene et le Four-Ă -Chaux (Forn Raz), Keralkun, Pennaneacâh-Rozegad et Saint-GuĂ©nolĂ© (Sant Gwenole).
Selon un habitant de Keralkun, le Rozegad est considĂ©rĂ© comme « le coin le plus vrai » de Plougastel avec le Tinduff. Ici, le breuriez Ă©tait organisĂ© par deux familles qui gardaient les arbres et qui sâoccupaient du pain. La cĂ©rĂ©monie se dĂ©roulait dans les villages et Ă Runavel, elle se dĂ©roulait toujours au run (sorte de petit terrain surĂ©levĂ© derriĂšre des maisons). On amenait toujours beaucoup dâenfants et on leur faisait des promesses : « Si vous ĂȘtes sages, vous viendrez au breuriez. » MĂȘme les bĂ©bĂ©s dâĂ peine un an Ă©taient lĂ . On achetait un tablier ou un bonnet neuf pour les filles. On ne portait sans doute pas des vĂȘtements superbes, mais on Ă©tait propre comme pour la basse-messe ou les Rameaux. La femme de la famille qui invitait Ă©tait en sous-coiffe, mais les autres Ă©taient toujours en coiffe comme un dimanche.
Douze Ă quinze personnes Ă©taient lĂ pour vendre des pommes de deuxiĂšme choix. Elles faisaient le tour de lâassemblĂ©e et proposaient leurs pommes en faisant monter un peu les prix. Tout le monde en achetait, mĂȘme ceux qui avaient des vergers, parce que câĂ©tait des pommes de Toussaint.
On vendait aussi des poires et des nĂšfles blettes, les meilleures. AprĂšs, ceux qui vendaient les pommes passaient dans la maison qui invitait, on leur servait un coup Ă boire et ils remettaient lâargent des pommes quâils avaient vendues Ă la famille. On demandait alors Ă deux ou trois personnes dâhabiller les arbres, puis un homme se dĂ©couvrait et portait le premier arbre pour le montrer Ă toute lâassemblĂ©e. Il annonçait une enchĂšre de base et faisait monter les prix. Il se formait dĂ©jĂ deux ou trois groupes au dĂ©but qui se lançaient des enchĂšres avec un responsable pour chaque groupe. Le porteur allait dâun responsable Ă un autre et au bout dâun quart dâheure on arrĂȘtait, le premier arbre Ă©tait adjugĂ©. Lâadjudicataire responsable le prenait et le vendeur prenait la pomme du dessus.
Ensuite, la famille adjudicataire se rendait dans la maison de la famille qui invitait pour lui payer le montant de lâenchĂšre et partager les pommes. Sâil ne restait plus quâune Ă©quipe, elle se divisait en deux et on reprenait les enchĂšres jusquâau mĂȘme prix atteint prĂ©cĂ©demment par le premier arbre. Mais Ă la fin, si lâĂ©quipe avait dĂ» se diviser, elle se rĂ©unissait Ă nouveau pour que chacun profite du second arbre, et de mĂȘme sâil Ă©tait restĂ© deux Ă©quipes normales. Il est arrivĂ© parfois quâun groupe supplĂ©mentaire se crĂ©e et paye le prix fort pour obtenir lâarbre. En gĂ©nĂ©ral, câĂ©tait parce quâil y avait eu un dĂ©cĂšs dans une famille.
Un jour, le mouvement de jeunesse agricole chrĂ©tienne dirigĂ© par le curĂ© a pris lâargent de sa caisse pour se faire adjuger lâarbre du breuriez, mais le curĂ© a Ă©tĂ© trĂšs en colĂšre de voir partir tout lâargent du mouvement de cette façon.
Les deux Ă©quipes de douze ou quinze personnes, auxquelles les arbres Ă©taient adjugĂ©s et qui formaient quelques familles, revenaient lâannĂ©e suivante vendre des pommes et garnir les arbres. En fait, lâarbre ne revenait pas Ă une Ă©quipe qui se partageait seulement les pommes. Il revenait au voisin dont câĂ©tait le tour dans le village et il le gardait chez lui parce que sa maison Ă©tait celle de la famille qui invitait lâannĂ©e suivante.
Il nây avait que le pain bĂ©nit qui Ă©tait Ă la charge des deux familles. Ă lâĂ©glise, le dimanche suivant, on annonçait lâargent rĂ©coltĂ© par le breuriez, et lĂ on voyait quel breuriez Ă©tait le plus puissant.
