Finitude
La finitude qualifie, dans le langage courant, ce qui est fini, le caractĂšre de toute chose qui possĂšde une limite au moins sous un certain rapport ; pour l'ĂȘtre humain, dont l'existence est limitĂ©e par la mort, la finitude s'entend principalement, mais pas seulement, par rapport au temps : c'est donc un trait, voire une dĂ©finition, de sa condition essentiellement mortelle[N 1]. Mais la finitude concerne Ă©galement les limitations de nos facultĂ©s, et, en particulier, de notre facultĂ© de connaĂźtre (par les sens et par l'entendement). Le courant humaniste, notamment son plus illustre reprĂ©sentant Kant, qui met au premier plan de ses prĂ©occupations le dĂ©veloppement des qualitĂ©s essentielles de l'ĂȘtre humain et sa capacitĂ© d'auto-dĂ©termination va avoir Ă rĂ©soudre l'aporie que lui impose la prise en compte de la finitude concrĂšte des capacitĂ©s humaines[N 2]. ConsidĂ©rĂ©e sous le rapport de la fragilitĂ© de notre condition, Ă©phĂ©mĂšre et changeante, Ă notre opacitĂ©, la finitude s'oppose Ă l'immuable ainsi qu'Ă la transparence . Si l'on s'en rĂ©fĂšre Ă Franz-Emmanuel SchĂŒrch[1]. « il apparaĂźt assez clairement que la caractĂ©risation de la position humaine dans lâĂȘtre en termes de finitude est celle qui a connu le plus de succĂšs auprĂšs des lecteurs heideggĂ©riens et aussi celle avec laquelle on a Ă©tĂ© le plus prompt Ă faire Ă©quivaloir lâessentiel de sa contribution philosophique ».
Il existe plusieurs notions opposĂ©es Ă celle de finitude, selon le point de vue considĂ©rĂ©. Temporellement, par exemple, la finitude est le nĂ©gatif de l'Ă©ternitĂ©, de ce qui existe positivement hors du temps (un ĂȘtre tel que Dieu par exemple). De mĂȘme quant Ă notre capacitĂ© Ă comprendre ou Ă crĂ©er elle s'oppose Ă la puissance et Ă la connaissance infinie de Dieu. Dans la phĂ©nomĂ©nologie contemporaine notre finitude va devenir, dans un renversement total de perspective, une dĂ©termination positive de notre existence, ce qui en trace le contour, en nous distinguant par exemple de ce qui est indĂ©fini ou indĂ©terminĂ©.
Par rapport aux autres choses et ĂȘtres finis, la conscience que nous avons de notre finitude et de notre condition prĂ©caire en est un aspect essentiel, tant par la perception de notre inĂ©luctable dĂ©gradation physique que par la valeur que nous donnons Ă notre existence et Ă notre ĂȘtre, valeur que rĂ©sume une notion comme celle de dignitĂ© de la personne humaine : « L'homme est grand en ce qu'il se connaĂźt misĂ©rable », Ă©crivait ainsi Blaise Pascal.
