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Affaire du Tonkin

L’affaire du Tonkin est une crise politique française qui a éclaté en mars 1885 dans les dernières semaines de la guerre franco-chinoise. Elle mit fin à la carrière de président du Conseil de Jules Ferry, et marqua un brusque coup d’arrêt à la succession de gouvernements républicains inaugurée quelques années plus tôt par Léon Gambetta. Le soupçon au sein de la classe française publique et politique que les troupes françaises avaient été envoyées à la mort loin de chez eux, tant au Tonkin qu’ailleurs, pour un profit difficile à évaluer discrédita, par la même occasion, les partisans de l’expansion coloniale française, pendant près d’une décennie, et raviva le mouvement anticolonialiste en France.

Maurice Marais : La MĂ´me Tonkin, caricature de Jules Ferry (Le Triboulet, ).

Le « tĂ©lĂ©gramme de Lạng Sơn Â»

Le lieutenant-colonel Paul-Gustave Herbinger (1839-1886)
Le général Louis Brière de l’Isle (1827-1896).

L’affaire fut dĂ©clenchĂ©e le par la très controversĂ©e retraite de Lang Son, ordonnĂ©e par le lieutenant-colonel Paul-Gustave Herbinger, le commandant par intĂ©rim de la 2e brigade, moins d’une semaine après la dĂ©faite, le , du gĂ©nĂ©ral de NĂ©grier Ă  la bataille de Bang Bo qui avait rĂ©duit Ă  nĂ©ant les succès de la campagne de Lang Son de fĂ©vrier. Le commandant en chef des forces françaises au Tonkin, Ă  HanoĂŻ Ă  l’époque, le gĂ©nĂ©ral Brière de l'Isle, avait l’intention de dĂ©placer son siège Ă  Hung Hoa, pour superviser une offensive planifiĂ©e contre l’ArmĂ©e du Yunnan, autour de TuyĂŞn Quang. Sans attendre de passer au crible les informations trompeuses contenues dans les câbles alarmistes envoyĂ©s de Lạng Sơn par Herbinger, Brière de l’Isle en conclut que le delta du fleuve Rouge Ă©tait en danger et il envoya dans la soirĂ©e du un tĂ©lĂ©gramme pessimiste au gouvernement français pour l’avertir que s’il n’était immĂ©diatement renforcĂ©, le Corps expĂ©ditionnaire du Tonkin frĂ´lait le dĂ©sastre : « Je vous annonce avec douleur que le gĂ©nĂ©ral de NĂ©grier, grièvement blessĂ©, a Ă©tĂ© contraint d’évacuer Lạng Sơn. Les Chinois, dĂ©bouchant par grandes masses sur trois colonnes, ont attaquĂ© avec impĂ©tuositĂ© nos positions en avant de Ki Lua. Le colonel Herbinger, devant cette grande supĂ©rioritĂ© numĂ©rique et ayant Ă©puisĂ© ses munitions, m’informe qu’il est obligĂ© de rĂ©trograder sur Dong Song et Than MoĂŻ. Tous mes efforts sont appliquĂ©s Ă  concentrer nos forces Ă  la passe autour de Chu et de Kep. L’ennemi grossit toujours sur le Song KoĂŻ (fleuve Rouge). Quoi qu’il arrive, j’espère pouvoir dĂ©fendre tout le delta. Je demande au gouvernement de m’envoyer le plus tĂ´t possible de nouveaux renforts[1]. »

Les nouvelles contenues dans la dĂ©pĂŞche aussitĂ´t baptisĂ©e « tĂ©lĂ©gramme de Lạng Sơn » dĂ©clenchèrent immĂ©diatement une crise politique Ă  Paris : la rĂ©action dans l’ensemble de la France fut vive. La retraite de ces 2 500 hommes, qui avaient regagnĂ© leur position de dĂ©part sans mĂŞme ĂŞtre poursuivis par l’ennemi prit, vue d'Europe, les proportions d’une catastrophe irrĂ©mĂ©diable. « Ă€ la Bourse, le , le 3 % baisse de 3 fr. 50 ; il n’avait baissĂ© que de 2 fr. 50 le jour de la dĂ©claration de guerre en 1870[2]. Â» Tous les journaux Ă©taient pleins d’accusations contre le Conseil des ministres, de faux rapports des « fĂ©roces combats Â» que la 2e brigade, enveloppĂ©e par les Chinois, avait dĂ» mener pour se dĂ©sengager, de craintes pour l’ensemble du corps expĂ©ditionnaire, dont la situation Ă©tait dĂ©peinte comme tragique. Ă€ la Chambre, les dĂ©putĂ©s rĂ©solument opposĂ©s, comme Jules Delafosse, Ă  l’établissement français au Tonkin jubilaient, et les partisans d’une politique coloniale n’osaient dĂ©fendre leurs positions[3].