Il fallait Ă peu prĂšs 40 ans pour effectuer le tour du breuriez de maison en maison. Il sâest Ă©teint Ă Keralkun en 1972.
Description des arbres du breuriez
Les arbres du breuriez (voir ici l'exemple d'un arbre sur le portail documentaire du MusĂ©e de Bretagne et de l'ĂcomusĂ©e du pays de Rennes) sont deux tiges travaillĂ©es Ă huit pans, taillĂ©es dans lâif, Ă©corcĂ©es, Ă©cotĂ©es et taraudĂ©es. Ils sont presque identiques. Sur lâun, le fabricant a assujetti trent-six dents de bois avec la pointe du sommet, mais il en manque dĂ©sormais cinq avec celle du sommet. Il mesure 1,09 m Ă 0,13 m (hauteur Ă circonfĂ©rence). Il porte une bague de mĂ©tal au manche, ainsi que la marque en creux : « GĂ JM° kergarvan = 1951 ».
Lâautre arbre porte trente-huit dents de bois avec celle du sommet, mais et il en manque une. Il mesure 1,17 m Ă 0,14 m (hauteur Ă circonfĂ©rence). Il porte la mĂȘme bague de mĂ©tal au manche, ainsi que la marque en creux : « GĂ JM° K = van 1951 ». Donc, en 1951, le fabricant des arbres se nomme Jean-Marie Grignoux, du village de Kergarvan.
Il subsiste un autre arbre du breuriez, de surcroĂźt plus ancien, et que lâon peut observer au MusĂ©e national des arts et traditions populaires Ă Paris (devenu Mucem Ă Marseille). Cet arbre est prĂ©sentĂ© dans la vitrine intitulĂ©e « FĂȘtes calendaires publiques », afin dâillustrer la Toussaint.
Le dossier dâobjet de ce musĂ©e mentionne que cet arbre Ă pommes est dĂ©nommĂ© arbre des morts ou gwezen an anaon. Il est entrĂ© dans les collections en 1966. Il se prĂ©sente sous la forme dâune tige de bois travaillĂ©e Ă huit pans, Ă©corcĂ©e, Ă©cotĂ©e et taraudĂ©e. Il est hĂ©rissĂ© de quarante-et-une dents de bois. Il porte la marque en creux : 1864.
Lâarbre mesure 1,08 m Ă 0,195 m (hauteur Ă circonfĂ©rence). Le dossier dâobjet prĂ©cise en outre que Jean-Marie Grignoux est le donateur de lâarbre exposĂ©, lequel a remplacĂ© en 1951, par des nouveaux, les deux anciens arbres, dont celui-ci datĂ© de 1864 et un autre datĂ© de 183... ? Lâarbre a Ă©tĂ© collectĂ© le 1er novembre 1966 au village de Kergarvan par Jean-Pierre Gestin, Conservateur du Parc Naturel RĂ©gional dâArmorique.
Il existait Ă©galement deux petits arbres (gwezennig) en aubĂ©pine noire, portant chacun trois pommes et posĂ©s sur la table Ă cĂŽtĂ© du pain, que lâon retrouve sur des photographies prises au Skivieg en 1958, ainsi que sur les documents vidĂ©o rĂ©alisĂ©s par Jean-Pierre Gestin en 1966 et 1968 au village de Keralkun.
Lâarbre du breuriez, en tant quâĂ©lĂ©ment constitutif invariant et symbolique du rituel, a ici une fonction prophylactique sous-jacente, voire apotropaĂŻque et participe plus largement du culte archaĂŻque de lâarbre ou dendrĂŽlatrie.
Conclusion
Lâextinction des breuriez de Plougastel-Daoulas sâest Ă©chelonnĂ©e au cours du xxe siĂšcle : le nombre de breuriez a diminuĂ© dâabord trĂšs lentement (passant de 23 en 1915 Ă 14 en 1960), puis rapidement (4 en 1970, 1 en 1979 et 0 dĂšs 1980).
Relativement Ă lâextinction de lâensemble des breuriez, on peut estimer que celui du village de Kergarvan est reprĂ©sentatif et on remarque que lâintĂ©rĂȘt sâĂ©tait complĂštement estompĂ© dans les annĂ©es 1970, comme presque partout ailleurs dans la commune Ă cette date. Les conditions et les motivations profondes de la raison dâexistence de la cĂ©rĂ©monie du breuriez avaient alors totalement disparu.