Sommaire
Ce n'est que rĂ©cemment avec le dĂ©ploiement de la « phĂ©nomĂ©nologie », que la notion de « finitude », vieux concept thĂ©ologique, a Ă©tĂ© introduite en philosophie en tant que caractĂšre fondamental de l'existence humaine. La philosophie contemporaine distingue la notion de « finitude » du couple traditionnel « fini/Infini » d'origine mĂ©taphysique qui ont peu en commun, sinon l'illusion que le temps et l'opposition entre Ă©ternitĂ© et temporalitĂ© les rapproche. L'une dĂ©crit la situation de l'homme en tant qu'« ĂȘtre-au-monde », l'autre ne fait que mettre en opposition deux concepts mĂ©taphysiques parfaitement clairs issus de la pensĂ©e grecque. Comme il s'agit de l'ĂȘtre de l'homme, il ne saurait y avoir de dĂ©finition de la notion de finitude car la « Finitude » se dit de multiples maniĂšres, la plupart d'entre elles apparaissent chez les philosophes qui ont traitĂ© de cette notion comme une transposition d'origine religieuse. Le Larousse l'aborde ainsi : « caractĂšre de l'ĂȘtre humain, considĂ©rĂ© comme ayant la mort en lui Ă chaque instant de sa vie. La finitude issue d'une problĂ©matique religieuse a ressurgi avec les philosophies existentielles de Martin Heidegger et de Jean-Paul Sartre notamment »[2]
La tradition des premiers pĂšres (GrĂ©goire de Nysse au IVe siĂšcle) nous a transmis une premiĂšre conception de la finitude encore insĂ©rĂ©e dans la vision grecque en tant que « privation de pouvoir », ou un Ă©tat d'incapacitĂ© ainsi que l'exercice d'une puissance limitĂ©e par rapport Ă ce que pourrait ĂȘtre une puissance infinie. Autrement dit dans la premiĂšre pensĂ©e chrĂ©tienne, la « Finitude » concerne dans la pensĂ©e des PĂšres grecs, ce qui « dans la crĂ©ation est marquĂ© par lâimperfection radicale de ne pas ĂȘtre Dieu »[3]. Plus tard, au sein mĂȘme de la thĂ©ologie, l'insistance de Martin Luther, sur la corruption assimilĂ©e au pĂ©chĂ© et au nĂ©ant, va entraĂźner un changement de perspective sur cette idĂ©e de finitude et en faire un Ă©lĂ©ment dĂ©terminant de toute l'analyse existentielle de l'homme. Avec Heidegger la « Finitude » va devenir le pendant religieux du concept existentiel de la « dĂ©chĂ©ance », Verfallen, et occuper une place exorbitante[4].
Dans une premiĂšre pĂ©riode, avec les caractĂ©ristiques de l'entente, de l'angoisse, de la dĂ©chĂ©ance, de l'« ĂȘtre-vers-la-mort », dĂ©veloppĂ©s dans Ătre et Temps , il semble que, selon Franz-Emmanuel SchĂŒrch [3] Heidegger, imprĂ©gnĂ© des idĂ©es de Luther, conserve les traits traditionnels de la finitude comme rĂ©vĂ©lation d'impuissance et de limitation en application du principe« la crĂ©ation est marquĂ©e par lâimperfection radicale de ne pas ĂȘtre Dieu »[5]. Dans un deuxiĂšme temps l'imperfection et l'impuissance ne sera plus de mise alors que du fait mĂȘme de cette finitude « lâhomme va ĂȘtre dit plus grand quâaucun dieu pourrait jamais lâĂȘtre »[6].
Le concept hérité de Finitude
Christian Sommer[7], note qu'Ătre et Temps, l'Ćuvre majeure de Martin Heidegger, est imprĂ©gnĂ©e de motifs nĂ©otestamentaires ; ainsi dans toute l'analytique du Dasein, le thĂšme de la « Finitude », d'origine paulinienne, y tourne autour du mĂȘme constat de la « NihilitĂ© » du vivant humain qui s'expose Ă travers des thĂšmes fondamentaux, comme ceux d'« Ătre-en-faute », d'« Ătre-vers-la-mort » ou d'« Ătre-jetĂ© » dans lequel l'homme contraint, premier trait de la finitude, ne peut se libĂ©rer de ce qu'il a Ă©tĂ©. « Ce qu'il a Ă©tĂ© », nous dit Heidegger[8], l'homme ou Dasein l'« a positivement en charge », . « L'existence est donc, ce qui, en quelque sorte, signe la finitude de l'homme »[9]. On constate que la notion de « Finitude » reprend plus ou moins, jusqu'Ă y compris Ătre et Temps l'idĂ©e traditionnelle d'impuissance ou d'imperfection dĂ©clinĂ©e selon les thĂšmes suivants :
L'entente ou la compréhension
L'« entente » ou comprĂ©hension, appartenant en propre au Dasein, lui ouvre son ĂȘtre-au-monde (en quoi il est « ĂȘtre-au-monde »), selon la dĂ©finition mĂȘme du concept d'« entente » [10], c'est-Ă -dire Ă la fois le monde et le possible. Elle lui dĂ©voile, de mĂȘme, Ă tout moment, dans un esprit augustinien, « oĂč il en est avec lui-mĂȘme », son insĂ©curitĂ© fondamentale et le danger qu'encourt, sous la pression du « On » et du conformisme « son pouvoir ĂȘtre soi-mĂȘme ». Hans-Georg Gadamer[11] note que si le jeune Heidegger est sensible Ă cet « Ă©clairement », Ă ce qu'il appelle Ă plusieurs reprises sa Durchsichtigmachen , sa mĂ©diocritĂ©, il prendra ultĂ©rieurement conscience « de ce qu'une opacitĂ© irrĂ©ductible naturelle constitue l'essence propre de l'histoire et du destin humains ». Cette prise de conscience sera Ă l'origine d'une radicalisation de la position du penseur.
