Bloc des gauches
Le Bloc des gauches ou Bloc républicain est une alliance de forces politiques de gauche, créée en 1899 en vue des élections législatives françaises de 1902 après la recomposition des partis de gauche et droite à la suite de l'affaire Dreyfus.
La coalition rassemble les poincaristes (progressistes anticléricaux), les « radicaux, les radicaux-socialistes et indépendants » et des « socialistes indépendants ». Pour la première fois, les radicaux l'emportent dans les comités républicains locaux et leur politique animera désormais celle du gouvernement de la République avec le soutien partiel des socialistes qui à partir de cette époque font de leur côté une percée non négligeable.
Au sein de l''opposition, l'aile droite méliniste du parti républicain progressiste siège avec les conservateurs et nationalistes par rejet de la politique dreyfusiste et anticléricale du gouvernement de Défense républicaine de Pierre Waldeck-Rousseau.
L'affaire Dreyfus : aux origines du bloc des gauches
Une injustice militaire
Le , le capitaine Alfred Dreyfus, premier officier juif de l'État-Major et travaillant au Deuxième bureau (contre-espionnage) est condamné par le conseil de guerre à la déportation en enceinte fortifiée pour « trahison ». Dégradé, il est envoyé au bagne en Guyane, dans un climat d'antisémitisme rampant.
La quasi-totalité de l'opinion publique est alors persuadée de sa culpabilité. Un combat pour la vérité est mené par Mathieu Dreyfus, frère du capitaine, par l'écrivain Bernard Lazare et par le lieutenant-colonel Picquart, qui apporte des preuves. On découvre ainsi, en mars 1896, que le principal traître est sans doute le commandant Esterhazy, qui s'est mis depuis juillet 1894 en cheville avec l'attaché militaire allemand. Finalement conduit devant le conseil de guerre, Esterhazy est acquitté le .
Une France coupée en deux
C'est alors que va démarrer la véritable affaire Dreyfus, avec la publication du J'accuse…! de Zola dans L'Aurore. La France se divise en deux : d'un côté les anti-dreyfusards qui regroupent les gouvernements modérés de Jules Méline, Henri Brisson et Dupuy, mais surtout l'ensemble de la droite catholique, monarchiste et nationaliste, laquelle considère que réviser le procès Dreyfus, c'est porter atteinte à l'Armée et à l'Église. Une version d'extrême-droite du nationalisme apparaît alors, opposée au patriotisme républicain, et profondément antisémite (Ligue des patriotes de Déroulède, Ligue antisémitique de Jules Guérin, etc.). Le ralliement des monarchistes à la République est, quant à lui, très timide (aux législatives de 1893, des monarchistes catholiques avaient empêché l'élection du conservateur catholique Albert de Mun).
De l'autre côté, au nom de la Justice, de la Vérité et des droits de l'homme, Dreyfus ayant été condamné sans que son avocat ait accès au dossier d'accusation, des responsables politiques comme Auguste Scheurer-Kestner, le socialiste Jean Jaurès, le radical Georges Clemenceau, etc., s'engagent dans le camp dreyfusard. À l'été 1899, alors que Dreyfus bénéficie d'une révision de son procès, mais qui se termine par une condamnation avec circonstances atténuantes (peu cohérent pour une « trahison »), Pierre Waldeck-Rousseau forme un cabinet de défense républicaine le , qualifié de « cabinet Dreyfus » par la droite nationaliste.
Les conséquences politiques
Les élections législatives de mai 1898 arrivent trop tôt pour jouer sur la révision du procès de Dreyfus. Ce sont donc les problèmes classiques qui se posent : la question religieuse, et la poursuite de l'expérience gouvernementale de Méline, vivement contestée par les radicaux pendant la campagne électorale. Au total :
- Les républicains sortent renforcés des élections, puisque les monarchistes reculent.
- Les radicaux et radicaux socialistes, qui gagnent 500 000 voix, comptent environ 170 Ă©lus.
- Les socialistes en ont une cinquantaine.
Ces deux groupes ne progressent donc guère en sièges. Les républicains de gouvernement restent stables (environ 3,2 millions de voix). Mais les amis de Méline, qui ne sont que 250, n'ont pas la majorité. Deux coalitions sont encore possibles : concentration républicaine (avec les radicaux) ou conjonction des centres (avec des ralliés, voire des conservateurs). Or durant la campagne nombre de républicains ont eu à subir de très vives attaques de la part de catholiques militants. Ils décident de mettre fin à l'expérience Méline qui démissionne le .