Chute du ministère Ferry, 30 mars 1885

Portrait de Georges Clemenceau par Manet.

Le câble de Brière de l’Isle du avait donné l’impression qu’une catastrophe s’était abattue sur le corps expéditionnaire du Tonkin, et aucune de ses assurances ultérieures ne réussit à effacer complètement cette impression initiale. Bien qu’il fût connu dès la soirée du , qu’Herbinger avait arrêté sa retraite à Song Dong, et que Brière de l’Isle stabilisait la situation, le ministère de la guerre, abasourdi à la nouvelle de l’abandon de Lang Son, décida de divulguer les contenus des deux câbles à l’Assemblée nationale le . Jules Ferry tenta de profiter de cette occasion pour réclamer un crédit d’urgence pour renforcer le corps expéditionnaire du Tonkin, mais le débat qui s’ensuivit fut l’un des plus virulents de l’histoire politique française.

Le au matin, une dĂ©putation de l’« Union rĂ©publicaine Â» et de la « Gauche rĂ©publicaine Â», les deux groupes reprĂ©sentant l’essentiel du soutien Ă  Ferry pendant la guerre non dĂ©clarĂ©e avec la Chine, supplia le Premier ministre de dĂ©missionner avant le dĂ©bat. Ferry savait la chute de son ministère inĂ©luctable, mais il refusa de se retirer sans combattre. Dans l’après-midi, il entra dans la chambre au milieu du silence dĂ©sapprobateur de ses partisans et d’une tempĂŞte d’imprĂ©cations et d’insultes de ses adversaires, dirigĂ©s par Georges Clemenceau. Ferry, qui n’avait pas dormi la nuit prĂ©cĂ©dente, se dirigea gravement vers la tribune Ă  pas lents et lĂ , le visage pâle et soucieux, comme un condamnĂ© Ă  l’échafaud, il donna les dernières nouvelles sur la situation militaire au Tonkin Ă  la chambre des dĂ©putĂ©s. Il expliqua les mesures qu’il avait prises en consĂ©quence. « Nous devons venger notre Ă©chec Ă  Lang Son, dit-il. Nous devons le faire non seulement pour assurer notre emprise sur le Tonkin, mais aussi pour sauvegarder notre honneur dans le monde. Â» Ă€ droite, le dĂ©putĂ© Duval s’écria : « Qui l’a compromis notre honneur ? Â» Une clameur fit irruption dans la Chambre. Quand il finit par parvenir Ă  se faire entendre Ă  nouveau, Ferry demanda un crĂ©dit extraordinaire de 200 millions de francs, Ă  ĂŞtre rĂ©partis Ă  parts Ă©gales entre les ministères de la guerre et de la marine. Il poursuivit : « Je n’entrerai pas dans les dĂ©tails de ces dĂ©penses dans cette enceinte. Nous allons en discuter davantage avec la Commission d’examen. Â» Clemenceau cria dĂ©daigneusement : « Qui pourra jamais vous croire ? Â» Ferry implora les dĂ©putĂ©s de ne pas considĂ©rer le vote sur les crĂ©dits comme un vote de confiance. S’ils voulaient, ils pourraient renverser son cabinet après, et choisir un nouveau gouvernement. Mais pour l’amour des troupes françaises au Tonkin, ils devaient d’abord voter pour envoyer plus de navires et plus d’hommes. Il conclut par une demande formelle de vote des crĂ©dits.

Ses adversaires laissèrent Ă©clater leur colère. Ă€ gauche, l’un des partisans de Clemenceau, le radical Georges PĂ©rin, intervint : « Il y a trop longtemps que vous en vivez de cet honneur du drapeau, c'est assez. » Clemenceau s’en prit au premier ministre : « Nous en avons complètement fini avec vous ! Nous ne vous Ă©couterons plus jamais ! Nous n’allons pas dĂ©battre des affaires de la nation Ă  nouveau avec vous ! Â» La Chambre Ă©clata en applaudissements, et Clemenceau continua : « Nous ne vous reconnaissons plus ! Nous ne voulons pas vous reconnaitre ! Â» Nouvelle salve d’applaudissements : « Vous n’êtes plus des ministres ! Vous ĂŞtes tous accusĂ©s ! Â» — tonnerre d’applaudissement des dĂ©putĂ©s de la gauche et la droite, et après une pause dramatique de Clemenceau — Â« de haute trahison ! Et si les principes de responsabilitĂ© et de justice existent encore en France, la loi va bientĂ´t vous donner ce que vous mĂ©ritez ! Â»

Les adversaires de Ferry exigèrent une discussion immédiate de l’interpellation de Clemenceau. Ferry contra en déclarant que le vote sur les crédits devrait d’abord être effectué. Au milieu de l’agitation et des scènes de colère, les députés rejetèrent sur la motion de priorité Ferry par une large marge de 306 voix contre 149. Ses adversaires saluèrent cette défaite qui marquait la fin de son gouvernement avec des hurlements de plaisir. Le jour même, il remettait la démission du Gouvernement au président de la République, Jules Grévy[4].