Il y a donc, la mise en Ă©vidence de ce rapport de l'homme Ă l'ĂȘtre, en vertu de quoi l'homme a une entente de l'ĂȘtre mais aussi en retour selon Dominique Saatdjian[12], qui souligne la relation inverse, un rapport de l'ĂȘtre Ă l'homme en tant que « l'ĂȘtre aurait besoin de l'homme ». D'oĂč cette idĂ©e Ă©tonnante d'une double finitude et notamment de la finitude de l'ĂȘtre qui fera scandale dans la thĂ©ologie chrĂ©tienne. Emilo Brito souligne[13] « Ătre « il n'y a », qu'avec la rĂ©vĂ©lation Erschlossenheit spĂ©cifique qui caractĂ©rise la comprĂ©hension de l'ĂȘtre. Dans cette optique, l'ĂȘtre est toujours rĂ©fĂ©rĂ© au Dasein et ne peut ĂȘtre pensĂ© sans rapport Ă lui » en quoi il est lui-mĂȘme fini.
L'angoisse
L'« angoisse » « qui revĂȘt dans l'analyse existentiale un sens tout Ă fait neuf »[14] rĂ©vĂšle l'insignifiance du monde et la futilitĂ© de tous les projets de la prĂ©occupation quotidienne. Par contrecoup, cette impossibilitĂ© amĂšne au jour, la possibilitĂ© d'un pouvoir-ĂȘtre propre, Eigentlichen Seinkönnens, dĂ©gagĂ© des prĂ©occupations mondaines. Emmanuel Levinas[15] note « en faisant disparaĂźtre les choses intra-mondaines l'angoisse interdit la comprĂ©hension de soi-mĂȘme Ă partir des possibilitĂ©s ayant trait Ă elles et elle amĂšne ainsi le Dasein Ă se comprendre Ă partir de lui-mĂȘme, le ramĂšne Ă soi-mĂȘme » . Guillaume Fagniez[14] souligne « ce qui fait de l'angoisse une tonalitĂ© unique, c'est qu'elle offre un aperçu saisissant direct et complet, sur l'existence, dĂ©couvrant du mĂȘme coup son ĂȘtre comme « Souci » »
La déchéance ou dévalement
Le « dĂ©valement », Die Verfallenheit, correspond Ă la vie « facticielle » qui se dissout et s'aliĂšne dans la multiplicitĂ© et l'affairement, mouvement auquel tente de s'opposer un contre mouvement de retenue et de retour Ă l'unitĂ©. Le Dasein responsable de lui-mĂȘme souffre d'un « verrouillage » du chemin dâaccĂšs Ă soi-mĂȘme que lui impose l'opinion moyenne en l'enfermant dans des « Ă©vidences » qui se prĂ©sentent comme un abri construit de fausses thĂ©ories et d'illusoires sĂ©curitĂ©s[16].