Lui succède un cabinet Brisson, qui illustre le retour à la concentration républicaine. Trop à gauche pour la majorité, il est remplacé le par Charles Dupuy, qui conserve la même ligne, tout en étant plus modéré. C'est lui qui doit faire face à la montée des ligues nationalistes. Le gouvernement est renversé le .
Les républicains sont bien décidés à sauver les institutions, à mener une politique de défense républicaine. Pour y parvenir, il leur faut alors rassembler toutes leurs forces en nommant des hommes énergiques. Ils font alors appel à Pierre Waldeck-Rousseau, sénateur de la Loire, républicain modéré, très fermement décidé à lutter contre les nationalistes.
La république des Radicaux
Le parti radical : le premier grand parti moderne
En , le Parti républicain, radical et radical-socialiste est créé. Il met en place une structure rigide de sections et de fédérations. Autrefois parti de contestations sociales, surtout implanté dans les grands centres urbains et quelques pôles du centre et du Sud-Est, le radicalisme est devenu un véritable parti national, implanté partout, notamment dans les campagnes. Cette transition des villes vers les bourgs de campagne a notamment été observée lors des législatives de 1893.
Désormais, il s'enracine dans les groupes sociaux qui forment l'ossature de la société française : d'une part, la masse des petits paysans propriétaires, séduits par l'évolution conservatrice des radicaux, qui, toutes choses égales par ailleurs, s'approchent de ce qu'étaient naguère les opportunistes des années 1880 (Jules Ferry et Gambetta) et d'autre part, les couches moyennes, artisans, commerçants, employés, fonctionnaires qui voient dans le parti radical le véritable héritier de la tradition républicaine, faite de démocratie et de liberté.
De la défense républicaine au bloc des Gauches : le ministère Waldeck Rousseau (1899-1902)
Au lendemain de l'affaire Dreyfus, le « gouvernement de défense républicaine », sous la présidence du modéré progressiste Waldeck Rousseau, se constitue en . Unis contre la droite pendant l'affaire, les forces de gauches renforcent leur cohésion et rassemblent trois ministres radicaux, le socialiste Alexandre Millerand, plusieurs républicains dreyfusards et un rallié sincère, dont l'autorité sur l'armée peut être utile, le général Galliffet (celui-ci est pourtant rejeté par une partie de la gauche en raison de son rôle dans la répression de la commune en 1871). Un « bloc » républicain voit désormais le jour : il s'étend des socialistes aux progressistes dissidents et il s'oppose au bloc de la « réaction ». La droite se retrouve hors du champ de la République.
Le premier objectif de la défense républicaine est de liquider l'affaire Dreyfus : le , le Conseil de guerre de Rennes rend un verdict absurde. Dreyfus est reconnu coupable et sa peine est réduite à dix ans de réclusion. Furieux, Waldeck-Rousseau obtient du président de la République, le , la grâce du condamné, ce qui ne peut satisfaire les dreyfusards les plus engagés, même si cela met un terme aux souffrances physiques injustement endurées par le capitaine depuis cinq ans.
Waldeck-Rousseau, qui exerce une véritable autorité personnelle, et ses ministres agissent rapidement. Ils procèdent à une série de mutations de hauts magistrats et de généraux, font comprendre aux officiers qu'ils ne toléreront aucun manquement à l'obéissance et engagent activement la lutte contre les ligues factieuses, ponctuées d'arrestations et de procès en Haute Cour. Ainsi depuis le mois d', les chefs nationalistes sont traînés en justice et le , Paul Déroulède (anti-dreyfusard mais qui n'est guère antisémite) est condamné à dix ans de bannissement.
À la chambre, Waldeck-Rousseau dénonce l'action politique des religieux, à la suite du sermon prononcé par un jésuite lors d'un pèlerinage (). La loi sur les associations de , ne s'applique pas aux congrégations, qui doivent solliciter dans un délai de trois mois une autorisation accordée par une loi, donc par un vote du Parlement. Une fois autorisées, elles devront demander un décret pour fonder un nouvel établissement ; elles seront contrôlées et pourront être dissoutes par décret. Conformément à la loi, un peu plus de 600 congrégations demandent l'autorisation, tandis que d'autres (Jésuites, Bénédictins) préfèrent l'exil et la dispersion. C'est dans ce contexte de luttes religieuses que sont organisées les élections générales d'avril- qui voient le parti radical constituer un bloc des Gauches.
