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Auschwitz, enquĂŞte sur un complot nazi

Auschwitz, enquête sur un complot nazi est un essai historique de l'historien Florent Brayard, spécialiste de l'histoire de la Solution finale, publié en .

Principales thèses de l'ouvrage

Dans cet ouvrage, Florent Brayard défend plusieurs thèses qui vont à contre-courant d’une très large part de l’historiographie de la Solution finale.

Les deux volets du génocide

Il existerait une distinction fondamentale entre les deux volets du génocide :

  • d'une part, le meurtre des populations juives de l’Est (Ostjuden des territoires occupĂ©s de Pologne et d’Union soviĂ©tique) dans le cadre des massacres commis sur le terrain par les Einsatzgruppen et de l’Aktion Reinhard ainsi que le meurtre systĂ©matique des Juifs polonais ;
  • d'autre part, la Solution finale de la question juive Ă  l’échelle europĂ©enne, c’est-Ă -dire la dĂ©portation et l’extermination des Juifs d’Allemagne et des pays d’Europe occidentale, alliĂ©s de l’Allemagne ou occupĂ©s par elle.

Le premier volet du génocide n’aurait pas fait l’objet d’une politique de dissimulation, aurait été très largement connu au sein de l’appareil d’État nazi et même de la population allemande. Le second volet aurait en revanche été tenu dans le plus grand secret possible par Hitler, Himmler et le Reichssicherheitshauptamt (RSHA) (organisme chargé de sa mise en œuvre), et ignoré par certains hauts dirigeants nazis eux-mêmes (Brayard analyse en détail les cas de Joseph Goebbels[1], de Wilhelm Stuckart[2],ainsi que de plusieurs hauts responsables du ministère des affaires étrangères[3]). Ceux-ci auraient continué de croire jusqu'en que la déportation des Juifs allemands et européens à l’Est ne s’accompagnait pas nécessairement d’une mise à mort immédiate.

Ce n’est que lors du discours prononcé par Himmler devant les hauts responsables du parti nazi à Posen le que la réalité de l’extermination systématique des Juifs allemands et occidentaux aurait été révélée officiellement au sein de l’appareil d’État nazi[4].

Une datation tardive de la prise de décision

Florent Brayard reprend en outre l’hypothèse d’une datation tardive de la prise de décision de la Solution finale à l’échelle européenne, qu’il avait formulée[5] dans un précédent ouvrage. Selon lui, la conférence de Wannsee () ne représente pas un moment décisif de la décision du génocide à l’échelle européenne, ni de la communication de cette politique au sein de l’État. L’horizon discuté à Wannsee aurait encore été celui d’une transplantation des Juifs européens dans les territoires conquis de l’Est, avec la perspective d’une mise au travail et d’une extinction, à long terme. La décision d’exterminer sans distinction l’ensemble des Juifs d’Europe, dans un délai d’un an, aurait été prise entre avril et , planifiée définitivement par Himmler en , et mise en œuvre à partir de ce moment. Ce plan aurait été tenu secret jusqu’au discours d' à Posen. Jusqu’à cette date, de nombreux responsables nazis auraient continué à croire au projet exposé à Wannsee, devenu entre-temps caduc[6].

La question du secret

La volonté, émanant du sommet du Troisième Reich, de cacher le meurtre des Juifs allemands et occidentaux constituerait une forte différence avec le sort réservé aux Juifs des territoires conquis de l’Est — dont le meurtre de masse par les Einsatzgruppen, vécu sur le terrain même par d’innombrables soldats de l’armée allemande en campagne, n’avait pas fait l’objet d’une politique de dissimulation[7]. Pour expliquer cette différence, Brayard propose deux pistes :

  • L’Aktion T4, l’extermination des handicapĂ©s, lancĂ©e en et pour laquelle le secret n’avait pu ĂŞtre prĂ©servĂ©, a constituĂ© un prĂ©cĂ©dent important, qui peut expliquer le recours au secret concernant la Solution finale. Il s’agissait pour les plus hauts dirigeants nazis de ne pas voir se rĂ©pĂ©ter l’échec de l’étĂ© 1941, lorsque l’Aktion T4 avait dĂ» ĂŞtre interrompue en raison de la vague de protestation soulevĂ©e dans l’opinion allemande par la prise de conscience du meurtre. Il fallait donc que le meurtre des Juifs allemands et occidentaux demeurât secret[8].
  • Il existait une diffĂ©rence importante dans l’imaginaire nazi entre les Juifs de l’Est (Ostjuden), polonais et russes, et les Juifs allemands et occidentaux. Les Juifs de l’Est — figures radicales de l’altĂ©ritĂ©, cristallisant l’ensemble des stĂ©rĂ©otypes raciaux nazis, pouvaient ĂŞtre exterminĂ©s Ă  ciel ouvert sans que cela ne fĂ®t craindre de rĂ©actions hostiles massives au sein de la population allemande. En revanche, le meurtre des Juifs allemands et occidentaux, assimilĂ©s, vivant au sein mĂŞme de la population du Reich, reprĂ©sentait une transgression supplĂ©mentaire — qui rendait nĂ©cessaire la dissimulation. L’imaginaire d’une dĂ©portation et d’une extinction lente de ces Juifs pouvait ĂŞtre acceptable au sein de la population allemande, celui du meurtre immĂ©diat et indiscriminĂ©, beaucoup moins.