La mort
Le « On », l'opinion commune, cherche Ă surmonter la mort en faisant miroiter le rĂ©confort d'un « au-delà » ou bien en disant que la mort n'est pas encore lĂ [17]. C'est l'angoisse qui nous dĂ©livre de cette pression, qui nous fait passer d'emblĂ©e d'un mode d'ĂȘtre dĂ©chu Ă l'autre, au mode authentique. Une telle angoisse nous projette face au nĂ©ant devant lequel le plus intime de nous-mĂȘme (l'essence de notre ĂȘtre) se trouve dĂ©finitivement annihilĂ©e. Le Dasein promis au NĂ©ant, existe de façon finie. Ă travers la « conscience authentique de la mort, la « voix de la conscience » va ĂȘtre l'instrument qui va se charger de ramener l'existant perdu dans le « On » Ă son ĂȘtre mĂȘme en l'invitant Ă s'assumer dans sa finitude radicale d'ĂȘtre sans fondement et sans lieu, c'est-Ă -dire dans sa vĂ©ritĂ©[18]. Avec « le mourir », le Dasein authentique comprend qu'Ă chaque instant, la vie a un sens et que la seule certitude qui lui reste c'est que ce sens ne sera jamais parachevĂ©. Le sens de l'existence n'est alors plus Ă penser comme un accomplissement[19].
La finitude du Dasein s'affirme, sans le dire expressément, de bien d'autres maniÚres comme chez Eugen Fink qui note dans sa SixiÚme Méditation cartésienne[N 3] et Maurice Corvez[N 4].
Finitude et humanisme
à travers le rapprochement de ces deux notions, il s'agit de savoir si la « finitude » constitue un simple point de départ à l'existence humaine promis à un dépassement ou si elle constitue une dimension essentielle et par là indépassable de l'humanité de l'homme ?
La Finitude dans l'humanisme traditionnel
Le projet humaniste dans son sens le plus originaire vise Ă accomplir la perfection humaine Il s'agit, selon une dĂ©finition de Heidegger, de faire « que l'homme devienne ce qu'il peut ĂȘtre en son ĂȘtre-libre pour ses possibilitĂ©s les plus propres », propos tenus dans Ătre et Temps et rapportĂ© par Thierry Gontier[20]. Heidegger reproche Ă l'humanisme de rester « mĂ©taphysique » en ce qu'il situe l'homme Ă l'intĂ©rieur de l'Ă©tant comme un Ă©tant parmi d'autres.
L'humanisme historique se fonde sur une définition de l'homme comme zoÎn logon ékhÎn, transposée en « animal raisonnable » ; définition qui selon Heidegger ne permet en aucune façon d'éclairer l'essence de l'homme. C'est pourtant cette vision de l'homme en tant qu'« animal raisonnable » qui domine, depuis la métaphysique grecque en passant par les humanistes de la Renaissance jusqu'à Montaigne et Descartes[N 5].
La cohérence
L'accomplissement de la perfection demande que l'homme soit relevé de sa dispersion dans la multiplicité ce que l'on recherche traditionnellement par la mise en évidence aprÚs coup de l'enchaßnement des vécus par l'« invention d'une unité englobante ».
La perte dans le On
Chez Heidegger, l'extraction de l'homme, de l'emprise du « On » ( de l'opinion gĂ©nĂ©rale, du ce qu'il faut penser) et retrouver ce qui lui appartient en propre, va demander, pour briser cette emprise, l'appel Ă quelque chose qui pourra jouer le rĂŽle que joue le divin par exemple chez Luther (voir Heidegger et Luther), quelque chose d'extrĂȘme, de quasiment eschatologique pour l'ĂȘtre humain, sur lequel l'homme n'a aucune prise, et qui ne peut ĂȘtre pour lui que « la mort et son devancement »[21], autrement dit l'expression la plus absolue de la finitude dans l'existence humaine.
L'arraisonnement technique
L'homme de la technique voulait surmonter toute limitation. L'exploitation effrénée de la terre conduit au contraire à sa dévastation. L'homme voulait la liberté sans entraves, il est devenu l'esclave de la « Machenschaft » ou dans une traduction française impossible de la « Machination » constate Henri Mongis[22].