Les forces politiques aux Ă©lections de 1902
Dès le premier tour, les élections opposent les tenants de chacune des deux France, bloc contre bloc, dans une atmosphère de lutte.
À droite, conservateurs, « progressistes » et nationalistes se trouvent unis par leur hostilité au gouvernement Waldeck-Rousseau :
À droite, les conservateurs, ralliés de manière plus ou moins ostensible, sont souvent issus du monde monarchiste. Jacques Piou a fondé, en juillet 1901, le groupe parlementaire de l'action libérale, vouée à se transformer en parti au lendemain des élections, sous le nom d'Action libérale populaire. Bien que non confessionnelle, l'Action Libérale a comme programme principal de lutter contre l'anticléricalisme pour la défense des « libertés religieuses ».
Au centre-droit, les « progressistes » qui eux sont des républicains de toujours, constituent une droite nouvelle, hostile à un anticléricalisme de combat, susceptible d'entraver le rapprochement des classes sociales intéressées au maintien de l'ordre social.
À l'extrême-droite, les nationalistes, antiparlementaires, plébiscitaires, autoritaires incarnent une droite « révolutionnaire », et sont les héritiers du boulangisme, du césarisme, du bonapartisme et parfois du monarchisme, et fortement influencés par l'antisémitisme.
Le Bloc des gauches réunit trois groupes politiques sur le thème de la défense républicaine:
À gauche, le Parti radical-socialiste qui regroupe les radicaux de différentes nuances.
Au centre, le parti de l'Alliance républicaine démocratique, constitué en en réaction à la fondation du Parti radical-socialiste. Il regroupe les « progressistes » dissidents, ceux qui ont préféré Waldeck à Méline, ceux qui ont préféré la solidarité avec la gauche plutôt qu'avec la droite (Louis Barthou, Joseph Caillaux, etc.)
À l'extrême-gauche, les socialistes sont de plus en plus intégrés à la vie politique de la gauche, comme en témoigne la participation de Millerand au ministère Waldeck-Rousseau, faite avec l'approbation de Jaurès. À côté de ces socialistes indépendants, la FTSF, les allemanistes et des socialistes indépendants dont Jaurès fondent en le Parti socialiste français, et Jules Guesde et Edouard Vaillant créent en le Parti socialiste de France, qui refuse fermement la participation à un gouvernement bourgeois.
La participation aux élections est forte (80 %). Le Bloc des gauches remporte une nette victoire grâce aux désistements, avec 324 sièges (dont 233 radicaux) contre 216 aux droites divisées. Après ce scrutin, Waldeck-Rousseau se retire le , pour des raisons de santé. Le radical Émile Combes forme désormais le gouvernement.
C'est la première fois qu'un gouvernement de la IIIe République se retire sans avoir été mis en minorité, après une longévité exceptionnelle de deux ans et onze mois, du jamais vu depuis 1870.
L'œuvre du Bloc des gauches : l'âge d'or de l'anticléricalisme
Le ministère Combes
Le gouvernement Émile Combes s'inscrit dans la continuité de celui de Waldeck-Rousseau, avec six radicaux sur onze membres, les autres étant des modérés, dont Maurice Rouvier aux Finances. Il n'y a pas de socialistes dans le gouvernement, mais une « délégation des gauches » intégrant les socialistes de Jaurès coordonne tous les partis majoritaires. Combes avoue lui-même, dans Mon ministère, qu'il y voyait la pièce essentielle de son magistère. Parallèle aux structures parlementaires légales, elle consistait à réunir les partis du Bloc et faisait du gouvernement l'agent fidèle de la majorité. Ce mécanisme se doublait d'un quadrillage jamais vu en France de comités radicaux et de « délégués » à raison d'un par commune, quand la commune était réactionnaire (membre du comité radical, ou de la société de libre pensée, ou de la loge maçonnique, ou de la Ligue des droits de l'homme, chargé de renseigner en substance le préfet). Le fils du président du Conseil était secrétaire général du ministère de l'Intérieur et les préfets étaient enjoints d'exercer « une action politique sur tous les services publics » et priés de « réserver les faveurs (…) seulement à ceux de vos administrés qui ont donné des preuves non équivoques de fidélité aux institutions républicaines.» [1]. La coalition du Bloc des gauches est néanmoins fragile, les socialistes dénoncent le conservatisme de Combes et les modérés critiquent son anticléricalisme.
