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Apports Ă  la philosophie : De l'avenance

Apports Ă  la philosophie : De l'avenance (en allemand, BeitrĂ€ge zur Philosophie (Vom Ereignis), numĂ©ro 65 de la « Gesamtausgabe ») est un ouvrage considĂ©rĂ© avec Être et Temps comme l'un des deux livres majeurs du philosophe Martin Heidegger[N 1]. Paru en Allemagne en 1989, il avait Ă©tĂ© composĂ© et scellĂ© avec d'autres, dĂ©nommĂ©s globalement les « TraitĂ©s impubliĂ©s »[N 2], dans les annĂ©es 1936-1940 pour ĂȘtre, selon la volontĂ© expresse de leur auteur, livrĂ©s au public seulement 50 ans aprĂšs leur composition[N 3].

Apports Ă  la Philosophie (De l'avenance)
Auteur Martin Heidegger
Pays Drapeau de l'Allemagne Allemagne
Genre Essai philosophique
Version originale
Langue Allemand
Titre BeitrÀge zur Philosophie (Vom Ereignis)
Éditeur Vittorio Klostermann
Lieu de parution Frankfurt am Main
Date de parution 1989
Version française
Traducteur François Fédier
Éditeur Gallimard
Date de parution Octobre 2013
ISBN 978-2-07-014057-2

La traduction française, réalisée par François Fédier, est publiée avec retard en octobre 2013, chez Gallimard sous le titre Apports à la Philosophie (De l'avenance) ; elle ne fait pas l'unanimité.

L'historique et les principales articulations

Les Apports Ă  la philosophie inaugurent la sĂ©rie des « TraitĂ©s impubliĂ©s », et seront suivis de quatre autres traitĂ©s : MĂ©ditation, Sur le commencement, L'Ereignis, Les Passerelles du commencement. Ces traitĂ©s cherchent la voie d'une pensĂ©e vers un nouveau commencement[1]. Avec ces ouvrages « retenus » (cachĂ©s) une cinquantaine d'annĂ©es, c'est sous un jour entiĂšrement neuf que se montrent, avec leur publication, les livres et confĂ©rences qui ont suivi. AprĂšs leur publication tardive en 1989, les BeitrĂ€ge se rĂ©vĂšlent, en effet, ĂȘtre la source occultĂ©e de maintes publications ultĂ©rieures Ă  commencer par la Lettre sur l'humanisme de 1946-47 et L'Origine de l'Ɠuvre d'art. On peut en dire autant des cours dits historiaux (Anaximandre, HĂ©raclite, ParmĂ©nide, Platon, Aristote, Hölderlin, etc.) qui trouvent, selon Christian Sommer [2] leur « clĂ© interprĂ©tative » dans ce texte et notamment dans la deuxiĂšme fugue : (Ce qui vient se jouer, das Zuspiel).

L'ouvrage abandonne le mode classique de prĂ©sentation des essais[N 4] - [N 5]. Il commence par un Vorblick, « un coup d’Ɠil gĂ©nĂ©ral et anticipateur, destinĂ© Ă  plonger immĂ©diatement un regard au cƓur de ce qui est » (Einblick in das, was ist), selon une des expressions favorites du philosophe des ConfĂ©rences de BrĂȘme (das Ding, das Ge-stell, die Gefahr, et die Kehre). Heidegger a rĂ©digĂ© le Vorblick ou « regard d'ensemble », ainsi que les six parties principales dans les annĂ©es 1936-1937. AprĂšs ce coup d’Ɠil prĂ©alable, le livre se dĂ©ploie en 281 paragraphes, regroupĂ©s en une sextuple « fugue » ou nervures qui ambitionne d'exposer, pour la premiĂšre fois dans l'histoire de la philosophie, selon l'expression de GĂ©rard Guest : « les tours, accidents et tournures de l'Ereignis »[3]. GĂ©rard Guest pense que le plan Ă©clatĂ© du livre, en forme de fugues musicales, de morceaux de longueurs inĂ©gales, vise Ă  donner une idĂ©e sensible de l'« Ă©ploiement » de cet Ereignis ou « Ă©vĂ©nement » de l' Être[4] - [N 6]. « Ce qu'il s'agit de faire apparaĂźtre Ă  travers l'ajointement de ces six fugues, c'est leur unitĂ©, dans la mesure oĂč elles disent le « MĂȘme », ce qui explique les nombreuses rĂ©pĂ©titions des mĂȘmes thĂ©matiques, lesquelles sont abordĂ©es Ă  chaque fois Ă  partir d'un autre domaine de ce qui est nommĂ© ici Ereignis » Ă©crit Françoise Dastur[5]. En effet, dans cet ouvrage, comme le souligne GĂ©rard Guest la partie la plus importante est le sous-titre Vom Ereignis que l'on doit entendre, dans les trois tournures : « comme de l’Ereignis », « dans l’Ereignis », « Ă  partir de l’Ereignis ».

Une derniĂšre partie intitulĂ©e l' « Estre », rĂ©digĂ©e en 1938, a Ă©tĂ© placĂ©e par l'Ă©diteur en fin de volume. L'ouvrage termine par une postface de Friedrich-Wilhelm Von Hermann ainsi que des notes par François FĂ©dier sur les difficultĂ©s de la traduction, dont Étienne Pinat[6], a fait un important commentaire critique en ligne.

De quoi est-il question dans l’Ereignis ou (Avenance) ?

Dans l'esprit d'Heidegger, cet ouvrage correspondrait, Ă  quelque chose qui serait une avancĂ©e vers un « autre commencement » de la pensĂ©e, rapporte Françoise Dastur[7]. Dans tous ses travaux antĂ©rieurs, y compris avec Être et Temps, il s'agissait pour le philosophe allemand de remonter aux sources de la MĂ©taphysique ; avec les BeitrĂ€ge, on passerait Ă  autre chose, que Heidegger appelle l'Ereignis, le plus souvent interprĂ©tĂ© comme l'Ă©vĂ©nement du surgissement de l'Être : « L'Ereignis est certes le Seyn (l'Être), mais non pas comme ĂȘtre dĂ©terminĂ© (ou mĂȘme indĂ©terminĂ©), mais comme principe de la « Wesung », dĂ©ploiement de son ĂȘtre, qui n'est autre que principe de la phĂ©nomĂ©nalisation du Seyn », Ă©crit Alexander Schnell[8] - [N 7].

Entre le titre de BeitrĂ€ge zur Philosophie et le sous-titre (Vom Ereignis), c'est-Ă -dire « de l’évĂ©nement » ou « Ă  partir de l’évĂ©nement », c'est plutĂŽt, pour GĂ©rard Guest[9] et pour Françoise Dastur[10], le sous-titre qui l'emporte en importance[N 8]. Le terme d'Ereignis serait, selon Françoise Dastur[11], « le nom le plus propre du rapport entre l'Être et l'homme car il ne fait pas de l'Être un objet »[N 9].

Avenance est le terme, trĂšs controversĂ©, choisi par François FĂ©dier pour traduire l'allemand Ereignis. Il s'agissait de tenir ensemble les idĂ©es d'« Ă©vĂ©nementialitĂ© » et d'« appropriement » dans laquelle il est possible d'entendre : par oĂč quoi que ce soit devient proprement ce qu'il est[12]. Par ailleurs Heidegger entendrait dans la racine de Das Ereignis, selon François FĂ©dier, « cela qui fait voir en nous amenant Ă  ouvrir les yeux » autrement dit « ce qui arrive » oĂč l'on retrouve l'idĂ©e d'Ă©vĂ©nement. Ce dont il s'agit, plutĂŽt que d'une traduction littĂ©rale, de trouver dans la langue d'accueil une expression rassemblant la diversitĂ© des sens compris dans la langue originelle. « Proposer avenance c'est dans notre langue saluer ce que ne cesse de faire l'Être : venir jusqu'Ă  nous comme ce qui nous regarde comme rien d'autre ne nous regarde » rĂ©sume François FĂ©dier[13].

Il arrive Ă  Heidegger de remplacer Ereignis par l'expression, « il y a ĂȘtre » Es gibt Sein , par quoi il viserait l'Ă©vĂ©nement d'une pure donation[14]. L' Être donnerait l'Ă©tant et se retirerait au profit du « donnĂ© ». L’Ereignis resterait cachĂ© derriĂšre le voilement inhĂ©rent Ă  « l'ĂȘtre-lĂ  » comme « ĂȘtre-au-monde ». Mais parce que l’Ereignis n'est jamais donnĂ© au regard, alors que dans l'ombre, il met tout en chemin, permet l'envoi de toute prĂ©sence dans l'histoire et pourtant se soustrait lui-mĂȘme, il est aussi Enteignis ce qui ayant accordĂ© ensemble « temps et ĂȘtre » se dĂ©proprie (se dĂ©tache) de lui-mĂȘme au profit de ses envois, devenant l’Insaisissable selon le rĂ©sumĂ© qu'en donne MarlĂšne Zarader[15].

Si l'on suit Gerard Guest[16] le mot Ereignis, que Heidegger lui-mĂȘme qualifiait d'intraduisible, doit ĂȘtre entendu, en raison de son Ă©tymologie complexe, selon une triple direction de sens Ă  savoir : un premier sens d'Ă©vĂ©nement qui est constamment prĂ©supposĂ© dans l'entente immĂ©diate d'Ereignis, un deuxiĂšme sens d'ajointement ou d'« appropriement » de l'ĂȘtre humain Ă  l'Être et rĂ©ciproquement[N 10], un troisiĂšme sens quasiment topologique que l'on retrouve dans toute une sĂ©rie d'expressions : le lĂ  de l'ĂȘtre-lĂ , l'aĂźtrĂ©e de l'ĂȘtre, l'ouvert, l'Ă©claircie, la maison de l' Être[N 11] - [N 12].

DemeurĂ© l'« impensĂ© » de la MĂ©taphysique, il s'agit, avec l’Ereignis, de penser l'Être comme tel, ou « Estre », selon la graphie de GĂ©rard Guest et de François FĂ©dier ou encore en vieil allemand, Seyn, dans et Ă  partir de l’« Ă©vĂ©nement » lui-mĂȘme dans sa « dispensation » singuliĂšrement mouvementĂ©e[17]. Pour aller plus loin, ce qu'il y a de difficile c'est de se placer face Ă  l’Ereignis comme devant un objet qui se dĂ©place ou se mĂ©tamorphose et que nous ne dominerions, car nous lui appartenons, nous y sommes plongĂ©s, et son histoire, si histoire il y a, est aussi notre histoire. Sur la place Ă©minente qu'occupent les BeitrĂ€ge dans la pensĂ©e de Heidegger on peut se reporter Ă  ce qu'il en dit lui-mĂȘme dans une note portĂ©e en marge de la Lettre sur l'humanisme signale dans sa postface Friedrich-Wilhelm Von Hermann.

Le Vorblick ou coup d'Ɠil prĂ©alable

Heidegger procĂšde dans le Vorblick, Ă  un premier relevĂ© des thĂšmes qui seront repris sous divers angles et Ă  plusieurs reprises dans le cours de l'ouvrage. Heidegger s'Ă©lĂšve tout d'abord contre l'alignement de la philosophie sur la science, rĂ©action qui le place en rupture avec le projet husserlien d'une philosophie conçue comme « science rigoureuse » note Françoise Dastur[18]. DĂšs la premiĂšre phrase du premier paragraphe il est Ă©crit : « Les BeitrĂ€ge dĂ©ploient leur questionnement dans le « passage » qui mĂšne Ă  l'autre commencement [...] question qui est comme la basse continue de l'Ɠuvre »[19]. Le premier obstacle, sur ce chemin, serait la pensĂ©e historisante, qu'il s'agit d'abandonner. Pour Heidegger au (§.5), la philosophie ne se rĂ©duit pas une dĂ©monstration de propositions qui supposerait pour ĂȘtre applicable un sujet inchangĂ© [N 13]. Au (§.6), apparaĂźt pour la premiĂšre fois le thĂšme de la « tonalitĂ© fondamentale », qui se manifeste face au nihilisme contemporain comme « effroi » et « dĂ©sarroi »[N 14] - [N 15]. À noter l'irruption magistrale au (§.7) du thĂšme du « dernier dieu », der Letzte Gott, qui va tenir une place Ă©minente dans la nouvelle configuration de l'Être.

Les (§ 8 Ă  13) traitent en survol de l'avenance (Ereignis), de la tonalitĂ©, de l'historialitĂ© et de l'« autre commencement », thĂšmes qui reviendront Ă  plusieurs reprises dans la suite de l'ouvrage. L'opposition manifestĂ©e dĂšs le (§.14) Ă  l'assimilation de la philosophie Ă  une Weltanschauung signale accessoirement que l'ouvrage, mĂȘme en opposition, est bien de son Ă©poque oĂč ce thĂšme Ă©tait Ă  la mode[20]. De plus c'est aussi ici dans ce survol que Heidegger reconnaĂźt au (§. 41) la difficultĂ© Ă  transcrire et Ă  traduire dans une autre langue des concepts nouveaux comme l'Ereignis et l'« autre commencement ». Face Ă  ces difficultĂ©s et contraint Ă  l'usage de paroles ordinaires le philosophe John Sallis[21] note : « Cela peut requĂ©rir le moment venu un changement complet du mode de pensĂ©e, en restant cependant dans le champ de puissance du mĂȘme mot »[N 16].