Il sâagit lĂ des consĂ©quences ultimes dâune solution de continuitĂ© entre un passĂ© traditionnel et le prĂ©sent. La dĂ©sagrĂ©gation des breuriez illustre, en tant que lâun des effets les plus marquants, la dĂ©structuration et la dĂ©sintĂ©gration des parties constituantes de lâancienne sociĂ©tĂ© plougastellen â câest-Ă -dire un Ă©tat dâanomie par rapport Ă un mode de vie traditionnel antĂ©rieur â, en attendant que sây substitue le Plougastel de demain, dont la potentialitĂ© sâexprime dĂ©jĂ pleinement aujourdâhui.
Le renouveau dâun rituel funĂ©raire : revival de la cĂ©rĂ©monie du breuriez Ă Plougastel-Daoulas
AndrĂ© Malraux « pressentait un retour de la mystique, mais sous une forme imprĂ©visible » et selon Mircea Eliade, le sacrĂ© nâest pas un moment de lâhistoire de la conscience, car le besoin du sacrĂ© « est une nĂ©cessitĂ© liĂ©e Ă notre condition ». En fait actuellement, « ceux qui cherchent Ă retrouver le spirituel dans la modernitĂ© le font avec un engagement qui implique le corps [...]. Ils sont âtraditionalistesâ dans la mesure oĂč ils vont puiser le renouveau dans les grandes expĂ©riences du passĂ©. »[11]
Sans doute ces propos peuvent-ils convenir Ă quelques habitants de la commune de Plougastel-Daoulas en FinistĂšre et au renouveau dâune tradition dont ils sont Ă lâorigine depuis 1981. Sâinscrivant dans une tendance dâun besoin du sacrĂ© inhĂ©rent Ă lâhomme, on peut penser que ce renouveau dâune tradition spĂ©cifique Ă la presquâĂźle de Plougastel â au mĂȘme titre que ses fraises et son calvaire en sont les attributs â participe Ă©galement dâun mouvement de patrimonialisation depuis quelques annĂ©es.
La rĂ©activation de la coutume du breuriez â dâinitiative associative â constitue un besoin pour la sociĂ©tĂ© plougastellen, en cours de transformation, de renouer avec des traditions et de ressentir un sentiment dâappartenance Ă un groupe ou une communautĂ©, mĂȘme si actuellement, certains acteurs du rituel dans lâassistance sont simplement spectateurs et Ă©trangers Ă la commune.
Le rituel est dĂ©sormais dĂ©pouillĂ© de son strict cadre rĂ©fĂ©rentiel et de toutes les conditions essentielles qui en rendaient auparavant la pratique nĂ©cessaire, naturelle et spontanĂ©e au sein de la sociĂ©tĂ© traditionnelle plougastellen. Les organisateurs de la cĂ©rĂ©monie rĂ©activĂ©e du breuriez, relayĂ©s par la municipalitĂ© et les mĂ©dias locaux, parlent de vieille tradition et de survie. Or, nâest-ce pas une erreur que de vouloir Ă tout prix incorporer dans le champ de la tradition des formes de manifestation altĂ©rĂ©es dâune coutume, avec lâidĂ©e de permanence de sa transmission â bien quâil y ait eu rupture en 1980 â, alors quâelle se dĂ©roule indĂ»ment dans le champ de la modernitĂ© et y perd donc ce statut traditionnel qui demeure par dĂ©finition celui dâun mode de vie tout entier, la façon de vivre dâun milieu social traditionnel qui ne se rĂ©duit pas simplement Ă une forme unique de manifestation ? Car la tradition et une pratique traditionnelle sont le fait dâune sociĂ©tĂ© traditionnelle Ă tous les jours de lâannĂ©e, Ă chaque aspect de ses jours et dans la moindre de ses manifestations.
Il y a ici un hiatus Ă©vident entre la tradition et sa rĂ©cupĂ©ration sous une forme nouvelle et altĂ©rĂ©e, mais la vertu sociale, cohĂ©sive et spirituelle de la rĂ©activation de la tradition est tout de mĂȘme manifeste et devrait se suffire, sans pour autant devoir se positionner en tant quâhĂ©ritiĂšre dâune tradition.
Il faut bien constater que la fĂȘte et le rituel mettent ici en relief une rupture dans la pratique de la tradition, soit dĂ©finitive soit avec une reprise, ou alors dâune pratique sans solution de continuitĂ©. Ce constat se situe au niveau dâune rĂ©flexion qui est Ă mener sur la longĂ©vitĂ© des rites.