Brayard montre au passage que

« le sens génocidaire que nous donnons communément à “exterminer”, à “annihiler” est un sens récent, apparu au cours de la guerre et consolidé après la défaite allemande. “Exterminer” un peuple (…) cela pouvait signifier à l’époque beaucoup d’autres choses, assurément funestes, que le meurtre de tous ses membres[9]. »

N'y a-t-il pas en effet un paradoxe à penser qu'un Goebbels ait pu ignorer jusqu’en la réalité du meurtre systématique de tous les Juifs — et non pas seulement des Juifs de l’Est —, lui qui n’avait cessé de réclamer dans ses articles « l’annihilation » ou « l’extermination » des Juifs ? Comment les contemporains pouvaient-ils ignorer cette réalité, alors qu’Hitler lui-même avait énoncé le à la tribune du Reichstag sa « prophétie », selon laquelle une guerre mondiale déclenchée par les Juifs se solderait par leur extermination ?

Brayard répond à cette objection à travers une analyse de la notion d’« extermination », qui cherche à faire abstraction de ce que nous en savons aujourd’hui — 70 ans après Auschwitz —, afin de mieux comprendre le sens que ce mot pouvait recouvrir aux yeux des contemporains. Il met en évidence deux séries de faits[10] :

  • L’étude de l’usage du terme « extermination » dans le discours public des dirigeants nazis, relayĂ© par la presse allemande, montre que celui-ci ne signifiait pas nĂ©cessairement le meurtre systĂ©matique. Les mesures antijuives allemandes furent, Ă  partir de l’automne 1941, entourĂ©es d’un silence officiel complet, ce qui faisait de l’« extermination » annoncĂ©e un « projet sans contenu » dans la sphère publique. Par ailleurs, dans le discours officiel, le mot « extermination » Ă©tait employĂ© bien plus frĂ©quemment pour dĂ©signer l’extermination supposĂ©e, dans les fantasmes nazis, menacer le peuple allemand en cas de victoire alliĂ©e. Or, quand la propagande Ă©voquait cette extermination menaçante, c’était sous des formes diverses (persĂ©cution et meurtre des Ă©lites, Ă©radication de la culture et de la puissance Ă©conomique allemande, stĂ©rilisations forcĂ©es, viols) qui, en dĂ©pit de leur caractère criminel, n’étaient pas assimilables au meurtre systĂ©matique et indiscriminĂ© de l’ensemble de la population.
  • L’étude des rumeurs qui circulèrent jusqu’en 1943 parmi la population allemande — que Brayard sonde en s’aidant de multiples sources, juives et non-juives — tend Ă  confirmer ce constat. Le mot « extermination » renvoyait dans l’imaginaire populaire Ă  une palette de reprĂ©sentations floues et plus ou moins menaçantes. Dans ce contexte, la perspective d’un meurtre systĂ©matique n’était qu’une variante, loin d’être Ă©vidente et unanimement partagĂ©e par les contemporains, de l’idĂ©e que l’on se faisait du destin des Juifs occidentaux dĂ©portĂ©s Ă  l’Est.

En d’autres termes, parler d’« extermination » ne signifiait pas nécessairement pour les contemporains avoir une connaissance précise de la réalité que nous désignons aujourd’hui sous le terme de génocide, loin de là.

Accueil critique

Les thèses avancées par Florent Brayard ont fait l'objet de prises de positions contrastées de la part de plusieurs spécialistes de l'histoire du nazisme et de la Shoah qui ont été amenés à s'exprimer dans les médias à la suite de la parution de l'ouvrage.