La configuration de l’Ereignis

Dans le corps des BeitrĂ€ge, Heidegger dessine en pointillĂ© l’Ereignis comme une « articulation » (Fuge), cristallisant en elle six modes diffĂ©rents qui, tous ensemble, forment un Ă©difice par lequel ils reflĂštent l'« Être » ; chaque Fuge ne se comprend qu'en relation Ă©troite avec les cinq autres[22].

Les six fugues ne constituent pas diffĂ©rentes figurations d'un mĂȘme fond commun, ni des moments successifs ; l' Être sans fond « est » et ne « devient pas »[22]. Elles ne sont pas non plus l'exposĂ© factuel d'une structure permanente, mais nous dit Heidegger, des voies d’accĂšs, des chemins vers l’Ereignis[23] - [N 17].

La RĂ©sonance, der Anklang

MalgrĂ© l'« oubli de l' Être », son retrait et notre dĂ©laissement au milieu des « Ă©tants », c'est-Ă -dire Ă  l'Ă©poque du nihilisme consommĂ©, quelque chose de l' Être persiste Ă  rĂ©sonner en nous, comme en « Ă©cho », une vibration des choses, qui nous dit que tout n'est pas lĂ , devant, inerte, et sans mystĂšre note Franco Volpi[24] (Martin Heidegger Aportes a la Filosofia). Ce quelque chose vient sur nous obliquement, nous affecter comme une « tonalitĂ© fondamentale » qui nous avertit que la surabondance des objets et des sollicitations de tous ordres qui nous assaillent, loin d'ĂȘtre une richesse, est en vĂ©ritĂ© un signe de pauvretĂ© d'ĂȘtre, un signe du nihilisme[25]. Or, remarque GĂ©rard Guest, dans le SĂ©minaire Investigations Ă  la limite, « le nihilisme ce n'est pas la destruction de l'Ă©tant, c'est lorsque l' Être devant l'afflux de l'Ă©tant n'est plus rien pour nous ».

À travers le « PĂ©ril » « retentit [], l'Ă©cho des deux tonalitĂ©s fondamentales de la pensĂ©e de l'autre commencement » Ă©crit Hadrien France-Lanord traducteur de la confĂ©rence le PĂ©ril, Die Gefahr[26].

PremiĂšrement la tonalitĂ© de « l'effroi et de la pudeur devant l'Ă©tant » qui commande un mouvement de recul devant la surabondance des choses et aussi un sentiment d'impudeur car tout ce qui peut ĂȘtre fait, est fait ou sera fait ; tout ce qui peut ĂȘtre dĂ©voilĂ© le sera. Effroi et pudeur devant l'Ă©tant littĂ©ralement citĂ©s dans Martin Heidegger [26].

DeuxiĂšmement, la tonalitĂ© du « dĂ©sarroi », die note, le sentiment d'ĂȘtre laissĂ© sur le quai, de ne plus suivre la cadence de l'Ă©volution, d'ĂȘtre exclu. À noter que pour Heidegger, le pire dĂ©sarroi est l'absence de dĂ©sarroi, qui se manifeste dans une curiositĂ© frĂ©nĂ©tique ou des expĂ©riences de vie multiples-GĂ©rard Guest[27].

Tous ces affects sont, selon Heidegger, des signes du dĂ©laissement de l' Être, la manifestation de la « Machenschaft », la consĂ©quence du goĂ»t du gigantisme, de l'extension de la calculabilitĂ© Ă  tout l'Ă©tant y compris la gestion du parc humain thĂšme qui devient ici, pour la premiĂšre fois, un thĂšme fondamental qui fondera dorĂ©navant toute sa critique de la modernitĂ©, de la technique, de l'affairement et de la dictature de la faisabilitĂ©, par quoi se manifestent en rĂ©sumĂ©, la rĂ©quisition de l'Ă©tant (Cf. Ernst JĂŒnger : Der Arbeiter, auquel Heidegger fait de multiples rĂ©fĂ©rences), note Jean-François Courtine[28].

Heidegger souligne le caractĂšre « Originaire » de la « Machenschaft », dont le fond n'a pas encore Ă©tĂ© sondĂ©, mais qui nĂ©anmoins assure sa domination sur tout l'Ă©tant y compris ce qui pourrait paraĂźtre comme le plus opposĂ© Ă  savoir : le domaine du subjectif et du vĂ©cu, l' Erlebnis [28]. Guillaume Faniez[29], constate « la « Machenschaft » rĂ©sonne dans l'Erlebnis, dans le vĂ©cu, elle est un « Ă©cho » de l'interprĂ©tation initiale de l'ĂȘtre dans le contexte de la puissance, du faire ».

Ce thĂšme de la « rĂ©sonance » inspirera ultĂ©rieurement la confĂ©rence intitulĂ©e L'Époque des conceptions du monde (dans les Chemins qui ne mĂšnent nulle part) remarque Christian Sommer[30].Les confĂ©rences Das Ge-stell, Die Gefahr, Die Kehre du cycle des « confĂ©rences de BrĂȘme » en 1949 sont Ă©galement Ă  rapprocher de la premiĂšre fugue de ce texte.

Ce qui vient se jouer, das Zuspiel

Cette seconde fugue tourne autour de l'idĂ©e qu'Ă  travers certains signes et symptĂŽmes, l' Être vient se jouer, dans la maniĂšre dont l'Ă©tant nous concerne, et cela depuis l'aube de la mĂ©taphysique occidentale[31]. L'histoire de ces modalitĂ©s spĂ©cifiques implique tout un travail d'interprĂ©tation et d'exĂ©gĂšse auquel Heidegger s'est livrĂ©, travail qui nous apprend que toujours « quelque chose est dĂ©jĂ  venu se jouer » Ă  chaque Ă©tape de l'histoire de cette MĂ©taphysique, quelque chose est venu se jouer chez Platon, quelque chose est venu se jouer de diffĂ©rent chez Aristote, et d'encore diffĂ©rent chez Descartes, chez Kant et aussi chez Nietzsche. C'est Ă  travers la lecture des grands textes de ces philosophes que nous apprenons les modalitĂ©s spĂ©cifiques Ă  chacun du don de l' Être. Les Beitrage s'inscrivent ainsi dans la continuitĂ© du (§ .6) d'Être et Temps pour ce qui concerne la nĂ©cessitĂ© de la dĂ©construction de l'histoire de l'ontologie. Par ailleurs, Heidegger a reconnu que la clef interprĂ©tative des cours historiaux publics de cette Ă©poque se trouve dans les BeitrĂ€ge et plus spĂ©cialement dans la deuxiĂšme fugue[N 18]. .

Le Saut, der Sprung

Le « Tournant » ou Kehre n'est pas l'acte d'une pensĂ©e, mais ce qui advient Ă  la pensĂ©e, nous apprend le (§ 34). La Kehre aurait concernĂ© dĂ©jĂ  Être et Temps, qui ne serait qu'une Ɠuvre de transition tĂ©moin du passage de la question directrice en quĂȘte de l'ĂȘtre de l'Ă©tant ou « Ă©tantitĂ© » Ă  la question fondamentale adressĂ©e Ă  l' Être comme tel, souligne Françoise Dastur[32]. Or, nous explique Heidegger dans la troisiĂšme fugue, on ne peut passer, de la premiĂšre Ă  la seconde question que par un « Saut », Der Sprung, car « aucun chemin ne mĂšne directement de l'ĂȘtre de l'Ă©tant Ă  l' Être (Estre)[33] ». L' Être n'est pas expĂ©rimentable Ă  volontĂ©, « il ne s'ouvre que dans l'Ă©clair d'instantanĂ©itĂ© de l'Ă©lan que prend le Dasein[N 19] pour sauter au cƓur de l' Ereignis »[33]. Le Dasein se fait dans cet ouvrage, « gardien de la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre » der WĂ€chter der Wahrheit [34] - [N 20], et « sentinelle du nĂ©ant »[35].

Au (§ 133) des BeitrĂ€ge , Heidegger avance aussi une thĂšse, Ă©tonnante pour la philosophie traditionnelle, Ă  savoir : Das Seyn braucht den Menschen, l'Être (l’Ereignis) a besoin de l'ĂȘtre humain (Être-le-lĂ , le Dasein), afin d'y dĂ©ployer son ĂȘtre (dans le lĂ  du Dasein) et pour y ĂȘtre accueilli et y trouver sĂ©jour comme le rapporte GĂ©rard Guest[36]. Cette rĂ©ciprocitĂ© impliquerait que l' Être lui-mĂȘme soit concernĂ© par la finitude. C'est l'historicitĂ© du Dasein qui implique la finitude de l'ĂȘtre — qui ne se rĂ©vĂšle que comme vĂ©ritĂ© historiale, geschichtlich [37]. Paragraphe §134 suivant, Heidegger souligne ce qu'a d'unique l'entre-appartenance entre l' Être et l'« ĂȘtre-le-lĂ  » (Dasein), par quoi nous quittons le sol traditionnel de la mĂ©taphysique[38].

Heidegger note au (§ 182) « celui qui jette (c'est-Ă -dire) le Dasein, est lui-mĂȘme jetĂ©, amenĂ© Ă  son propre par l' Être, et c'est en cela mĂȘme que consiste le « Tournant » » remarque Françoise Dastur[39].

La fondation, die GrĂŒndung

« L'espace-temps en tant que le sans-fond Zeit-Raum als der Ab-grund forme la quatriÚme variation de la cinquiÚme fugue intitulée Grundung, fondation » écrit Françoise Dastur [40].

Il ne s'agit pas d'un fondement qui ne concernerait que l'Ă©tant, mais de donner selon l'expression du Dictionnaire, une « assise » ou une tenue Ă  l'Être en tant qu' Ereignis. « N'Ă©tant pas lui-mĂȘme un Ă©tant, mais hors-fond, Da-sein est l'assise de la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre en tant qu'Ereignis Ă©crit Heidegger (p.455) ». Le Da-sein, souligne le Dictionnaire, est le site oĂč l' Être est pris en garde soutenu et mis Ă  l'abri comme « Être » (se dĂ©ployant) et non simplement comme Ă©tant[41].

Heidegger introduit ici la notion de Die Wesung (il y aurait 160 occurrences de cette expression dans l'ouvrage) que GĂ©rard Guest tente de traduire par l'expression contestĂ©e, « aĂźtrĂ©e de l'ĂȘtre », signifiant la maniĂšre dont l' Être se dĂ©ploie pour trouver chez les hommes un sĂ©jour, et inversement, l'accorder aux hommes en donnant temps, lieu et vĂ©ritĂ©, dans divers envois de l’Ereignis. Ces adresses constituent « l'aĂźtrĂ©e de l' Être », son sĂ©jour dans le langage, dans les Ɠuvres des penseurs, dans les Ɠuvres des artistes, dans les institutions, etc.[42]. Ce rapport entre Seyn l'Être et Dasein est pensĂ© par Heidegger dans les termes d'une rigoureuse co-appartenance. « Le Seyn requiert le Dasein pour pouvoir se dĂ©ployer en son essence ; et le Dasein appartient nĂ©cessairement au Seyn parce que ce n'est que de cette façon qu'il peut lui-mĂȘme ĂȘtre [...] L'idĂ©e que le Da-sein est le fondateur de la vĂ©ritĂ© signifie que le Da-sein ne crĂ©e certes pas le Seyn, mais Ă  dĂ©faut du Da-sein, le Seyn ne saurait ĂȘtre « lĂ  » »[43].

Avec le Wesung (l'aĂźtrĂ©e) nous sommes au cƓur de l'Ă©vĂ©nement oĂč se joue avec l'ajointement entre les deux pĂŽles, l' Être et le Dasein, les contours de la Lichtung note Franco Volpi[44] (Martin Heidegger Aportes a la Filosofia).

Dans cet « ajointement » est posĂ©e la question du sĂ©jour et aussi de ceux qui concourent Ă  accueillir et Ă  abriter l' Être dans le langage, la poĂ©sie, mais aussi l'art et la musique ; il s'agit bien sĂ»r des penseurs et des poĂštes qui ont Ă©tĂ©, mais aussi de ceux qui sont Ă  venir ou qui ont vĂ©cu, mais n'ont pas Ă©tĂ© compris de leur temps.

Christian Sommer[30], rattache L'Origine de l'Ɠuvre d'art à cette quatriùme fugue.

Ceux qui sont Ă  venir, die Zu-KĂŒnftigen

Au § 133 Heidegger Ă©nonce textuellement Das Seyn braucht den Menschen, l' Être (l’Ereignis) a besoin de l'ĂȘtre humain, (Être-le-lĂ , le Dasein), afin d'y dĂ©ployer son ĂȘtre (dans le lĂ  du Dasein) et pour y ĂȘtre accueilli et y trouver sĂ©jour, dans le langage, dans les Ɠuvres des penseurs, dans les Ɠuvres des poĂštes[45], dans les institutions[46] - [N 21].

Des Ă©veilleurs sont nĂ©cessaires, c'est aux « penseurs, philosophes, crĂ©ateurs et poĂštes » qui, parce qu'ils ont eux-mĂȘmes pris conscience de ce dĂ©laissement et expĂ©rimentĂ© le dĂ©sespoir, que revient la tĂąche de fonder les lieux pour que la vĂ©ritĂ© de l' Être puisse trouver abri, et ouvrir par lĂ  le sĂ©jour du dieu [47], bien sĂ»r les penseurs et les poĂštes mais c'est aussi le « pouvoir-ĂȘtre » de tout ĂȘtre humain. Ceux lĂ , on les appelle aussi « les fondateurs et les crĂ©ateurs » en tant qu'ils ont Ă  fonder des lieux pour que la vĂ©ritĂ© de l' Être puisse trouver abri[48]. Ceux-lĂ  ne sont pas tous connus, soit qu'ils aient encore Ă  venir, soit qu'ils aient dĂ©jĂ  vĂ©cu mais restent encore incompris.