En 1969, Robert Cresswell remarquait que lâunivers spirituel traditionnel des Irlandais avait Ă©tĂ© banni par lâĂglise, bien que non dĂ©truit, et que le destin de leur autre monde de conception celtique Ă©tait « lâoubli, comme le reste de la tradition orale, en attendant quâarrive le stade de dĂ©veloppement de la culture industrielle oĂč le besoin se fera sentir de rouvrir ces portes Ă moitiĂ© oubliĂ©es. »[12] Mais « il semblerait que lâaccĂšs dâun pays au niveau industriel crĂ©e en premier lieu une trĂšs forte pression sur les habitants des bourgs des campagnes agricoles. »[12] Lâindustrialisation conduit Ă un changement radical sur le plan Ă©conomique, social et des mentalitĂ©s, ainsi quâelle provoque un oubli du monde spirituel traditionnel qui nâest plus adĂ©quat et auquel se substituent dâautres prĂ©occupations parfois plus triviales, avant de revenir Ă des valeurs spirituelles.
Cozette Griffin-Kremer Ă©crit que « tant que la vie quotidienne ne change pas profondĂ©ment, la fĂȘte ne cesse dâexprimer une adĂ©quation entre la rĂ©alitĂ© et la perception de la rĂ©alitĂ© dans des sociĂ©tĂ©s restĂ©es essentiellement rurales, oĂč ce renvoi entre la rĂ©alitĂ© et la façon de lâorganiser sous-tend une comprĂ©hension âtotaleâ du monde. »[13] Le mode de vie qui est ici Ă©voquĂ©, applicable sans doute Ă la commune de Plougastel-Daoulas jusquâau dĂ©but des annĂ©es 1930, nâa cessĂ© de sâaltĂ©rer par la suite, en dĂ©pit dâune irrĂ©ductibilitĂ© de ses habitants. Mais aujourdâhui, peut-on penser Ă©galement avec lâauteur que les campagnes de sauvetage auxquelles chacun peut assister dans les communautĂ©s rurales « ne sont pas de simples opĂ©rations de rĂ©cupĂ©ration, mais lâexpression de besoins profonds, parfois diffus et confus, mais toujours prĂ©sents. »[13] ? Sans verser a contrario dans le pessimisme, on ne peut sâempĂȘcher de songer ici au « romantisme mal taillĂ© »[12] Ă©voquĂ© par Robert Cresswell et dont il convient dâĂȘtre conscient. Sans doute assiste-t-on Ă Plougastel-Daoulas Ă des opĂ©rations de sauvetage comme celle du breuriez, mais qui ne paraissent pas recueillir lâassentiment gĂ©nĂ©ral des anciens habitants de la commune. Peut-ĂȘtre les plus rĂ©ticents espĂšrent-ils secrĂštement la rĂ©ouverture des portes de lâautre monde et quâils nâosent pas ? Ou peut-ĂȘtre nây croient-ils plus suffisamment ? Mais peut-ĂȘtre jugent-ils aussi quâil est trop tard et que ce nâest plus le temps ? Quant aux autres, une nostalgie affichĂ©e dans la bonne humeur ne suffit pas forcĂ©ment Ă renouer avec un mode dâexistence rĂ©volu, oĂč les gestes avaient un sens profond et une raison dâĂȘtre. Sans doute assiste-t-on Ă un regain gĂ©nĂ©ral de spiritualitĂ©, tĂ©moignant effectivement de « besoins profonds, parfois diffus et confus »[13], mais donc Ă©galement dâune dĂ©sorientation sâexpliquant par lâinadĂ©quation entre le souvenir dâune vie passĂ©e, la sienne ou celle des autres plus ĂągĂ©s â quâils soient des ascendants familiaux ou non â et les exigences du prĂ©sent par trop diffĂ©rent et davantage angoissant.
Robert Cresswell concluait que « lâIrlande traditionnelle, voire lâIrlande dâaujourdâhui, disparaĂźt, certes, sans possibilitĂ© de retour, mais lâIrlande de demain existe en potentiel dĂ©jĂ . »[12] Dans le mĂȘme ordre dâidĂ©e, mais Ă une autre Ă©chelle, on peut penser que le Plougastel dâaujourdâhui prĂ©figure son lendemain et que sa potentialitĂ© sâexprime pleinement, mais sans que lâon puisse pour autant deviner les embĂ»ches futures et les changements correspondants.
Notes et références
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Lien externe
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