  • Dans son article « Repenser la Solution finale[11] », compte rendu du livre de Brayard publiĂ© par le site nonfiction.fr, l'historien Nicolas Patin, tout en ne se prononçant pas sur la validitĂ© des hypothèses avancĂ©es par Brayard, souligne la rigueur mĂ©thodologique de l'ouvrage et salue sa volontĂ© d'« instiller un questionnement dans une narration historique dĂ©jĂ  bien Ă©tablie Â», et de rĂ©examiner celle-ci, quitte Ă  dĂ©boucher sur la conclusion, que d'aucuns jugeront moralement inconfortable, selon laquelle certains hauts dirigeants nazis « ne savaient pas Â». Par ailleurs, selon Patin, « l'importance de l'ouvrage Â» ne rĂ©side peut-ĂŞtre pas prioritairement dans l'analyse du « secret Â» que dĂ©veloppe Florent Brayard, mais dans la rĂ©interprĂ©tation de la signification de la confĂ©rence de Wannsee et, par consĂ©quent, de la datation de la prise de dĂ©cision de la Solution finale, qu'il avance.
  • C'est Ă  l'historien Édouard Husson que l'on doit la position la plus violemment opposĂ©e Ă  celle de Florent Brayard. Il critique l'intĂ©gralitĂ© des hypothèses avancĂ©es par Brayard, arguant que l'« intention gĂ©nocidaire Â», formulĂ©e par Hitler dans sa « prophĂ©tie » du fut partagĂ©e par l'ensemble des dirigeants nazis dès le dĂ©but 1941. Les Ă©tapes suivantes de la chronologie correspondraient uniquement, selon Husson, Ă  la mise Ă  exĂ©cution de ce projet. C'est dès qu'Hitler aurait annoncĂ© sa dĂ©cision d'exterminer tous les Juifs d'Europe avant la fin de guerre. Wannsee aurait bel et bien Ă©tĂ© le moment oĂą la dĂ©cision d'« Ă©tendre Ă  tous les Juifs le gĂ©nocide immĂ©diat Â» fut Ă©noncĂ©e aux principaux responsables nazis, l'Ă©vocation d'une transplantation Ă  l'Est servant uniquement de camouflage — camouflage transparent pour tous ceux qui l'utilisaient. L'idĂ©e qu'il ait pu exister dans l'esprit des dirigeants nazis une distinction entre Juifs de l'Ouest et de l'Est serait erronĂ©e, tout comme l'hypothèse d'une dissimulation de la rĂ©alitĂ© du meurtre au sein de l'appareil d’État[12].
  • L'historienne Annette Wieviorka, lors d'un dĂ©bat tĂ©lĂ©visĂ© avec Florent Brayard, a fait preuve d'un scepticisme mesurĂ©, ne contestant guère les hypothèses de Brayard sur le fond, mais s'interrogeant sur les conclusions qu'il faut en tirer [13].
  • Christian Ingrao, historien, directeur de l'Institut d'histoire du temps prĂ©sent[14], adopte une position plus neutre dans une interview au Figaro. Ingrao se contente d'exposer la dĂ©marche de Florent Brayard et de souligner son caractère polĂ©mique vis-Ă -vis de la position historiographique dominante. Il refuse de se prononcer plus avant sur la validitĂ© des thèses de Brayard, soulignant que la notion de progrès dans la connaissance des phĂ©nomènes historiques lui est Ă©trangère, et admettant que la position minoritaire de Brayard pourrait ĂŞtre l'objet d'un dĂ©bat parmi les historiens spĂ©cialistes de la Shoah.
  • Claude Lanzmann, le rĂ©alisateur du film Shoah, a lui aussi pris une position de neutralitĂ©, refusant de polĂ©miquer autour des hypothèses de Florent Brayard, et rappelant que dans le domaine de l'histoire de la Shoah « tout se dĂ©duit de formulations gĂ©nĂ©rales » prĂ©sentes dans les sources, ce qui paraĂ®t ouvrir la voie, rĂ©trospectivement, Ă  une multiplicitĂ© d'interprĂ©tations historiographiques qui doivent ĂŞtre dĂ©battues[15].

Notes et références

  1. Florent Brayard 2012, p. 31-155.
  2. Florent Brayard 2012, p. 261-276, 287-294.
  3. Florent Brayard 2012, p. 301-358.
  4. Florent Brayard 2012, p. 399-423.
  5. Florent Brayard, La Solution finale de la question juive : la technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Le Grand Livre du mois, , 650 p. (ISBN 978-2-7028-9883-3, OCLC 469789448).
  6. Florent Brayard 2012, p. 231-301.
  7. Florent Brayard 2012, p. 365-374.
  8. Florent Brayard 2012, p. 374-389.
  9. Florent Brayard 2012, p. 227-228.
  10. Florent Brayard 2012, p. 157-231.
  11. « Repenser la Solution finale Â».
  12. Edouard Husson, « Florent Brayard abuse du mot « complot Â» Â», Le Point, no 2055 (2 fĂ©vrier 2012), p. 70-71.
  13. DĂ©bat entre Florent Brayard et Annette Wieviorka dans l'Ă©mission « Le Grande Librairie Â» de François Busnel sur France 5, le jeudi 1er mars 2012.
  14. « Auschwitz, enquête sur un complot nazi fait polémique », Le Figaro,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  15. Claude Lanzmann, « Tout se dĂ©duit de formulations gĂ©nĂ©rales Â», Le Point, no 2055 (2 fĂ©vrier 2012), p. 71.

Bibliographie

  • Florent Brayard, Auschwitz, enquĂŞte sur un complot nazi, Paris, Éd. du Seuil, , 526 p. (ISBN 978-2-02-106033-1, OCLC 1010105962)
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