L'homme doit expérimenter la détresse et la nécessité de se laisser transformer « ceux-là sont ceux qui demeurent dans ce qui est, sans chercher à fuir le réel en imaginant un futur utopique, ni à raser le présent pour fonder un avenir tout autre Cela implique d'exister dans notre époque de « l'absence de détresse » pour ébranler de l'intérieur les apparences toujours superficielles, déstabiliser les certitudes établies »[49].

Sylvaine Gourdain[50] en prĂ©cise le processus : « C’est seulement en sĂ©journant dans la vĂ©ritĂ© de l’ Être que l’homme peut apercevoir le sacrĂ©, qui peut alors engendrer le dĂ©ploiement de la « dĂ©itĂ© », et celle-ci, lorsqu’elle est Ă©clairĂ©e par la « lumiĂšre » de l’ Être, peut accueillir le dieu ».

Le Dieu Ă  l'extrĂȘme, Der Letzte Gott

De ce Dieu, l'ouvrage nous dit (p. 403) qu'il est « tout autre par rapport Ă  ceux qui ont Ă©tĂ© et ne cessent d'avoir Ă©tĂ©, tout autre, par rapport mĂȘme au Dieu christique ». Comme le souligne Sylvaine Gourdain[51] « ce Dieu ne relĂšve d'aucun thĂ©isme il a pour fonction de figurer l'ouverture de la vĂ©ritĂ© dans l'inĂ©puisabilitĂ© de ses possibilitĂ©s [...] Le dernier dieu est la figure qui signale cette ouverture, mais seulement fugitvement, par un signe rare, comme en passant im Vorbeigang ». Commentant la page 411, elle [52] Ă©crit, « le dernier dieu incarne la positivitĂ© la plus grande du « retrait » : il est le « commencement » qui se dĂ©robe toujours, et en cela mĂȘme, il indique la possibilitĂ© d'une ouverture au-delĂ  du contexte Ă©troit et Ă©triquĂ© de l'Ă©poque de l'illusoire gigantesque [...] il ne se range pas dans les cadres du mode de dĂ©voilement Ă  l'Ă©poque de la « Machenschaft » [...]. Le « dernier dieu » renvoyant Ă  l'infinitĂ© des possibilitĂ©s [...] montre que la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre est ouverture si radicale au possible qu'elle en devient quelque chose d'« impossible »[N 22] [...] elle n'advient, qu'en crĂ©ant elle-mĂȘme sa possibilitĂ© »[N 23].

La structure mouvementée de l'Ereignis


DĂ©jĂ , dans Être et temps, l' Être n'Ă©tait pas apparu comme une structure uniformĂ©ment lisse, mais comme affectĂ©e par des modalitĂ©s de donation diversifiĂ©es telles que le possible, le rĂ©el, l'impossible, le conditionnel, etc., c'est Ă  Gerard Guest que l'on doit cette expression de « structure mouvementĂ©e »[53]. Depuis l'antiquitĂ© la notion d'Être a Ă©tĂ© travaillĂ©e dans quatre directions d'origine aristotĂ©licienne : ĂȘtre et devenir, ĂȘtre et apparence, ĂȘtre et pensĂ©e, ĂȘtre et valeur, qui en sont autant de mode de donation[54]. Avec Heidegger la perception de ce mouvement s'Ă©toffe, on parle de retournements, d'inversions de sens[55], de retournements cycliques, de pĂ©riodes d'afflux et de reflux, les pĂ©riodes d'afflux n'Ă©tant pas sans pĂ©ril comme l'ont su les premiers Grecs qui n'ont survĂ©cu Ă  la surpuissance de l' Être qu'au prix d'une mutation fondamentale de leur systĂšme de pensĂ©e Ă  travers l'effondrement de l’AlĂ©thĂ©ia. Avec les BeitrĂ€ge, on parle aussi de retrait, de tournant mais aussi de lutte Gegenschwung, et de danger die Gefhart .

Le retrait de l' Être

L' Entzug, ou « retrait de l'Être » est omniprĂ©sent dans les BeitrĂ€ge. L' Être n'y est plus conçu par diffĂ©rence avec l'Ă©tant et donc sĂ©parĂ©ment de lui. Il s'agit maintenant « de penser l'Être comme diffĂ©rence c'est-Ă -dire comme fossĂ© qui se creuse entre l'homme et l'Être » Ă©crit Sylvaine Gourdain[56]. La question n'est plus celle que posait Être et Temps, c'est-Ă -dire celle du dĂ©voilement de l'ĂȘtre dissimulĂ©, mais « de laisser s'approprier l' Être , c'est-Ă -dire non pas Ă  chercher Ă  l'extraire de sa dissimulation, mais Ă  le montrer dans cette dissimulation mĂȘme », note Sylvaine Gourdain[57]. Ce retrait nous enseigne que l' Être ne se rĂ©duit pas Ă  l'ensemble de ce qui apparaĂźt.

Cette question de l'«oubli de l' Être », qui a formĂ© la trame de toute la mĂ©ditation heideggerienne depuis Être et Temps, est reprise dans les BeitrĂ€ge sous un jour entiĂšrement nouveau[58]. C'est au cƓur mĂȘme de l'Ereignis, de l’évĂ©nement, « Être », que se situe maintenant comme une retenue, une occultation, un refus de « se dĂ©voiler », dans lequel le Dasein n'apparaĂźtra que comme trĂšs indirectement impliquĂ©, ce dont les BeitrĂ€ge ambitionneront de rendre compte en tentant une plongĂ©e au centre mĂȘme de gravitĂ© de l’évĂ©nement. Le « retrait de l'ĂȘtre » qui Ă  partir des BeitrĂ€ge se substitue Ă  l'« oubli de l'ĂȘtre » « n'est plus le rĂ©sultat d'une dĂ©ficience ou d'un comportement impropre du Dasein, mais il est un moment constitutif de la « phĂ©nomĂ©nalitĂ© » spĂ©cifique Ă  l'Être : il signale que l'ĂȘtre ne s'Ă©puise pas dans l'apparent ni dans la pure effectivitĂ©, mais qu'il est dynamique [...] et qu'en cela il Ă©chappe toujours Ă  la prise et Ă  la fixation » Ă©crit Sylvaine Gourdain[56].

La premiĂšre « fugue » recense quelques maniĂšres dont l’« oubli de l’ Être », devenu « retrait de l' Être » se fait sentir, de nos jours, dans ce que Heidegger appelle une tonalitĂ© gĂ©nĂ©rale Grundstimmung (rapport originaire et essentiel Ă  l'Ă©tant relevant de l'affect, de la Stimmung) tout Ă  l'opposĂ© de l'Ă©merveillement des premiers Grecs devant un Ă©tant livrĂ© Ă  un affairement multiforme[59]. Le « dĂ©laissement de l’ Être » Ă  travers la calculabilitĂ© et la marchandisation de tout espĂšce d'Ă©tant (et notamment de l'ĂȘtre humain) pourrait bien se rĂ©vĂ©ler par ses excĂšs comme une modalitĂ© paradoxale de dispensation de l' Être. C'est ce retrait vraiment trop ostensible que la premiĂšre fugue dĂ©peint comme « rĂ©sonance » qui peut nous Ă©veiller.

Ce dont il est question Ă  propos du « dĂ©laissement de l' Être » c'est aussi cette forme de dispensation qui ne nous a pas Ă©pargnĂ© ses consĂ©quences les plus terribles avec le nihilisme absolu de la volontĂ© de puissance des totalitarismes du XXe siĂšcle, communisme et nazisme.

Le tournant

La premiĂšre apparition publique du concept de Tournant ou Kehre se trouve dans la Lettre sur l'humanisme, rĂ©digĂ©e en 1946 et publiĂ©e en 1947. Ce texte explique les difficultĂ©s rencontrĂ©es par Heidegger dans la rĂ©daction d'Être et Temps pour dire de maniĂšre satisfaisante l'idĂ©e de renversement qu'il avait en tĂȘte[60].

Le paragraphe 255 des BeitrĂ€ge est consacrĂ© Ă  la Khere dans l'Ereignis, selon la rĂ©daction de Hadrien France-Lanord[61]. Cet auteur introduit la notion en prenant comme exemple de kehre, l'auto-interprĂ©tation de Heidegger par lui-mĂȘme qui ne serait pas un simple Ă©clairage rĂ©trospectif mais ressortirait au mouvement le plus intime de la pensĂ©e. Elle ne serait pas non plus l'expression d'une volontĂ© mais « un Ă©vĂ©nement qui advient Ă  titre d'histoire de l'ĂȘtre ». Cette « volte » explique que tous les traitĂ©s des annĂ©es 1930-1940 soient consacrĂ©s Ă  la rĂ©interprĂ©tation des concepts essentiels d'Être et Temps.

Pour penser cette pure et libre mobilitĂ© de l' Être en ces diverses modalitĂ©s, aucune exĂ©gĂšse, ni hermĂ©neutique, ne nous est d'un quelconque secours car nous sommes dans l'incapacitĂ© de nous extraire des figures de la MĂ©taphysique (logique et principe de contradiction, causalitĂ© et succession). Dans ces conditions comment penser tout autrement ce que Heidegger appelle l’Ereignis, cet « Il y a » originaire, ce « il y a temps et lieu » pour toute donation d'Ă©tant.

Cette extraction ne peut ĂȘtre rĂ©alisĂ©e qu'au moyen d'un Saut, Der Sprung, au milieu de l'Ereignis, autrement dit d'un autre commencement. Ce saut n'est lui-mĂȘme possible qu'au bout d'une longue mĂ©ditation des figures successives de la MĂ©taphysique Ă  partir de son dĂ©tachement de l'aube grecque jusqu'Ă  l'Ă©poque du nihilisme accompli, seule voie susceptible de nous permettre de nous en dĂ©tacher[62]. Ce saut consiste Ă  prendre acte des « tours » et « dĂ©tours » de l'idĂ©e de « vĂ©ritĂ© » depuis l'origine, la maniĂšre dont l'Être s'y est dissimulĂ©, Ă  repĂ©rer ces signes de la «rĂ©sonance» et de « ce qui vient s'y jouer ».

Ce qui se joue par contre dans cette tentative, c'est le dĂ©passement de la MĂ©taphysique (et non pas son abandon), pour, par sa mĂ©ditation, la surmonter, et accĂ©der Ă  une pensĂ©e de l' Être qui ne soit plus pensĂ©e de l'ĂȘtre de l'Ă©tant, mais penser l' Être en son pur surgissement[63]. Cette mĂ©thode prĂ©vaut, par exemple, dans la question qui prĂ©occupe Heidegger au dĂ©but des annĂ©es 1930 Ă  savoir : L'Origine de l'Ɠuvre d'art et qui est traitĂ©e dans les BeitrĂ€ge (p. 571 de la traduction). Le dĂ©passement de l'esthĂ©tique permet d'accĂ©der Ă  l'Ɠuvre d'art pour la considĂ©rer en elle-mĂȘme en « recueillant la parole pleine de sens qu'elle nous adresse »[64].

La Kehre ou Tournant reprĂ©sente le mouvement propre Ă  la pensĂ©e de l'histoire de l' Être, dans la perspective du passage de la mĂ©taphysique Ă  la pensĂ©e historiale de l' Être.

Le Gegenschwung ou le corps à corps entre Être et homme

Delacroix
Lutte de Jacob avec l'Ange EugĂšne Delacroix

GĂ©rard Guest dans sa confĂ©rence[65], dĂ©crit ce Gegenschwung qu'il tente de traduire en français par le terme de « contre-battement » entre l' Être et l'homme pour y conserver sa dynamique Ă  la fois de face Ă  face mais aussi de vĂ©ritable corps Ă  corps pouvant tourner suivant le cas Ă  l'« empoignade » ou Ă  la « jouissance » de l'un par l'autre (devant la beautĂ© de la nature, l’Ɠuvre d'art, la nettetĂ© d'un concept pour l'intellectuel)[N 24].

L'indiffĂ©rence entre les deux n'est pas de mise, car selon ce que dit Heidegger au §133 des BeitrĂ€ge, Das Seyn braucht den Menschen, l' Être a besoin de l'homme qui dans son « ĂȘtre-le-lĂ  » (de la dĂ©finition heidegerienne du Dasein) l'accueille, en lui accordant sĂ©jour, temps et lieu. De la mĂȘme maniĂšre et c'est en cela que rĂ©side le sens de la Gegenschwung, l’ Être requiert l'ĂȘtre humain, il en a besoin pour son usage, pour y Ă©tablir son sĂ©jour dans son logos, sa parole, ses institutions, il en a besoin y compris lorsqu'il se refuse ou se retire comme c'est le cas dans le nihilisme contemporain.

Ce Gegenschwung ou « corps à corps » donne lieu à diverses péripéties, à des accidents, à des violences, à des rencontres terribles ou heureuses et c'est au sein de cette rencontre que doit s'articuler et donner sens ce que Heidegger a appelé den Vorbeigang des letzen Gottes, « la passée du dernier dieu ».