La figure de la mort
Selon Thierry Gontier[23], une diffĂ©rence importante entre Heidegger et l'humanisme de la Renaissance rĂ©side dans le « sĂ©rieux » accordĂ© Ă la mort. Signe indĂ©passable du caractĂšre fini de le vie humaine, la mort porte aussi structurellement la possibilitĂ© dynamique d'un dĂ©passement. « Est-ce de la mort qu'il s'agit dans l'Ătre-vers-la-mort » de Heidegger s'interroge Michel Haar[24] alors que la dimension finie prend si peu d'importance, qu'aprĂšs Ătre et Temps et le « Tournant » de sa philosophie, la mort perd son statut central comme le souligne Thierry Gontier[23]. Pour Heidegger, qui conçoit l'infini Ă la maniĂšre de l'Apeiron grec comme l'illimitĂ©, l'indĂ©fini, et l'indĂ©terminĂ©, l'important consiste Ă passer d'un infini inauthentique (celui de la lĂ©gĂšretĂ© et de la dĂ©robade) Ă un infini authentique (celui de la possibilitĂ© pure)[23], plutĂŽt qu'une prise de conscience de la mort humaine dans son caractĂšre fini et concret.
S'agissant de la mort, il n'y aurait eu que Montaigne pour prendre vĂ©ritablement en charge son caractĂšre indĂ©passable, « pour l'homme apprendre Ă mourir signifie apprendre Ă vivre dans la dimension finie elle-mĂȘme »[25].
La Finitude chez Kant
S'agissant de la libertĂ©, Heidegger montre que pour Kant il n'y a de libertĂ© que dans la soumission Ă l'impĂ©ratif catĂ©gorique qui par dĂ©finition vient d'ailleurs[26]. Il s'agit donc d'une libertĂ© finie, dĂ©pendante, qui encadre et contraint, l'espoir humaniste d'une autonomie de la raison maĂźtresse d'elle-mĂȘme.
Kant fait d'autre part de la finitude l'horizon indĂ©passable de la connaissance mais aussi de la dimension humaine dans son intĂ©gralitĂ©[27]. Dans la Critique de la raison pure, il cherche Ă montrer que « la possibilitĂ© du savoir est fondĂ©e dans les structures mĂȘmes de la raison »[28]. La question de la finitude, inscrite au cĆur du projet kantien, se manifeste dans l'incapacitĂ© pour l'homme de connaĂźtre en dehors d'une « intuition sensible » .
Le caractĂšre positif de la finitude chez Heidegger
Heidegger cherche d'abord Ă penser la finitude en elle-mĂȘme, en dehors de toute rĂ©fĂ©rence religieuse c'est-Ă -dire, sans recourir Ă l'identification du fini et du crĂ©Ă© note Martina Roesner[29].
Franz-Emmanuel SchĂŒrch[6], qui croit repĂ©rer dans le dernier Heidegger comme un renversement complet de la perspective traditionnelle, Ă©crit « que la finitude donne justement Ă lâhomme sa puissance, comment câest elle qui le rend capable, comment en un sens câest elle qui ouvre des possibilitĂ©s plutĂŽt quâelle nâen ferme »
DĂ©saccord avec Kant
La vision kantienne de la finitude signifie en fait une double impuissance : une impuissance Ă connaĂźtre ultimement ce que Kant appelle « la chose en soi » parce que les objets doivent lui ĂȘtre donnĂ©s de lâextĂ©rieur, du fait que les humains restent bornĂ©s pour connaĂźtre, Ă la rĂ©ceptivitĂ© dâune intuition sensible, ce qui implique Ă fortiori qu'une telle intuition contrairement Ă ce que pourrait ĂȘtre une intuition divine est dans l'incapacitĂ© de crĂ©er du mĂȘme coup lâĂȘtre ou lâexistence de ses objets[N 6].
Heidegger ne connaĂźt pas cette premiĂšre incapacitĂ© de la puissance du connaĂźtre. « Dans Ătre et temps, il soutient mĂȘme expressĂ©ment que le Dasein dĂ©couvre lâĂ©tant tel quâil est en soi : « lâĂȘtre-Ă -portĂ©e-de-la-main est la dĂ©termination ontologico-catĂ©goriale de lâĂ©tant tel quâil est « en soi » » citĂ© par Schurch[30]. Le penseur montre comment lâhumanitĂ© transcende cette incapacitĂ© dans la configuration de monde (voir origine de l'Ćuvre d'art) qui rend possible la manifestation de lâĂ©tant en totalitĂ© et la comprĂ©hension de lâĂ©tant en tant quâĂ©tant
Dans le Kantbuch [31], il opĂšre mĂȘme un renversement saisissant, « il nây a dâĂȘtre et il ne peut y en avoir que lĂ oĂč la finitude sâest faite existence » . La finitude conclut Schurch [30]est ainsi « non pas ce qui empĂȘche la connaissance, mais ce qui la rend possible »[N 7].