Émile Combes, médecin, ancien séminariste, franc-maçon devenu l'incarnation de l'anticléricalisme radical, forme un gouvernement qui bénéficie d'une réelle stabilité, puisqu'il ne démissionne que le .
Son programme est simple : éliminer les congrégations, libérer l'homme de ses chaînes spirituelles avant de le libérer de ses chaînes matérielles. L'Intérieur et les Cultes sont placés sous sa responsabilité directe. Enfin, Combes a été le rapporteur de la loi 1901 sur les associations à la Chambre Haute. Il compte bien l'appliquer dans toute sa rigueur.
La lutte contre les congrégations
L'objectif essentiel d'Émile Combes est la lutte contre l'influence de l'Église. Le combisme se présente comme un anticléricalisme de combat, qui vise à parachever l'œuvre entreprise par Jules Ferry et à enlever définitivement à l'Église toute influence sur l'éducation des petits Français. Les catholiques vont le vivre comme une persécution.
Cet anticléricalisme vise d'abord les congrégations enseignantes, dans la continuité de la loi sur les associations de 1901, qui interdit les associations confessionnelles. Dès l'été 1902, le gouvernement Combes fait fermer des écoles non autorisées de congrégation. À l'automne 1902, 74 évêques signent une pétition contre les fermetures d'écoles congréganistes, mais le gouvernement suspend le traitement. Au printemps 1903, il fait rejeter par la Chambre toutes les demandes d'autorisation déposées par les congrégations. Enfin, la loi du 7 juillet 1904 interdit tout enseignement aux congrégations, même autorisées, et elles doivent fermer leurs écoles dans un délai de dix ans. Dans les années qui suivent, un certain nombre d'écoles sont donc fermées, mais le rythme se ralentit assez vite et de nombreuses écoles survivent en se laïcisant. En fait, l'enseignement religieux ne va perdre qu'un tiers de ses élèves dans le primaire et un quart dans le secondaire (il reprendra son essor après la Première Guerre mondiale).
La séparation des Églises et de l'État
Depuis le programme de Belleville de Gambetta (1869), la séparation de l'Église et de l'État constitue l'un des objectifs essentiels des radicaux. La rupture avec Rome a rendu cette séparation inévitable, mais c'est Maurice Rouvier qui est chargé de la négocier, et le député Aristide Briand qui attache son nom à la loi de séparation de 1905.
Promulguée le , la loi est applicable un an plus tard. Elle est acceptée par les protestants et les juifs et ne provoque aucune réaction violente des catholiques, malgré une condamnation virulente du Pape (Vehementer nos, ) qui refuse la constitution d'associations cultuelles. L'année suivante, la querelle des inventaires prend un tour violent : des gendarmes sont tués. Le cabinet Clemenceau, malgré l'anticléricalisme virulent de ce dernier, calme le jeu. La querelle ne sera cependant définitivement achevée qu'après la Première Guerre mondiale avec le compromis trouvé avec Pie XI, qui accepte la formation d'associations diocésaines tandis que le Cartel des gauches, élu en 1924, s'abstient de toucher au Concordat en Alsace-Moselle.
Conclusion
À la suite de « l'affaire des fiches », Combes démissionne le . Il est remplacé par un ministère Rouvier, plus orienté au centre. La chute de Combes officialise la fissuration du Bloc des gauches, prévisible depuis plusieurs mois, en raison de la double série de critiques à laquelle il se heurte : il est trop conservateur pour les socialistes, et trop à gauche pour les modérés.
Bibliographie
- Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline et André Encrevé, La France au XIXe siècle, 1814-1914, PUF, Paris, 1995
- Olivesli, Noushi, La France de 1848 Ă 1914, Paris, Armand Colin, 2005
- Guarrigues, Lacombrade, La France au XIXe siècle,1814-1914, Paris, Colin, 2004
- Paul Baquiast, La Troisième République, 1870-1940, Paris, L'Harmattan, 2002
- Dominique Lejeune, La France de la Belle Époque, 1896 - 1914, Paris, Armand Colin, 6° édition, 2011, 237 pages.
Notes et références
- L'année politique, 1902.