GĂ©rard Guest pousse plus loin la description de l'entrelacement de l' Être et de l'homme, en dĂ©veloppant l'analyse du (§.133) oĂč il est dit Das Seyn braucht den Menschen damit es Wese en faisant du Gegenschwung, un rapport d'entre-appartenance subtilement asymĂ©trique ; l'homme ressortissant quant Ă  son ĂȘtre de l' Être, autrement dit ne pouvant ĂȘtre soi-mĂȘme en propre, qu'Ă  proportion de l'ouverture de son lĂ  Ă  l'Être.

Le danger en l' Être, die Gefahr

Avec Heidegger, l'Être est sommĂ© de rendre compte des pires excĂšs de l'histoire contemporaine (notamment l'extermination industrielle de l'homme par l'homme). Il s'agit de s'atteler Ă  la tĂąche de penser ce qui les a rendu possible, Ă©crit GĂ©rard Guest[66]« car le mal ne peut plus ĂȘtre circonscrit Ă  ce qui est moralement mauvais, ni non plus limitĂ© Ă  n'ĂȘtre jamais qu'un dĂ©faut et un manquement au sein de l'Ă©tant ».
Heidegger nous en avertit :

« Mit dem Heilen zumal esrscheint in der Lichtung des Seins das Böse . Avec l'Indemne tout ensemble apparaĂźt dans l'Ă©claircie de l'Être, le mal »

— Heidegger, Lettre sur L'humanisme, Aubier, page 156

Heidegger aura Ă©tĂ© le penseur du « danger en l' Être » et celui de la « malignitĂ© de l 'Être » notamment celui qui nous avertit du danger qui gĂźt au cƓur de « l'aĂźtre de la technique planĂ©taire » qui a d'ores et dĂ©jĂ  atteint « l'ĂȘtre humain dans son ĂȘtre mĂȘme ».

ThÚmes récurrents

Comme tous les ouvrages des annĂ©es 1930 et 1940, les BeitrĂ€ge entreprennent d'abord une rĂ©interprĂ©tation des concepts issus d'Être et Temps.

Le Dasein

Alors que dans Être et Temps, le Dasein a la prĂ©Ă©minence dans le processus d'ouverture de l'ĂȘtre, aprĂšs le « Tournant », on assiste Ă  un renversement total Ă  partir duquel c'est l'homme qui reçoit mandat de l’ĂȘtre, notamment dans les BeitrĂ€ge. Le « Tournant », dĂ©signe ainsi, le mouvement de pensĂ©e ou plutĂŽt dans la pensĂ©e, qui conduit le philosophe de Être et Temps Ă  sa pensĂ©e ultĂ©rieure ou, selon la formule ramassĂ©e de Thierry Gontier[67], « le moment oĂč la signification du Dasein comme le lĂ  de l'Être prend le pas sur sa signification comme l'« ĂȘtre-lĂ  » au sens de l'« ĂȘtre-jetĂ© » ».

Au milieu des annĂ©es 1930, Heidegger va adopter une nouvelle graphie du terme « Da-sein », qui sera Ă©crit dorĂ©navant avec un trait d'union, marquant un signe d'Ă©volution dans sa comprĂ©hension de l'essence humaine. Dans les BeitrĂ€ge, Heidegger rĂ©cuse clairement avec les (§ 263 et 264) l'interprĂ©tation mĂ©taphysique du Dasein comme fondement qui avait pu ĂȘtre faite dans une mauvaise lecture d'Être et Temps. Ce qu'il dĂ©veloppe dans la premiĂšre moitiĂ© de la fugue intitulĂ©e die GrĂŒndung (la fondation), c'est l'idĂ©e que le Dasein n'Ă©tant pas un Ă©tant mais un « hors- fond » ne peut ĂȘtre fondement mais sert d'assise (une tenue) Ă  l'ĂȘtre (p. 455). « Pour que la vĂ©ritĂ© de l' Être se dĂ©ploie, il faut braucht qu'elle soit prise en garde et mise Ă  l'abri »[68] - [N 25].

Françoise Dastur[69] Ă©crit : « l'ĂȘtre de l'homme n'est plus alors compris de maniĂšre transcendantale comme capacitĂ© Ă  sortir de soi, et Ă  Ă©chapper ainsi Ă  toute caractĂ©risation en termes de substance, mais se dĂ©finit Ă  partir de la revendication de l' Être, d'un appel de l' Être qu'il s'agit pour lui de recevoir et auquel il a Ă  rĂ©pondre. Exister pour l'homme ne signifie plus pouvoir projeter l'horizon de comprĂ©hensibilitĂ© de l' Être, mais renvoie maintenant Ă  une maniĂšre d'ĂȘtre dont l'homme n'est pas l'initiateur ».

Sylvaine Gourdain[70] souligne « la tĂąche du Dasein qui consiste Ă  prĂ©server la dynamique propre de l'Ereignis[N 26], c'est-Ă -dire d'empĂȘcher l'oscillation du sens de se stabiliser et de se figer dĂ©finitivement ».

L'homme n'est dorĂ©navant plus compris comme le « fondement-jetĂ© » de l'Ă©claircie mais comme celui qui se tient en elle, dans l'Ereignis et qui lui est redevable de son propre ĂȘtre[71]. Tout cet effort de rupture avec la mĂ©taphysique de la subjectivitĂ©, remarque Michel Haar, aboutit, selon son expression, « Ă  la figure tĂ©nue, minimale, exsangue du mortel »[72]. Le Dasein des dĂ©buts, en ce qui lui reste de l'homme mĂ©taphysique, s'efface dĂ©finitivement devant le qualificatif de « mortel » pour ĂȘtre compris sur un pied d'Ă©galitĂ©, dans l'unitĂ© du « Quadriparti » : « les hommes, les dieux, la terre et le ciel ».

Le Dasein prend dĂ©finitivement place, comme articulation, dans la constellation du « Quadriparti », oĂč tous les termes s'entre-appartiennent et qui va constituer la derniĂšre appellation de l' Être. « La relation du Da-sein Ă  l’ Être appartient selon le (§.135) au dĂ©ploiement de l’ Être die Wesung des Seyns lui-mĂȘme, ce qui peut aussi se dire ainsi : l’ Être requiert le Da-sein et ne se dĂ©ploie (west) pas sans cette venue Ă  soi (Ereignung) » .

L'historialité

DĂšs le (§.12) Heidegger dĂ©veloppe une pensĂ©e historiale qu'il distingue de toute pensĂ©e historique traditionnelle. L'Être dĂ©tachĂ© de l'Ă©tant possĂšde une « historialitĂ© » qui lui est propre et se dĂ©voile comme Ă©vĂ©nement singulier[73]. Comme le souligne Heidegger au (§ .12), la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre ne recouvre plus seulement l'« entrĂ©e en prĂ©sence »[N 27]. Avec les BeitrĂ€ge apparaĂźt une autre notion de la philosophie. Il ne s'agirait plus d'une science prĂ©-thĂ©orique en recherche de fondement Ă  partir d'un Dasein comme dans Être et Temps, ni d'une vision du monde, ou d'un Ă©lĂ©ment du patrimoine historique. Dans l'esprit d'Heidegger, il ne s'agit pas d'acquĂ©rir des connaissances historiques sĂ»res, en partant d'un point de vue souverain et apparemment atemporel « mais plutĂŽt de se situer soi-mĂȘme dans un Ă©vĂ©nement temporel et de se comprendre Ă  partir des contextes historiques »[74]. Celui-lĂ  seul qui intĂ©riorise sa situation historique, peut connaĂźtre ce qu'il Ă©tait, ce qu'il est, et la nature des possibilitĂ©s dont il peut s'emparer Ă  l'avenir Ă  partir de son hĂ©ritage[N 28]. Ainsi s'interrogeant sur l'ĂȘtre du peuple allemand, Heidegger Ă  l'instar du poĂšte Hölderlin « ne voit pas dans la patrie une idĂ©e abstraite et supra-temporelle en soi mais une entitĂ© affectĂ©e d'un sens originairement « historial » »[N 29].

Heidegger fait le constat au (§. 273) que « l'homme n'a jamais été encore historial » et que l'histoire de l'historiographie a donc toujours été fondamentalement mé-comprise[74].

Pour Matthias Flatscher[75], « Heidegger démontre ainsi que ce n'est qu'avec le retour à l'héritage que peut éclore l'« à-venant » (ce qui va advenir), qui ne se raccroche pas aveuglément à ce qui est présent ni ne se laisse penser dans une continuité sans rupture avec le passé [...]. D'une méditation orientée sur l'histoire Heidegger attend qu'elle permette de dépasser l'horizon contemporain de la compréhensibilité »[N 30].

La Machenschaft

Le § 61 de la seconde fugue est consacrĂ© au phĂ©nomĂšne de la « Machenschaft » , une des notions les plus difficiles et intraduisibles, signifiant en allemand courant : « machination », « manigance » ou « vilaine maniĂšre de procĂ©der », parfois traduit en français par « Dispositif ». Heidegger insiste sur le caractĂšre absolument non pĂ©joratif de cette appellation qui ne veut ĂȘtre qu'un moment de l'histoire de l' Être. C'est la page 165 de l'Ă©dition Gallimard de l'Introduction Ă  la mĂ©taphysique que se trouve la premiĂšre occurrence de la notion de « Machenschaft » rappelle Jean-François Courtine[76]. Avec la Machenschaft il s'agit de saisir l'essence de notre civilisation technicienne qui s'applique Ă  « rĂ©soudre tous les problĂšmes dans l'affairement de tous les instants [...] affairement qui s'impose comme le nouvel impĂ©ratif catĂ©gorique »[77]. Le mot vise la dimension planĂ©taire de la Technique et aussi l'emprise moderne du Nihilisme. C'est ce que Heidegger a dĂ©couvert comme dĂ©termination de l' Être Ă  une Ă©poque - la nĂŽtre - oĂč tout paraĂźt tourner autour du « faire efficace », Ă  rendre tout faisable. Cet empire du « faire » ou de l'« efficacitĂ© » n'est plus tant un rapport de l'humain Ă  l'Ă©tant qu'une dĂ©termination au premier chef de l'ĂȘtre mĂȘme de cet Ă©tant[78].

Heidegger remonte loin dans le passĂ© en rattachant l'origine de ce phĂ©nomĂšne Ă  « ce qui s'annonce dans le mot grec de technĂ© (τέχΜη ) »[77]. L'article rĂ©fĂ©rencĂ© du Dictionnaire rĂ©sume en quelques lignes l'histoire des dĂ©terminations successives de l'Être « comme autant de prĂ©alables Ă  l'installation de l'empire du « se-faire » ». Heidegger retrace dans ce paragraphe comment Ă  partir de la phusis, en passant par l'idĂ©e de prĂ©sence constante (la substance), puis l'entĂ©lĂ©chie, enfin le statut de l'objet, le poids de la « fabricabilitĂ© » devient dans la prise en compte de l'ĂȘtre, l'essence de l'Ă©tantitĂ© dans la pensĂ©e des temps nouveaux.

Il fait de la Machenschaft, qui se dĂ©robe comme telle, quelque chose qui domine souverainement la destinĂ©e de l'Être dans ce qui a Ă©tĂ© l'histoire de la philosophie occidentale de Platon Ă  Nietzsche[79]. L'idĂ©e chrĂ©tienne de crĂ©ation qui renforce le rapport cause-effet conforte le mouvement, l'ens devient ens creatum (p.127). Ce qu'Heidegger a pensĂ© sous le terme de Machenschaft dans les annĂ©es 1935 est le mĂȘme de ce qu'il viendra Ă  penser plus tard sous le terme de Gestell[80].

La Machenschaft est « l'empire du tout », « l'empire du se faire », de « l'efficience et de la fabrication » qui concerne la vĂ©ritĂ© de l'Ă©tant en son entier. « Tous les Ă©lĂ©ments du rĂ©el ressemblent Ă  un immense mĂ©canisme dont chaque Ă©lĂ©ment de la rĂ©alitĂ© n’est plus qu’un rouage parmi d’autres. La rĂ©alitĂ© du monde technique contemporain, c’est cette immense machinerie » Ă©crit Étienne Pinat[81]. La Machenschaft se manifeste par le goĂ»t du gigantisme, l'extension de la calculabilitĂ© Ă  tout l'Ă©tant y compris la gestion du parc humain, constituĂ© en pur et simple fonds disponible [28] - [N 31].

ThĂšses remarquables

L'autre commencement

« La nĂ©cessitĂ© d'un nouveau commencement de la philosophie ne peut ĂȘtre comprise qu'Ă  partir de l'arriĂšre-plan que forme la critique heideggerienne de la modernitĂ© » Ă©crit Nikola Mirkovic[82]. Heidegger use le plus souvent de l'expression « autre commencement » Der andere Anfang, cet « autre commencement » ne viendrait pas s'opposer Ă  un premier car le commencement est singulier[N 32]. L'« autre commencement » n'est qu"une autre maniĂšre de penser le commencement souligne Heidegger au (§ . 1) des BeitrĂ€ge[83]. Heidegger[84] Ă©crit « revenir au premier commencement, ce n'est cependant pas se remettre dans quelque chose de passĂ©, comme si l'on pouvait faire que le passĂ© redevienne rĂ©el au sens courant du terme. Revenir au premier commencement, c'est plutĂŽt s'Ă©loigner de lui, aller occuper cette position d'Ă©loignement nĂ©cessaire pour Ă©prouver ce qui a commencĂ© dans ce commencement en tant que tel[N 33] - [N 34]. Nous sommes dans l'entre-deux[N 35].