Que lâhumanitĂ© ou le Dasein soit nĂ©cessaire, non seulement pour quâait lieu la connaissance de lâĂ©tant ou la comprĂ©hension de lâĂȘtre, mais aussi pour que lâĂȘtre ait lieu tout simplement, pour quâil y ait ĂȘtre Es gibt Sein , il ne s'ensuit pas pour autant que l'homme doive ĂȘtre compris comme le crĂ©ateur (au sens de production) des Ă©tants en lieu et place de Dieu.
Finitude et conception du NĂ©ant
La question que se pose maintenant Franz-Emmanuel Schurch[32] c'est : si l'humanitĂ© est nĂ©cessaire pour la comprĂ©hension et mĂȘme la crĂ©ation en un sens essentiel, pourquoi conserver ce terme de finitude devant la grandeur proclamĂ©e de l'humain, terme qui implique quoi qu'on fasse une idĂ©e d'imperfection, pourquoi ce terme doit-il ĂȘtre conservĂ© ?
Le sens du NĂ©ant
Il est incontestable que Heidegger entend la finitude en connexion avec une fermeture, une nullitĂ©, une nĂ©gation, un « Non ». Ainsi le Dasein, ne peut constitutivement devenir maĂźtre de son existence . Comme ĂȘtre-jetĂ©, Ă©crit Maurice Corvez[33] « il est toujours engagĂ© dans des possibilitĂ©s circonscrites qui le lient Ă son passĂ© [...], en ce sens il est en son ĂȘtre une nĂ©gativitĂ© »
Mais quel est ce « Non » et est-il diffĂ©rent s'interroge Franz-Emmanuel Schurch, de celui quâimplique la conception traditionnelle de la finitude par impuissance ? Dans Ătre et Temps, l'angoisse est la disposition fondamentale qui nous place face au « nĂ©ant », il y est dit selon Franz-Emmanuel Schurh [34]que « lâĂȘtre de lâĂ©tant nâest comprĂ©hensible â et en cela rĂ©side la finitude mĂȘme de la transcendance â que si le Dasein par sa nature mĂȘme, se tient dans le nĂ©ant » . Le nĂ©ant est ce qui rend possible la manifestation de lâĂ©tant en tant que tel pour le Dasein de lâhomme.
La Finitude de l'Ătre
Le Dasein se fait dans les Apports Ă la philosophie : De l'avenance, « gardien de la vĂ©ritĂ© de l'ĂȘtre » der WĂ€tcher der Wahrheit [35] - [36] - [N 8], et « sentinelle du nĂ©ant »[37]. Ă l'inverse, il faut noter, qu'au § 133 de cet ouvrage, Heidegger avance aussi textuellement une thĂšse, pour le moins Ă©tonnante pour la philosophie traditionnelle, Ă savoir : Das Seyn braucht der Menschen, l'Ătre (lâEreignis) a besoin de l'ĂȘtre humain, (Ătre-le-lĂ , le Dasein), afin d'y dĂ©ployer son ĂȘtre (dans le lĂ du Dasein) et pour y ĂȘtre accueilli et y trouver sĂ©jour comme le rapporte GĂ©rard Guest[38], rĂ©ciprocitĂ© qui implique que l'ĂȘtre lui-mĂȘme est concernĂ© par la finitude. C'est l'historicitĂ© du Dasein qui implique la finitude de l'ĂȘtre â qui ne se rĂ©vĂšle que comme vĂ©ritĂ© historiale, geschichtiich [39]. Jusqu'ici la finitude de l'Ătre est encore pensĂ©e en liaison avec la finitude du Dasein. Ce ne sera plus le cas avec les dĂ©veloppements sur l' Ereignis (voir BeitrĂ€ge zur Philosophie (Vom Ereignis)).