En fait, nous restons toujours trop proches du commencement, et ceci d'une maniĂšre captieuse, dans la mesure oĂč nous sommes encore obnubilĂ©s par tout ce qui a Ă©tĂ© pensĂ© par la suite; raison pour laquelle notre regard demeure affectĂ© et fascinĂ© par le cercle que forme la question traditionnelle : qu'est-ce que l'Ă©tant ? autrement dit : nous restons prisonniers de la mĂ©taphysique sous toutes ses formes ». Dans les BeitrĂ€ge, Heidegger invite (p. 17), Ă  se replonger dans l'originaire « car avec l'Être et la vĂ©ritĂ© de l'Être, il faut toujours et Ă  nouveau ĂȘtre saisi par l'emprise de l'initial »[85]. La question du « passage » de la MĂ©taphysique Ă  l'« autre commencement » devenu dans les annĂ©es 1930, le fil conducteur de son Ɠuvre « constitue la basse continue des BeitrĂ€ge »[86].

Le dernier dieu

Avec la thĂ©ophanie du passage du dernier dieu « au lieu de prendre congĂ© des mythes et des mystifications, Heidegger en promulgue de nouveaux » remarque GĂŒnter Figal[87].

Approche

« L'interview donnĂ©e par Heidegger au journal Der Spiegel, rĂ©alisĂ©e en 1966, nous renseigne sur le rĂŽle central que tient la pensĂ©e du « dernier dieu » pour la pensĂ©e tardive de Heidegger » Ă©crit GĂŒnter Figal[87] - [N 36].

Les BeitrĂ€ge consacrent, Ă  la figure du « dernier dieu », une septiĂšme section intitulĂ©e « le dieu Ă  l'extrĂȘme », selon la traduction de François FĂ©dier, de l'expression, der Letzte Gott et parfois par d'autres, « dieu Ă  venir » der kommende Gott dont il est dit (p. 403), qu'il est « le tout autre par rapport Ă  ceux qui ont Ă©tĂ© et ne cessent d'avoir Ă©tĂ©, tout autre, par rapport mĂȘme au Dieu christique ». Dans les annĂ©es 1930, la rencontre de l'Ɠuvre de Hölderlin aurait Ă©tĂ© ressentie, selon un de ces Ă©tudiants, Hans-Georg Gadamer[88], comme un vĂ©ritable tremblement de terre, alors que faisant suite Ă  une dĂ©cennie fortement thĂ©ologique, l'analytique du Dasein dans Être et Temps apparaissait comme parfaitement athĂ©e. AprĂšs ladite rencontre on aurait entendu le philosophe parler pour la premiĂšre fois du ciel et de la terre, des mortels et des immortels, et aussi de leur conflit[N 37]. Jusqu'Ă  la publication des BeitrĂ€ge, le divin et les dieux, n'interviennent que comme mĂ©diateurs dans la Lettre sur l'humanisme[89].

On reverra ces derniers, comme quatriĂšme partenaire, sous l'appellation de sacrĂ© ou d'immortels dans la confĂ©rence consacrĂ©e Ă  L'Origine de l'Ɠuvre d'art[90], accompagnant les hommes, le ciel et la terre, dans une configuration « quadripartite » de l'ĂȘtre qui devient, Ă  partir de ce moment, l'intuition fondamentale de Heidegger note Jean-François MattĂ©i[91]. L'expression quasiment intraduisible de Ereignis dĂ©veloppe, exprime cette nouvelle constellation de puissances, intimement liĂ©es et dĂ©pendantes les unes des autres. Dans le jeu tourmentĂ© de l Être qui se dĂ©ploie dans les BeitrĂ€ge, dans la « sextuple fugue » selon l'expression de Gerard Guest[92], le dieu, « comme sixiĂšme figuration de l'Ereignis »[93], devient indispensable Ă  l’équilibre du tout[N 38] - [N 39].

Pour Pascal David[94], il est plutÎt question ici de la dimension du divin (c'est-à-dire du sauf, de la plénitude, de l'indemne). « Heidegger a pu parler de la plénitude cachée de ce qui a été et qui, ainsi rassemblé est : du divin chez les Grecs, chez les prophÚtes juifs, dans la prédication de Jésus » en tant que ce divin accompagne nécessairement, créateurs et poÚtes dans l'installation et la configuration du monde sur terre et au ciel.

Sylvaine Gourdain[52], tire de sa lecture d'un (§ 256) de la (p. 416) :« le dernier dieu incarne la positivitĂ© la plus grande du « retrait » : il est le « commencement » qui se dĂ©robe toujours, et en cela mĂȘme, il indique la possibilitĂ© d'une ouverture au-delĂ  du contexte Ă©troit et Ă©triquĂ© de l'Ă©poque de l'illusoire gigantesque [...] il ne se range pas dans les cadres du mode de dĂ©voilement Ă  l'Ă©poque de la « Machenschaft » [...]. Le dernier dieu renvoyant Ă  l'infinitĂ© des possibilitĂ©s [...] montre que la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre est ouverture si radicale au possible qu'elle en devient quelque chose d'« impossible », pour reprendre le terme de Derrida [...] elle n'advient, qu'en crĂ©ant elle-mĂȘme sa possibilitĂ© ».

Les commentateurs des BeitrĂ€ge insistent diffĂ©remment, soit sur la fugacitĂ© du passage, sous le signe de la « passĂ©e », soit sous le signe apparemment plus classique du phĂ©nomĂšne de l'« attente » du dieu Ă  venir, de l'Ă©ternel « Ă  venir ». « L’attente du dieu se double de celle de l’ Être, qui doit attendre que l’homme soit prĂȘt Ă  effectuer le « saut » dans la vĂ©ritĂ© pour pouvoir la fonder »[50]. L’ambiguĂŻtĂ© de cette figure du « dernier dieu » qui ne dit rien quant Ă  son essence, contrairement Ă  celle de Nietzsche, autorise deux interprĂ©tations approximatives :

  1. Dans son interprétation des BeitrÀge l'expression de « dernier dieu », est transposée par Gérard Guest, dans l'expression tout aussi complexe de « la passée du dernier dieu » (Vorbeigang des letzen Gottes)[95], « dernier dieu » qui ne fait référence à aucun des dieux connus et certainement pas, comme il est précisé, au Dieu chrétien.
  2. L'interprétation de Pascal David dans sa contribution « le Dieu en fin ; Le Dieu enfin », à comprendre moins dans le sens d'un dieu attendu que dans celui d'un dieu qui nous attend[96].

Les dieux enfuis

Heidegger a dĂ©veloppĂ© la thĂ©ologie du « dernier dieu » Ă  partir du thĂšme de la fuite des anciens dieux, die entflohenen Götter, qu'il a puisĂ© dans l'Ɠuvre du poĂšte Hölderlin[N 40], dans une Ă©poque oĂč la plainte sur l'« absence » ou le retrait des dieux, qui prĂ©cĂšde ou accompagne on ne sait le retrait de l' Être, est devenue une plainte universelle, entraĂźnant de ce fait une rupture d'Ă©quilibre dans la simplicitĂ© du « Quadriparti » et sans doute l'entrĂ©e du Monde en nihilisme. « C'est justement cette « absence » des dieux (enfuis) qui, au-delĂ  de la mort nietzschĂ©enne de Dieu, conduit Ă  l'expĂ©rience du sacrĂ© [...]. Les dieux enfuis sont ainsi absence et prĂ©sence de leur absence ; ils prĂ©parent la nouvelle venue de Dieu, le « Dieu Ă  venir » » rĂ©sume Michel Dion[97]. Le problĂšme n'est plus le statut ontologique du dieu qui n'est plus ni crĂ©ateur, ni fondateur[14], mais le lieu et le comment de la possibilitĂ© de son sĂ©jour. On trouve dans la contribution de GĂŒnter Figal intitulĂ©e « L'oubli de Dieu » une importante analyse du rĂŽle philosophique attribuĂ©e par Heidegger Ă  ces « dieux enfuis ». « Vouloir rayer la thĂ©ologie de la pensĂ©e tardive de Heidegger reviendrait Ă  vouloir la dĂ©pouiller de son centre »[87].

L'Ă©vanescence du dieu

Sur l'identitĂ© du divin, Heidegger tient un discours relativement flou. TantĂŽt il dĂ©plore l'absence de Dieu, tantĂŽt il parle de « dieux enfuis ». L'Ă©vocation du singulier et du pluriel ne serait pas contradictoire car selon Heidegger (p. 437) : « parler des « dieux » ne veut pas dire [...] une multitude par opposition Ă  un seul, mais cela dĂ©signe l’indĂ©cision concernant l’ĂȘtre des dieux, le fait de ne pas savoir s’il s’agit de l’ĂȘtre d’Un seul ou de Plusieurs »[98]. D'autre part, dans cette mĂȘme page, Heidegger dĂ©nie explicitement l'ĂȘtre aux dieux, en fait comme le remarque Sylvaine Gourdain[99] « le dieu n’est ni Ă©tant, ni non-Ă©tant, mais on ne peut pas non plus l’assimiler Ă  l’ĂȘtre ». Sylvaine Gourdain rajoute Ă  ces difficultĂ©s, les problĂšmes dĂ©coulant de la multiplicitĂ© des termes utilisĂ©s faisant rĂ©fĂ©rence Ă  la notion de « divin » : das Göttliche, die Gottheit, die Göttlichkeit, etc. prĂ©sentent beaucoup de difficultĂ©s pour leur transposition en français[N 41].

Nécessité du dieu

« Heidegger attribue au dieu une fonction « dĂ©ictique » fondamentale, par laquelle celui-ci manifeste l’avĂšnement de l’ Être en sa vĂ©ritĂ©. La figure-signal du dieu consacre l’évĂ©nement de la configuration de l’Être en lui offrant « l’éclat de la dĂ©itĂ© » (der Glanz der Gottheit), c’est-Ă -dire le signe Ă©clatant, que, dans l’impuissance du don, elle ne pouvait se confĂ©rer Ă  elle-mĂȘme. Loin d’ĂȘtre un intrus inutile et superflu, la figure du dieu transfigure la configuration de l’Être » Ă©crit Sylvaine Gourdain[14].

Que le « dieu » soit indispensable au dĂ©ploiement de l'Être en sa vĂ©ritĂ© entraĂźne pour Heidegger trois consĂ©quences :

  1. Dieu et l'Être ne sont pas identiques mĂȘme si « l'expĂ©rience du dieu ne peut avoir lieu en dehors de la dimension de l'Être »[100].
  2. Dieu n'est plus ni le centre, ni le fondement, ni l'Ă©tant suprĂȘme. « La thĂ©ologie, comme « nomination de Dieu » n'est nullement sans prĂ©supposition [
], elle prĂ©suppose l'horizon de l' « indemne », de l'Ă©claircie Ă  partir de laquelle toutes choses peuvent seulement s'annoncer et apparaĂźtre » souligne Françoise Dastur[101].
  3. Ce dieu a un caractĂšre fugace car il possĂšde une dimension historiale (il dĂ©pend de l'histoire de l'Être et en ce sens souffre de son « oubli »), die Seinsverlassenheit.

Si bien que l'« attente » de ce dieu insaisissable, qui n'est pas encore lĂ , est la situation ordinaire de la figure divine dans la mesure oĂč l'« attente » est une autre forme de prĂ©sence Ă  laquelle le penseur accorde une trĂšs grande importance[N 42].

Le dieu fugace de la passée du dernier dieu

Constatant l'impuissance de l'Être Ă  retenir le dieu, Sylvaine Gourdain rapporte la rĂ©ponse que donne Heidegger dans les Hymnes d'Höderlin : « le passage est justement le propre de la prĂ©sence des dieux, l'Ă©vanescence d'un signe Ă  peine perceptible qui, Ă  l'instant infinitĂ©simal de son passage, peut offrir la somme de toutes les bĂ©atitudes et de toutes les Ă©pouvantes »[102]. Pour GĂ©rard Guest dans sa traduction et son commentaire du §7 des BeitrĂ€ge zur Philosophie, ces dieux qui ne sont plus lĂ , ou pas encore lĂ , nous se savons pas, en raison de leur Ă©loignement, s'ils nous fuient ou s'ils se rapprochent de nous et Ă  quelle vitesse[103], mais ce que Heidegger nous apprend c'est que leur absence est aussi une prĂ©sence et que c'est peut-ĂȘtre cela seul que nous devons espĂ©rer et cela seul qui constitue une parousie bien comprise. Les dieux passĂ©s sont passĂ©s, et nous n'avons que leur ombre ; d'autres dieux passent sans doute, mais, dans nos affairements, nous ne sommes pas en Ă©tat de les voir. Nietzsche s'interrogeait dĂ©jĂ  sur l'absence de nouveaux dieux depuis deux mille ans, peut-ĂȘtre simplement ne les distinguaient-ils pas. Pour Heidegger, c'est Ă  partir du sacrĂ©, du « sauf »[N 43] ou de l'indemne que le dieu peut, peut-ĂȘtre, ĂȘtre abordĂ©[N 44].

C'est cette incapacité que Heidegger qualifie de désarroi du délaissement, désarroi d'autant plus profond qu'il ne se sait pas désarroi.

Le dieu en fin, le dieu qui nous attend

Avec l'interprĂ©tation de Pascal David, la question se retourne : non pas comment saisir au passage le dernier dieu, mais comment nous laisser saisir en « sa maniĂšre Ă  lui de cligner et clignoter, de nous faire de l'Ɠil, de nous guigner et de nous faire signe »[104]. Il n'est pour l'homme, s'il le peut, que de dĂ©coller de sa subjectivitĂ©, se dĂ©tacher du sujet, et aussi de tout espoir de consolation[96].

Les dieux qui furent et qui n'ont plus cessĂ© d'ĂȘtre des dieux fuyants (Die Gewesenen) sont dĂ©finitivement remplacĂ©s par le « Tout Autre », la caresse de leur prĂ©sence durerait-elle encore. Le dernier dieu de Heidegger est le « Tout Autre et tout Autrement » .

Montée de l'homme chute du dieu

Ce dieu n'Ă©tant plus, ni celui de la thĂ©ologie dogmatique, ni celui de la « Causa sui » de la MĂ©taphysique, on doit s’interroger sur son mode de prĂ©sence et son rĂŽle dans la constellation quadripartite au sein de la structure mouvementĂ©e de l’Ereignis [55] - [N 45]. Finalement le dieu de Heidegger « n’est pas un dieu qui se rĂ©vĂšle, mais qui rĂ©vĂšle quelque chose d’extĂ©rieur Ă  lui qui doit ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©, l’Être »[99].

« Alors que le dieu est liĂ© Ă  l’Être par le besoin impĂ©rieux de ce qui seul engendre la possibilitĂ© de son Ă©piphanie et conditionne son existence, l’homme se comprend en une relation de rĂ©ciprocitĂ© essentielle avec l’Être, comme le montre cette phrase de Heidegger : L’Être a besoin de l’homme pour se dĂ©ployer, et l’homme appartient Ă  l’Être pour pouvoir accomplir sa dĂ©termination extĂ©rieure en tant qu’ĂȘtre-lĂ .[...] les relations entre homme et dieu ne sont pas simplement inversĂ©es par rapport Ă  la pensĂ©e traditionnelle [...] Le dieu se situe dans une relation de dĂ©pendance par rapport Ă  l'Être qu’il n’est pas, alors que l’homme est l’Être lui-mĂȘme en tant qu’« ĂȘtre-lĂ  » » Ă©crit Sylvaine Gourdain[50]. Si homme et Être sont insĂ©parables et co-originaires, le dieu n’est qu’une modalitĂ© possible mais non nĂ©cessaire de l’Être. Dans cette configuration ce qu'apporte le dieu qui y est invitĂ©, est ainsi dĂ©fini ; il confĂšre de par « son entrĂ©e dans la maison de l'Être l'Ă©clat qui lui manquait »[14].

La tonalité fondamentale

Il y a dans le concept de tonalitĂ© fondamentale l'idĂ©e d'une puissance souterraine, quelque chose comme une musique de fond, qui n'a rien Ă  voir avec un sentiment subjectif et fugace, puissance qui nous prĂ©cĂšde ne cesse de rĂ©sonner dans la dĂ©termination de l'ĂȘtre humain comme ĂȘtre-au-monde.

En tant qu'ĂȘtre-au-monde le Dasein est toujours accordĂ© Ă  une tonalitĂ© qui le traverse de part en part [...] donnant Ă  entendre la voix de l'ĂȘtre et donnant le ton Ă  une maniĂšre d'ĂȘtre[105] - [N 46].

Ce concept de tonalitĂ© fondamentale (Grundstimmung ) est Ă  comprendre au sens fort comme une tonalitĂ© qui fonde. « Les tonalitĂ©s sont l'Ă©lĂ©ment de puissance qui traverse et englobe tout, ils s'abattent d'un mĂȘme coup sur nous et sur les choses » Ă©crit Heidegger citĂ© par Paul Slama[106].« La Grundstimmung originaire, fondatrice, l'est du rapport Ă  l'Ă©tant en totalitĂ© [...] elle est condition de possibilitĂ© [...], elle est ouvrante »[107]. « La tonalitĂ© qui ouvre co-originalement un monde et l'Ă©tant que nous sommes Ă  nous-mĂȘmes rend possible la rencontre de ce monde »[108] - [N 47]. Conceptuellement, la tonalitĂ© fondamentale est « antĂ©rieure Ă  la division qui oppose le sujet et l'objet, une tonalitĂ© fondamentale ouvre d'emblĂ©e le monde en son entier et le domaine Ă  l'intĂ©rieur duquel se distinguera le subjectif de l'objectif », Ă©crit Florence Nicolas[105].

« Le premier commencement de la philosophie et l'« autre commencement » sont caractĂ©risĂ©s par des tonalitĂ©s, des Grundstimmung, contraires », remarque Nikola Mirkovic [108]. Si l'Ă©tonnement et l'Ă©merveillement furent les tonalitĂ©s fondamentales ayant portĂ© la toute jeune philosophie grecque, la philosophie finissante ayant de nos jours Ă©puisĂ© les possibilitĂ©s dont elle Ă©tait porteuse a dĂ©sormais Ă  affronter l'« ennui » et l'« effroi ». À la question de savoir quelle « tonalitĂ© fondamentale » permettrait de favoriser le passage Ă  un autre commencement, les BeitrĂ€ge rĂ©pondent d'une « maniĂšre balancĂ©e, comment entre les tonalitĂ©s directrices que sont l'« effroi » et la « pudeur » peut poindre la tonalitĂ© fondamentale de la retenue, une retenue approchant le secret que demeure pour nous, par delĂ  toute ontologie, l'Ereignis »[109]. « La « retenue » est le style de la pensĂ©e en transition vers l'autre commencement »[110]. DĂ©finie (p. 53 de la traduction, comme fondement du Souci), la retenue n'en est pas pour autant un fondement plus profond du Dasein[111] - [N 48].

« Heidegger insiste sur le fait que la tonalitĂ© fondamentale de la pensĂ©e Ă  venir ne peut ĂȘtre dĂ©signĂ©e par un seul terme et qu'elle renvoie Ă  une multiplicitĂ© de tonalitĂ©s [...] la retenue n'est elle-mĂȘme que le milieu de deux autres Stimmungen qui sont l'effroi et la pudeur [...] qui correspond Ă  la nĂ©cessitĂ© de taire l'ĂȘtre et de le laisser se dĂ©ployer comme Ereignis »[112].

La fissuration de l'Être

DĂšs le (§.3) apparaĂźt, dans la pensĂ©e des BeitrĂ€ge, la notion obscure mais essentielle de « fissuration de l'Être », la ZerklĂŒftung des Seyns ou selon la traduction de François FĂ©dier et de Jean-François MattĂ©i (d'Ă©cartĂšlement). « La fissuration de l'Être est une donnĂ©e incontournable pour la pensĂ©e de l'« autre commencement » »[113]. Le saut dans l'Être (dans l'autre commencement « fait surgir l'abĂźme de la fissuration »)[N 49]. À la suite d'Hölderlin l'Ă©preuve de la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre fait dĂ©couvrir Ă  Heidegger, au-delĂ  de l'horizon mĂ©taphysique, une premiĂšre tĂ©trade : les quatre puissances originaires de la terre et du ciel, des divins et des mortels. Jean-François MattĂ©i[114] rapproche cette tĂ©trade de celle dĂ©couverte par Heidegger dans son sĂ©minaire sur Aristote, correspondant Ă  quatre nouvelles dĂ©terminations mĂ©taphysiques rapportĂ©es non plus Ă  l'Être mais Ă  la « Nature » Ă  savoir : devoir-ĂȘtre, ĂȘtre et devenir, ĂȘtre et apparence, ĂȘtre et penser. On peut voir une correspondance entre les deux tĂ©trades : le devoir avec le ciel, l'apparence ou l'art avec les dieux, le devenir et l'histoire des hommes, la pensĂ©e et la terre, ce qui autoriserait Ă  conclure « la quadrature de l'Ă©tant prend naissance dans l'Ă©cartĂšlement de l'Être ».

Claudia Serban[115] rĂ©sume : « La pensĂ©e de la fissuration se tient entre deux pĂŽles de tensions, d'un cĂŽtĂ©, le partage traditionnel des modalitĂ©s de l'ĂȘtre, et de l'autre le saut dans l'Être comme Ă©vĂ©nement Ereignis ». À ces deux dimensions, Heidegger en ajoute une troisiĂšme « le besoin du dieu »[116].

Par ailleurs, Claudia Serban[117] nous invite Ă  ne pas confondre les jalons de la fissuration avec les dĂ©terminations ontiques ou catĂ©goriales de l'Ă©tant (possibilitĂ©, effectivitĂ© et nĂ©cessitĂ©) (fragments 156-159)[N 50], il s'agit de la penser « en amont de la dĂ©termination de l'Être comme Ousia pour autant qu'elle correspond Ă  l'expĂ©rience de l'Être sur le mode du refus, et non pas comme substance ou prĂ©sence subsistante ».

Pour Jean-François MattĂ©i[118], la premiĂšre des fissurations est « la scission originaire, qui, par sa connexion intime et sa discession originaire, porte l'histoire, c'est-Ă -dire, la distinction de l'ĂȘtre et de l'Ă©tant ».

Le caractÚre ésotérique des BeitrÀge

Le qualificatif de « pensĂ©e Ă©sotĂ©rique » a Ă©tĂ© avancĂ© par plusieurs auteurs dont le français Christian Sommer et les allemands Peter Trawny et Matthias Flatscher tous trois contributeurs au livre collectif consacrĂ© Ă  la lecture des BeitrĂ€ge[119]. Jusqu'Ă  leur publication en 1989, la situation des traitĂ©s impubliĂ©s conforte cette idĂ©e d'une double nature de la pensĂ©e du philosophe : un enseignement public de cours et confĂ©rences qui correspondrait Ă  l'exotĂ©rique et une partie retenue ou cachĂ©e, les « traitĂ©s impubliĂ©s », qui serait (l'Adyton selon l'expression de Peter Trawny[120]), la partie cachĂ©e, le noyau de l'Ɠuvre[N 51].

Le livre est dominé par l'idée de « passage », passage d'une pensée métaphysique dite du premier commencement à une pensée autre, un autre commencement possible. « Heidegger comprend sa pensée à partir du passage et de la préparation [...] Ce penser du « passage » ne constitue pas le point final, mais doit préparer le terrain à l'autre commencement [...] On ne doit pas considérer comme problématique le fait que Heidegger ne puisse pas esquisser parfaitement en quoi consiste l'à-venir ». Toutefois Le « passage » qui comporte un certain type de confrontation avec l'histoire est réservé explicitement à des « élus », résume Matthias Flatscher[121] - [N 52].

Polémiques de traduction

La traduction française des BeitrĂ€ge chez Gallimard, que l'on doit Ă  François FĂ©dier, fait polĂ©mique[N 53]. Pour certains, elle est dĂ©sastreuse (Michel Cluot[122]; voir aussi la recension et le jugement critique d’Étienne Pinat[6]) ainsi que pour Christian Sommer[123]. Pour d'autres elle est admirable : « FĂ©dier dĂ©ploie son talent de traducteur inspirĂ© des vieux poĂštes français ». Car « qui a dit que lire Heidegger devait ĂȘtre facile ? »[124]. La controverse dĂ©bute dĂšs le titre qui substitue aux termes littĂ©raux de « Contribution » et d'« ÉvĂ©nement », que l'on trouve dans la version anglaise, les termes contestĂ©s d' « Apports » et d'« Avenance ». Pascal David[125] donne, Ă  propos du titre, une dĂ©finition de la philosophie selon Heidegger qui conforte la traduction de François FĂ©dier : « La philosophie porte sur ce qui vient Ă  elle sans venir d'elle, elle porte sur ce qui jusqu'Ă  elle s'apporte, pour autant qu'elle sait s'y montrer rĂ©ceptive. Cet apport Ă  la philosophie vient de l'ĂȘtre [...]. De l'ĂȘtre qui dans Être et Temps Ă©tait toujours l'ĂȘtre de l'Ă©tant, le questionnement se porte dĂšs lors sur la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre, sur l'ĂȘtre lui-mĂȘme ».