Comme le signale Françoise Dastur[40], « la finitude de l' Ereignis, provient de la limite interne au destin lui-mĂȘme qui pour destiner doit demeurer dans l'abri abyssal qui lui est propre. La finitude de l' Ereignis est pensĂ©e Ă partir du concept de « propriĂ©tĂ© » ».
Franz-Emmanuel Schurch remarque que le « « nĂ©ant » » dont il est question, n'est pas une limite comparable Ă celle qui plafonnait notre puissance de connaĂźtre dans l'univers kantien, il ne s'agit pas d'un accĂšs barrĂ© mais au contraire d'une rĂ©vĂ©lation du NĂ©ant « qui Ă son tour rend possible l'accĂšs Ă l'Ă©tant dans sa totalitĂ© ». Loin d'ĂȘtre une limite ou une borne, le « « nĂ©ant » » est au contraire lâexpression trĂšs claire de ce qui ouvre un accĂšs. Pour autant on ne peut pas conclure comme le remarque Franz-Emmanuel SchĂŒrch[41], que comme semble l'avoir soutenus Jacques Taminiaux et Jean-Luc Marion dans l'esprit De Heidegger lâĂȘtre est ce nĂ©ant mĂȘme et Ă©tablir une Ă©quivalence entre les deux notions.
Le NĂ©ant n'est plus pensĂ© en opposition Ă l'Ătre mais simplement en opposition Ă l'Ă©tant, Ătre et NĂ©ant s'entre-appartiennent, on pourrait ainsi dire que l'Ătre a besoin du NĂ©ant pour faire ressortir par contraste l'Ă©tant comme le jour a besoin de la nuit. Heidegger nous invite Ă penser l'unitĂ© de ce contraste.
Références
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- lire en ligne:http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/finitude/33836
- Franz-Emmanuel SchĂŒrch 2010, p. 7-lire en ligne
- Le problÚme du péché dans Le jeune Heidegger1909-1926, notes4-5-6
- lire en ligne.http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/finitude/33836
- Franz-Emmanuel SchĂŒrch 2010, p. 9-lire en ligne
- Christian Sommer 2005, p. 122
- Heidegger, Ătre et Temps, p. 448
- article Existence, Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 466
- article Entente, Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 397-400
- Hans-Georg Gadamer Un Ă©crit theologique de jeunesse, p. 14
- article Finitude Le Dictionnaire Martin Heidegger , p. 489
- Emilo Brito 1997, p. 352-374
- Le Dictionnaire Martin Heidegger article Angoisse, p. 75.
- Emmanuel Levinas 1988, p. 74
- Christian Sommer 2005, p. 145
- Jean Grondin 1987, p. 85-86
- Christian Dubois 2000, p. 80
- JL Nancy, dans Les Nouveaux chemins de la connaissance, France Culture, 17 mai 2011.
- Thierry Gontier 2005, p. 13
- Arrien et Camilleri 2011, p. 284 - note 34
- Henri Mongis 2005, p. 185
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- Michel Haar 2002, p. 39
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- Thierry Gontier 2005, p. 18
- Franz-Emmanuel SchĂŒrch 2010, p. 10
- Martina Roesner 2007, p. 89
- Franz-Emmanuel SchĂŒrch 2010, p. 15
- Heidegger 1981, p. 284
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- Maurice Corvez 1961, p. 109
- Franz-Emmanuel SchĂŒrch 2010, p. 18
- Apports Ă la philosophie : De l'avenance
- Sylvaine Gourdain 2010, p. 90.