Notes et références

  1. article Apports Ă  la philosophie Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 92
  2. Christian Sommer 2017, p. 14
  3. Gérard Guest avril 2008, vidéo 10, lire en ligne.
  4. Gerard Guest 2005, p. 15
  5. Françoise Dastur 2017, p. 145
  6. Etienne Pinat 2015|
  7. Françoise Dastur 2011, p. 207-226
  8. Alexander Schnell 2017, p. 160-161
  9. GĂ©rard Guest et 2005 lire en ligne, p. 11
  10. Françoise Dastur 2017, p. 141
  11. Françoise Dastur 2017, p. 147
  12. article Avenance Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 143
  13. article Avenance Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 145-146
  14. Sylvaine Gourdain 2010, p. 92
  15. MarlĂšne Zarader 1990, p. 249
  16. article ÉvĂ©nement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 464
  17. GĂ©rard Guest et 2005 lire en ligne, p. 21
  18. Françoise Dastur et 200 p49-50
  19. article Autre commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 136-137
  20. Guillaume Fagniez 2017, p. 88
  21. John Sallis 2017, p. 63
  22. Sylvaine Gourdain 2010, p. 89-90
  23. Gerard Guest 2005, p. 16
  24. Franco Volpi 2010, p. 37
  25. Gérard Guest avril 2008, vidéo 11, lire en ligne.
  26. Heidegger 2006, p. 18
  27. Gérard Guest mai 2008, vidéo 2, lire en ligne.
  28. Jean-François Courtine 2014, p. 2-3
  29. Guillaume Faniez 2017, p. 100
  30. Christian Sommer 2017, p. 11
  31. Gérard Guest mai 2008, vidéo 11, lire en ligne.
  32. Françoise Dastur 2017, p. 150
  33. Martin Heidegger 2017, p. 98
  34. Sylvaine Gourdain 2010, p. 90 lire en ligne
  35. Questions IetII, Qu'est-ce que la métaphysique?, p. 66
  36. Gérard Guest mai 2008, vidéo 8, lire en ligne.
  37. Brito 1997, p. 353
  38. article Critique de la raison pure Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 286
  39. Françoise Dastur 2017, p. 155
  40. Françoise Dastur 2011, p. 66
  41. article Dasein Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 304
  42. Gérard Guest mai 2008, vidéo 7, lire en ligne.
  43. Alexander Schnell 2017, p. 171-172
  44. Franco Volpi 2010, p. 139
  45. Comparer l’experience insigne d’un Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943)
  46. Gérard Guest mai 2008, vidéo 8, lire en ligne
  47. Gerard Guest 05/2008 vidéo 9 écouter en ligne
  48. Gérard Guest mai 2008, vidéo 9, lire en ligne.
  49. Sylvaine Gourdain 2017, p. 192
  50. Sylvaine Gourdain 2010, p. 91
  51. Sylvaine Gourdain 2017, p. 193
  52. Sylvaine Gourdain 2017, p. 194-195
  53. Gerard Guest 2005, p. 6
  54. Alphonse de Waelhens 1954, p. 111sq
  55. Gérard Guest juin 2008, vidéo 1, lire en ligne.
  56. Sylvaine Gourdain 2017, p. 184
  57. Sylvaine Gourdain 2017, p. 181
  58. Geard Guest et 2005 lire en ligne, p. 10
  59. Geard Guest et 2005 lire en ligne, p. 18
  60. article Kehre Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 720
  61. article Auto-interprétation Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 135
  62. Gérard Guest mai 2008, vidéo 5, lire en ligne.
  63. MarlĂšne Zarader 1990, p. 255
  64. article Art Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 113
  65. Gérard Guest juin 2008, vidéo 2, lire en ligne.
  66. Heidegger le danger en l'ĂȘtre, p. 11
  67. Thierry Gontier 2005, p. 17
  68. article Dasein Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 304
  69. Françoise Dastur 2011, p. 54-55
  70. Sylvaine Gourdain 2017, p. 190
  71. Françoise Dastur 2011, p. 62
  72. Michel Haar 2002, p. 13
  73. Lazlo Tengelyi 2017, p. 125
  74. Matthias Flatscher 2017, p. 41
  75. Matthias Flatscher 2017, p. 42
  76. Jean-François Courtine 2014, p. 5
  77. article Machenschaft Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 793
  78. article Machenschaft Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 792
  79. Courtine rĂ©sumĂ© ConfĂ©rence Heidegger, l’art, la technique, p. 2
  80. article Machenschaft Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 804
  81. Pinat 2015, p. 5
  82. Nikola Mirkovic 2017, p. 219
  83. article Autre Commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 138-139
  84. Martin Heidegger 2013, p. 215
  85. article Autre Commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 139
  86. article Autre Commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 137
  87. GĂŒnter Figal 2017, p. 273
  88. Jean-François Mattéi 2001, p. 190
  89. Heidegger 1970, p. 99
  90. . L'Origine de l'Ɠuvre d'art dans les chemins qui ne mùnent nulle part
  91. Jean-François MattĂ©i 2001, p. ch4-l'Ă©cartĂšlement de l' Être
  92. Gérard Guest mai 2008, vidéo 10, lire en ligne.
  93. Sylvaine Gourdain 2010, p. 89
  94. Pascal David 2006
  95. Gérard Guest juin 2008, vidéos 5 à 15, lire en ligne.
  96. Pascal David 2006, p. 156
  97. Michel Dion 2001, p. 184 lire en ligne
  98. Sylvaine Gourdain 2010, p. 94
  99. Sylvaine Gourdain 2010, p. 96
  100. Françoise Dastur 2011, p. 152
  101. Françoise Dastur 2011, p. 151
  102. Sylvaine Gourdain 2010, p. 93
  103. Gérard Guest juin 2008, vidéo 8, lire en ligne.
  104. Pascal David 2006, p. 155
  105. article Tonalités fondamentales Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 1311
  106. Paul Slama 2017, p. 242
  107. Paul Slama 2017, p. 243
  108. Nikola Mirkovic 2017, p. 216
  109. article Tonalités fondamentales Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 1312
  110. Nikola Mirkovic 2017, p. 220
  111. Tobias Keiling 2017, p. 198
  112. Françoise Dastur 2017, p. 157
  113. Claudia Serban 2017, p. 255
  114. Jean-François Mattéi 2001, p. 193-198
  115. Claudia Serban 2017, p. 262
  116. Claudia Serban 2017, p. 264
  117. Claudia Serban 2017, p. 259
  118. Jean-François Mattéi 2001, p. 78
  119. Lire les Beitrage zur Philosophie de Heidegger 2017
  120. Peter Trawny 2017, p. 25
  121. Matthias Flatscher 2017, p. 51-52
  122. Michel Cluot 2014
  123. Christian Sommer 2014
  124. Nicolas Plagne: Face Ă  l'urgence : les Essais de Heidegger
  125. article Être Dictionnaire des concepts philosophiques, p. 439

Notes

  1. Il a pu ĂȘtre considĂ©rĂ© par certains tel PĂŽggeler, comme l'Ɠuvre maĂźtresse de Heidegger Ă©crit Jean Grondin-Jean Grondin 1987, p. 21
  2. On trouve dans ces traitĂ©s, outreBeitrĂ€ge zur philosophie trois autres textes : Besinnung MĂ©ditation du sens, Die geschiste des Seyns L'Histoire de l'Être et Metaphysic und Nihilismus MĂ©taphysique et Nihilisme, ces trois ouvrages ont Ă©tĂ© publiĂ©s Ă  la suite par le mĂȘme Ă©diteur, d'autres ouvrages devraient suivre
  3. Dans ses cours publics Heidegger n'a jamais divulgué ses recherches secrÚtesChristian Sommer 2017, p. 14
  4. « Il s'agit dans cette Ɠuvre, d'une compilation d'aphorismes ou de morceaux de textes plus longs dans lesquels une Ă©vidence se fait jour : l'auteur veut clarifier son propre rapport Ă  la philosophie »-Nikola Mirkovic 2017, p. 216
  5. Jean Sallis note que dans l'incipit de l'ouvrage, Heidegger dit renoncer explicitement Ă  rĂ©aliser une Ɠuvre dans le style de ce qui a eu lieu jusqu'Ă  prĂ©sent-Jean Sallis 2017, p. 61
  6. C'est pourquoi il est question d'exposer les principales articulations en lieu et place d'un plan
  7. « La Wesung est le dĂ©ploiement de l’Être. Il est essentiel de le comprendre, car la formule de Heidegger nous dit que l’Être se dĂ©ploie comme Ereignis. C’est qu’en effet l’Être n’est pas un Ă©tant qui pourrait ĂȘtre d’abord pour se dĂ©ployer ensuite. L’Être ne se tient pas derriĂšre son dĂ©ploiement, il n’est rien d’autre que son propre dĂ©ploiement, et il se dĂ©ploie comme Ereignis, en cela que son dĂ©ploiement est l’évĂ©nement d’ouverture de l’éclaircie (la Lichtung) Ă  l’homme, Ă©vĂ©nement qui ainsi le requiert et l’approprie, l’accorde Ă  l’Être »Etienne Pinat 2015
  8. Hadrien-France-Lanord confirme cette apprĂ©ciation :« Dans les ouvrages rĂ©digĂ©s entre 1936 et 1944 [...] le mot Ereignis apparaĂźt sans cesse et sous toutes ses formes, Ă  tel point que le sous-titre des Beitrage Ă  savoir : Vom Ereignis est en rĂ©alitĂ© selon Heidegger le vĂ©ritable titre pour l'Ɠuvre qui ne peut ĂȘtre ici que prĂ©parĂ©e »
  9. Il s'agit de « penser leur co-appartenance [...]c'est-Ă -dire comme entre-appartenance; non plus comme l'unitĂ© d'une diversitĂ© mais comme appartenance au MĂȘme Ă  partir duquel se distinguent les termes du rapport »-Françoise Dastur 2017, p. 147
  10. « Heidegger cherche Ă  exprimer une pensĂ©e du Seyn qui n'est plus tributaire du cadre de la philosophie de la reprĂ©sentation [...] l' Ereignis exprime le phĂ©nomĂšne d'une appropriation. Appropriation de quoi ? [...] que l'ĂȘtre soit ce qui confĂšre son sens et son fondement Ă  l'Ă©tant, mais encore que l'Ă©tant porte l'ĂȘtre et en rende compte [...] l'Ereignis nomme l"appropriation de ce Ă©tat de choses par le Da-sein, appropriation qui ne concerne plus seulement sa comprĂ©hension [...] mais la maniĂšre de se tenir dans l'essence [...] autrement dit, la façon dont concrĂštement le Dasein fonde la vĂ©ritĂ© du Seyn »Alexander Schnell 2017, p. 162
  11. Alexander Schnell résume « Ereignis dit à la fois événement (dans le double sens de ce qui survient de façon inopinée du dehors et de ce qui est en train de se passer) et appropriation »Alexander Schnell 2017, p. 160note2
  12. « Ce dont il s'agit essentiellement pour la pensĂ©e de l' Ereignis c'est de prendre conscience pour l'« ĂȘtre humain » de sa prĂ©caire demeure et de son mode d'habitation dans l' Être » Ă©crit Gerard Guestarticle ÉvĂ©nement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 464
  13. « alors que dans la connaissance philosophique rien ne reste inchangĂ©, tout se dĂ©place et se transforme en mĂȘme temps. [...] La mise en mouvement de l'entiĂšretĂ© du rapport de l'homme Ă  la vĂ©ritĂ© ne peut plus ĂȘtre compris que comme un rapport d'accomplissement et non plus comme une simple reprĂ©sentation dĂ©monstrative »-Françoise Dastur 2017, p. 147
  14. « Si la tonalité fondamentale du premier commencement était l'étonnement, celle du commencement à venir est la retenue »-Tobias Keiling 2017, p. 205
  15. « Heidegger oppose Ă  l'Ă©tonnement du premier commencement de la philosophie par les Grecs l'effroi de l'autre commencement. L'effroi serait le retour face Ă  ceci que l'Ă©tant est et que l'Être a quittĂ© tout Ă©tant, s'est retirĂ© de lui »Nikola Mirkovic 2017, p. 219-220
  16. « Ce qui est requis c'est que l'on joue une sorte de disjonction du langage, que l'on repousse le langage existant hors de ses gonds, le porte à dire ce qu'il ne pourrait dire autrement »-John Sallis 2017, p. 64
  17. « La pensĂ©e heideggerienne est un cheminement tĂątonnant [...] sa progression ne la fait pas accoucher d'une Ɠuvre, puisque son Ɠuvre est sa progression mĂȘme [...] Les Beitrage ne consistent pas Ă  discuter d'un sujet pour se l'approprier mais, tout au contraire Ă  le laisser s'emparer de soi, Ă  le laisser l'emporter sur soi pour s'y assujettir »-Christophe Perrin 2017, p. 77-78
  18. c'est à cette deuxiÚme fugue que se rapttachent les textes, Hegel et son concept de l'expérience, Le mot de Nietzsche Dieu est mort, Pourquoi les poÚtes ? des Chemins qui ne mÚnent nulle partChristian Sommer 2017, p. 11
  19. « Dans les Beitrage, Heidegger n'identifie plus le Dasein à l'homme, mais il évoque le Da-sein comme la situation du Da, au milieu d'un monde, dans laquelle l'homme se trouve déjà plongé, mais qu'il a à s'approprier comme telle » Sylvaine Gourdain 2017, p. 185 note
  20. « À la garde de l'ĂȘtre, correspond le berger (der Hirtt des Seins), qui a si peu Ă  faire avec une idyllique bergerie et une mystique de la nature qu'il ne peut devenir berger de l'ĂȘtre qu'en demeurant celui qui fait face au nĂ©ant » rapporte Didier Franck-Franck 2004, p. 23
  21. Dans le langage du penseur Sylvaine Gourdain parle d' Ă©vĂ©nement appropriant apparaissant avec « la cinquiĂšme figuration, sous les traits des « futurs » (die ZukĂŒnftigen) : ces chercheurs de l’ĂȘtre sont chargĂ©s non seulement de trouver la vĂ©ritĂ© de leur ĂȘtre, mais aussi – et c’est lĂ  que le mystĂšre s’épaissit – de prĂ©parer l’arrivĂ©e du « dernier dieu », « le tout autre contre les ayant-Ă©tĂ©s, surtout contre le dieu chrĂ©tien » »Sylvaine Gourdain 2010, p. 90
  22. L'impossible qui est visĂ© ici n'a strictement rien Ă  voir avec les possibilitĂ©s sans fin du monde de la technique. À proprement parler l'impossible qui contrarie l'apparente puissance technologique de l'homme, n'est pas pensable dans la Machenschaft, l'ouverture radicale de l'« autre commencement », crĂ©e elle-mĂȘme sa propre possibilitĂ© Sylvaine Gourdain 2017, p. 195
  23. « Le « dernier dieu » qui renvoie à l'infinité des possibilités pour l'Ereignis de s'approprier est le signe du tremblement permanent du sens qu'est la vérité comme telle »Sylvaine Gourdain 2017, p. 194
  24. Françoise Dastur qui parle de contrebalancement Ă©crit : « Ce qu'il s'agit de penser, c'est le Wesen le dĂ©ploiement de l'ĂȘtre de l'Être et non plus l'ĂȘtre au sens mĂ©taphysique »Françoise Dastur 2017, p. 156
  25. « Le Seyn requiert le Da-sein pour pouvoir se dĂ©ployer dans son essence; et le Dasein appartient nĂ©cessairement au Seyn parce que ce n'est que de cette façon qu'il peut lui-mĂȘme ĂȘtre »-Alexander Schnell 2017, p. 171
  26. « L'Ereignis est un mouvement historial qui nous dĂ©passe, et sur lequel nous n'avons aucune prise, et pourtant l'Ereignis ne s'approprie ni ne se dĂ©sappoprie jamais sans nous [...] Jamais nous ne pouvons nous extraire du monde au sein duquel nous sommes jetĂ©s, [...] Existant dans le monde, l'homme doit en mĂȘme temps prĂ©server la « terre » comme le rĂ©sidu qui rĂ©siste Ă  cette configuration, comme ce qui ne se plie pas Ă  l'ordonnancement dans un rĂ©seau designificativitĂ© quirisque toujours de s'uniformiser »Sylvaine Gourdain 2017, p. 191
  27. « L'essence historiale ne consiste pas en un ordre chronologique mais, au contraire, en une signification englobante d'événements lesquels lient le passé au futur »Nikola Mirkovic 2017, p. 222
  28. « L'« historialitĂ© » dĂ©signe le fait que l'insertion du Dasein, dans une histoire collective appartient Ă  son ĂȘtre mĂȘme et le dĂ©finit » Ă©crit MarlĂšne Zarader-MarlĂšne Zarader 2012, p. 73
  29. « Cet ĂȘtre (la patrie), instituĂ© par la poĂ©sie, articulĂ© par la pensĂ©e et installĂ© dans le savoir et enracinĂ© dans l'activitĂ© du fondateur d'Etat de la terre et dans l'espace historial. La patrie scĂ©llĂ©e dans le secret et ce conformĂ©ment Ă  son essence et pour toujours [...] La patrie est l'ĂȘtre mĂȘme qui porte et ajointe fondamentalement l'histoire Ă©vĂ©nementielle d'un peuple comme existant [...] La patrie prend un sens « historial » »-Christian Sommer 2017, p. 19
  30. « La conception heideggerienne de la philosophie consisterait en un rejet radical de la conception Ă©tablie et inchangeable de la raison et une prise en considĂ©ration de l'historicitĂ© intrinsĂšque de la comprĂ©hension de l' Être et du Soi »-Matthias Flatscher 2017, p. 43
  31. Tous les affects recensĂ©s Ă  propos du dĂ©senchantement du monde, la dĂ©tresse, le dĂ©racinement, la dĂ©sacralisation, sont, selon Heidegger, autant de signes du dĂ©laissement de l'Être et la manifestation de la Machenschaft, auxquels on peut rajouter le goĂ»t du gigantisme, l'extension de la calculabilitĂ© Ă  tout l'Ă©tant, y compris la gestion du parc humain, qui va devenir ici, pour la premiĂšre fois, un thĂšme fondamental qui fondera dorĂ©navant toute sa critique de la modernitĂ©, de la technique, de l'affairement et de la dictature de la « faisabilitĂ© », par laquelle il faut notamment comprendre que tout ce qui peut ĂȘtre techniquement rĂ©alisĂ© sera fait quel qu'en soit le coĂ»t pour l'humanitĂ© de l'homme. « L’homme arraisonnĂ© par le Dispositif a affaire dĂ©sormais Ă  des choses qu’il a toujours dĂ©jĂ  prises en vue comme fonds ou stock disponible (en allemand, BestĂ€nde) » Ă©crit Courtine rĂ©sumĂ© ConfĂ©rence Heidegger, l’art, la technique, p. 2
  32. « Le premier et l'autre commencement forment un unique Ă©vĂ©nement dans la mesure oĂč ils appartiennent Ă  l'« Ă©vĂ©nement » ( Ereignis) que Heidegger considĂšre comme l'essence historiale de l'Être »Nikola Mirkovic 2017, p. 22
  33. « Le premier commencement s'est retiré à mesure que se déployait le monde grec »article Autre commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 140
  34. « Si la pensĂ©e occidentale peut dĂšs Ă  prĂ©sent s'engager dans le passage vers l' « autre commencement », c'est bien parce que cet autre commencement, mĂȘme s'il n'est que pressenti demeure toujours d'avance dans le jeu de son avenance »-article Autre commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 136-137
  35. « Le temps des systĂšmes est derriĂšre nous. Celui de l'Ă©dification d'une configuration essentielle oĂč l'Ă©tant se dĂ©ploierait Ă  partir de la « vĂ©ritĂ© de l' Être » n'est pas encore venu (p.5) »article Autre commencement Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 136-137
  36. « La phrase qui a été reçue, en son temps, avec beaucoup de surprise : seulement un dieu peut encore nous sauver renvoie directement aux BeitrÀge, comme le montrent clairement les explications données par Heidegger dans l'interview du Spiegel »
  37. « Avec ce premier cours sur Hölderlin [...] la pensĂ©e est ravagĂ©e par un vĂ©ritable tremblement de terre, et de ciel, qui la confronte Ă  un nouveau paysage. ce n'est plus dĂ©sormais l'horizon de l'Ă©tant das Seiende, mais la hauteur de l' Être das Seyn qui provoque d'un coup l'Ă©tonnement du penseur [...] devant l'insistante prĂ©sence des choses, vibrantes encore des puissances de l'origine »-Jean-François MattĂ©i 2001, p. 190
  38. C'est dans la conférence Das Ding que Heidegger donnera l'illustration la plus frappante de cette intime collaboration
  39. « La figure du « dieu Ă  venir » permet d’éviter que la pensĂ©e de l’ĂȘtre ne dĂ©bouche que sur du vide, que ce soit le vide du nĂ©ant inhĂ©rent Ă  la finitude de l’ĂȘtre, ou le vide de l’erreur mĂ©taphysique. Elle constitue le plein positif qui vient combler l’ouverture Ă  un futur indĂ©terminĂ©, sans pour autant dĂ©finir et caractĂ©riser outre mesure ce qui doit demeurer inconnu. « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit » , Ă©crit Heidegger, citant Angelus Silesius. On ne sait pas pourquoi la rose fleurit, mais elle fleurit. On ne sait pas au fond pourquoi, ou plutĂŽt pour quoi le dieu doit venir, mais il est Ă  venir »-Sylvaine Gourdain 2010, p. 101
  40. « Heidegger a dĂ©veloppĂ© ce motif de la fuite des anciens dieux pour la premiĂšre fois dans les cours sur Hölderlin de l'hiver 1934-1935 et le reprend sous forme de leitmotiv dans les Beitrage »-GĂŒnter Figal 2017, p. 275
  41. « Si das Göttliche correspond en français au mot « divin », les termes Gottheit et Göttlichkeit peuvent prĂ©senter davantage de difficultĂ©s de traduction. Göttlichkeit Ă©tant formĂ© Ă  partir de l’adjectif göttlich, nous le traduisons par « divinitĂ© » (divin-itĂ©). Göttlich-keit doit ĂȘtre envisagĂ© comme Göttlich-sein, l’ « ĂȘtre-divin », et nous avons rĂ©servĂ© le terme « dĂ©itĂ© » Ă  Gottheit, au sens de Gott-sein, l’ « ĂȘtre-dieu ». Le « divin » dĂ©signe manifestement le dĂ©ploiement du dieu dans la dimension de la « dĂ©itĂ© » tout comme l’ « ek-sistence » est le dĂ©ploiement de l’homme »-Sylvaine Gourdain 2010, p. 94
  42. « Seul un dieu peut encore nous sauver » Entretien de Martin Heidegger avec le Spiegel, tenu le 23/09/1966, publié le 31/05/1976
  43. « Sauf » a non seulement le sens de sain et d'entier mais aussi de ce qui rend entier-François Fédier 2017, p. 599
  44. « Ce n'est qu'Ă  partir de la vĂ©ritĂ© de l' Être que se laisse penser l'essence du sacrĂ©. Ce n'est qu'Ă  partir de l'essence du sacrĂ© qu'est Ă  penser l'essence de la divinitĂ©. Ce n'est que dans la lumiĂšre de l'essence de la divinitĂ© que peut ĂȘtre pensĂ© et dit ce que doit nommer, le mot, « Dieu » »-Heidegger 1970, p. 135
  45. « L’ Être n’a d’autre fondement que l’abysse qu’il est lui-mĂȘme. Quant au dieu, il s’articule Ă  l’ Être au mĂȘme titre que les cinq autres modalitĂ©s de l’ « Ă©vĂ©nement appropriant ». En cela, il se trouve dans une situation d’impuissance complĂšte : si l’ Être ne se fonde pas lui-mĂȘme en sa vĂ©ritĂ©, le dieu n’a aucune chance d’apparaĂźtre »-Sylvaine Gourdain 2010, p. 90
  46. « Parmi toutes les maniĂšres humaines de s'accorder au diapason du monde, Heidegger s'attache Ă  distinguer des tonalitĂ©s de fond, comme par exemple la joie, l'ennui, l'angoisse, l'Ă©tonnement, l'effroi, ou la retenue [...] ces tonalitĂ© nous permettent d'ĂȘtre accordĂ©s de fond en comble »-article Stimmung Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 1260
  47. « Dans Être et Temps, c'est l'angoisse qui ouvre au Dasein la possibilitĂ© d'ĂȘtre soi-mĂȘme et ouvert au monde ». « La tonalitĂ© ouvre co-originalement un monde et l'Ă©tant que nous sommes Ă  nous-mĂȘmes en rendant possible la rencontre de ce monde. Dans Être et Temps, c'est l'angoisse qui ouvre au Dasein la possibilitĂ© d'ĂȘtre soi-mĂȘme et ouvert au monde. »Nikola Mirkovic 2017, p. 216
  48. Ce dont il est question avec la retenue c'est « d'une transformation de ce que peut bien signifier, pour un ĂȘtre, exister, possĂ©der un fondement »Tobias Keiling 2017, p. 199
  49. L'usage de l'expression « autre commencement », vise Ă  accentuer son altĂ©ritĂ© par rapport Ă  un premier commencement. Il s'agit par-dessus l'histoire de la mĂ©taphysique, de reprendre source directement Ă  l'origine, Ă  l'Ă©coute de la dynamique cachĂ©e de l'histoire de l'Être. Il s'agit, de se retourner pour retrouver Ă  travers la « RĂ©pĂ©tition », le point inaugural d'un autre chemin possible de la pensĂ©e, d'un autre « commencement » . Martina Roesner Ă©crit « Le premier commencement qu'est la mĂ©taphysique n'est pas une « cause », qui Ă  un moment donnĂ© de l'histoire, aurait l'autre commencement de la pensĂ©e pour « effet », elle est une origine Ursprung qui demande Ă  devenir plus « originaire » »-Martina Roesner 2007, p. 100-101.
  50. « Les modalitĂ©s sont des modalitĂ©s de l'Ă©tant (de l'Ă©tantitĂ©) et ne disent absolument rien encore de la fissuration de l'Être lui-mĂȘme »Claudia Serban 2017, p. 259
  51. . Comme le constate Christian Sommer, avec leur publication il apparaßt que les « Beitrage permettent de déchiffrer le second Heidegger, à savoir non seulement les cours de Fribourg des années 1930-1940, mais aussi tous les textes aprÚs 1945 dont les configurations thématiques s'organisent autour de l'Ereignis »-Christian Sommer 2017, p. 13
  52. « la pensĂ©e authentique de l'histoire ne sera connaissable que pour le petit nombre, et ce petit nombre, seuls quelques rares ĂȘtres sauveront le savoir historial Ă  travers l'embrouillamini gĂ©nĂ©ral de la doxa historique, pour ĂȘtre prĂȘts Ă  dĂ©cider, comme cela sied Ă  une gĂ©nĂ©ration d'avenir » Ă©crit Heidegger traduit et citĂ© par Matthias Flatscher 2017, p. 52
  53. Le traducteur avait lui-mĂȘme prĂ©venu : «  II ne faut pas trop craindre de n'ĂȘtre pas compris : l'essentiel est d'avoir tout fait, rigoureusement et loyalement, pour ĂȘtre comprĂ©hensible ». F.FĂ©dier: Comment je traduis Ereignis

Liens externes

Articles connexes

Bibliographie

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  • MarlĂšne Zarader, Lire Être et Temps de Heidegger, Paris, J. Vrin, coll. « Histoire de la philosophie », , 428 p. (ISBN 978-2-7116-2451-5).
  • Martina Roesner, « Hors du questionnement, point de philosophie : Sur les multiples facette de la critique du christianisme et de la « philosophie chrĂ©tienne » dans l’Introduction Ă  la mĂ©taphysique », dans Jean-François Courtine (dir.), L'Introduction Ă  la mĂ©taphysique de Heidegger, Paris, Vrin, coll. « Études et Commentaires », (ISBN 978-2-7116-1934-4), p. 83-104.
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