- Questions IetII, Qu'est-ce que la métaphysique?, p. 66
- Gérard Guest, Séminaire Investigations à la limite, Paroles des Jours, Séance 7, 05/2008 vidéo 8 http://parolesdesjours.free.fr/seminaire7.htm
- Brito 1997, p. 353 lire en ligne
- Françoise Dastur 2011, p. 6-65
- Franz-Emmanuel SchĂŒrch 2010, p. 19
Notes
- Selon le Larousse « CaractĂšre de ce qui est fini et bornĂ©. CaractĂšre de l'ĂȘtre humain, considĂ©rĂ© comme ayant la mort en lui Ă chaque instant de sa vie » -« DĂ©finitions : finitude - Dictionnaire de français Larousse », sur Larousse
- Notre connaissance dépend d'une intuition, exclusivement réceptrice, qui se rapporte à un objet existant, elle est donc non créatrice et finie, insiste particuliÚrement Kant comme le rapporte Heidegger dans son Kant et le problÚme de la métaphysique-Heidegger 1981
- « N'est-il pas fonciÚrement erroné de vouloir saisir l'originarité et la profondeur de la vérité à partir du degré de sa certitude [...] Posée de maniÚre radicale , la question est la suivante : le retour à des vérités sûres et apodictiquement certaines n'est-il pas une échappatoire devant la problématique proprement dite, une fuite devant l'insécurité et l'étrangeté (Unheimlichkeit) de l'existence humaine ébranlée ? »Eugen Fink 1994, p. 99
- ainsi citĂ©es en vrac : le fait que tout pro-jet se trouve jetĂ©, c'est-Ă -dire dĂ©terminĂ© par le dĂ©jĂ existant, la nĂ©gativitĂ© lui Ă©tant constitutive ; le constat que la temporalitĂ© mise en Ćuvre est circulaire et finie ; la position d'Ă©coute du Dasein vis-Ă -vis des injonctions de l'Ătre ; le fait que pour « s'entendre », le Dasein ait besoin du monde ; c'est l'histoire de la « vĂ©ritĂ© » de l'Ătre qui commande sa propre comprĂ©hension ; le constat que toute possibilitĂ© existentielle de l'ĂȘtre-jetĂ© implique le retrait d'autres possibilitĂ©s ; enfin et en toute rigueur la « Die Unheimlichkeit », le Ă jamais « ne pas ĂȘtre chez Soi » examinĂ© plus haut est un des traits les plus caractĂ©ristiques de la finitude humaine-Maurice Corvez 1961
- On pourrait noter cependant, les réserves de Montaigne qui se plaint de cette définition qui propose pour expliquer une notion obscure telle que « homme », de lui substituer deux notions tout aussi obscures « animal et raisonnable » Thierry Gontier 2005, p. 16voir note (3)
- « Pour Kant la connaissance des « choses en soi » est un pouvoir accordĂ© seulement Ă celui qui est capable de crĂ©er son objet Le sujet humain rationnel est capable de produire un contexte de rĂ©ceptivitĂ© qui rend possible lâexpĂ©rience phĂ©nomĂ©nale : il est ainsi capable de connaĂźtre les conditions de possibilitĂ© subjectives de ces mĂȘmes phĂ©nomĂšnes »Franz-Emmanuel et SchĂŒrch 2010, p. 12
- On trouve la démonstration de ce qui se présente ici comme une affirmation gratuite dans le KantbuchHeidegger 1981, p. 285-286
- « Ă la garde de l'ĂȘtre, correspond le berger (der Hirtt des Seins), qui a si peu Ă faire avec une idyllique bergerie et une mystique de la nature qu'il ne peut devenir berger de l'ĂȘtre qu'en demeurant celui qui fait face au nĂ©ant » rapporte Didier Franck-Didier Franck 2004, p. 23
Liens externes
- Ămilio Brito, « La rĂ©ception de la pensĂ©e de Heidegger dans la thĂ©ologie catholique », NRT Nouvelle revue thĂ©ologique, , p. 352-374.
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Ăpisode Ătre et temps 2/5 : L'ĂȘtre-pour-la-mort. de la sĂ©rie Les Nouveaux chemins de la connaissance, d'une durĂ©e de 59â10. DiffusĂ© pour la premiĂšre fois le 17 mai 2011 sur le rĂ©seau France Culture. Autres crĂ©dits : RaphaĂ«l Enthoven. Visionner l'Ă©pisode en ligne.
Voir aussi
- Martin Heidegger
- Existentialisme
- Phénoménologie
- Dasein
- Kant et le problÚme de la métaphysique-Heidegger
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