Alors que Ferry tentait de quitter le Palais Bourbon pour revenir Ă  l’ÉlysĂ©e, il dut passer Ă  travers une foule furieuse de manifestants rĂ©unis par Paul de Cassagnac qui criaient sur le Premier ministre dĂ©chu, pointant furieusement le doigt vers lui en hurlant : « Ă€ bas Ferry ! Mort Ă  Ferry ! Â» Des amis de Ferry rĂ©ussirent Ă  le faire passer au travers de cette foule furieuse. Mais le pire Ă©tait Ă  venir. La nouvelle de la chute du cabinet avait fait le tour de Paris comme une trainĂ©e de poudre et, en face du Palais Bourbon, une foule dont la frĂ©nĂ©sie avait Ă©tĂ© excitĂ©e par des agitateurs des partis d’extrĂŞme-droite, et que des journalistes estimèrent Ă  environ 20 000 personnes, se pressait sur le pont de la Concorde. Ă€ la vue de Ferry, celle-ci se dĂ©chaina : « Ă€ bas Ferry ! Jetez-le dans la Seine ! Mort au Tonkinois ! Â» Jamais Premier ministre français n’a affrontĂ© une telle vague de haine[5].

Retentissement

La conséquence immédiate de l’affaire du Tonkin fut de parvenir à une fin rapide de la guerre franco-chinoise. La chute soudaine du second gouvernement de Jules Ferry élimina les derniers obstacles à un accord de paix entre la France et la Chine. Charles de Freycinet, successeur de Ferry, conclut rapidement la paix avec la Chine. Le gouvernement chinois accepta de mettre en œuvre la convention Li-Fournier du , reconnaissant implicitement le protectorat français sur le Tonkin, et le gouvernement français renonça à son ancienne exigence d’indemnité pour l’embuscade de Bac Le. Un protocole de paix mettant fin aux hostilités fut signé le , et le traité de Tianjin fut signé le entre Li Hongzhang et le ministre Patenôtre des Noyers[6].

L’effet Ă  long terme de l’affaire du Tonkin fut de discrĂ©diter les partisans de l’expansion coloniale en France. En , dans le soi-disant « DĂ©bat du Tonkin Â», le gouvernement d’Henri Brisson ne put obtenir de nouveaux crĂ©dits pour le Corps expĂ©ditionnaire du Tonkin que par une marge minuscule. Jules Ferry, qui ne devait plus jamais ĂŞtre premier ministre, devint une figure de mĂ©pris populaire. L’effondrement de son ministère fut un embarras politique majeur pour les partisans de la politique d’expansion coloniale française d’abord soutenue en 1870 par LĂ©on Gambetta. Il fallut attendre le dĂ©but des annĂ©es 1890 que le parti colonial français retrouve un soutien politique national[7].

Les consĂ©quences de la politique coloniale s’étendirent au-delĂ  du Tonkin, ou mĂŞme de Paris. Comme l’écrit un historien du colonialisme français Ă  Madagascar, « Il y avait un dĂ©sir gĂ©nĂ©ral d’en finir avec les autres expĂ©ditions coloniales encore en cours[8] Â». Cela dit, cette perte de popularitĂ© politique ralentit peu les forces menant l’expansion coloniale française. Deux ans plus tard, l’Indochine française Ă©tait consolidĂ©e sous une administration unique, tandis qu’en Afrique, les commandants militaires, comme Joseph Gallieni et Louis Archinard maintenaient, quel que soit le climat politique Ă  Paris, leur pression sur les États locaux. Les grandes maisons de commerce, telles que la sociĂ©tĂ© Maurel & Prom, continuèrent Ă  poursuivre leurs opĂ©rations Ă  l’étranger en exigeant le soutien militaire de cette expansion. La crĂ©ation officielle en 1894 du groupe de pression politique de l’Union coloniale française, financĂ© par ces intĂ©rĂŞts, marqua la fin, Ă  Paris, de l’époque post-Tonkin qui, comme telle, fut de courte durĂ©e.

Notes et références

  1. Jean-Michel Gaillard, « Le désastre de Lạng Sơn », L’Histoire, no 203, octobre 1996, p. 34.
  2. La conquĂŞte de l’Indochine : avec vingt-deux croquis, Auguste Thomazi, Paris, Payot, 1934, p. 260
  3. Ibid., p. 261.
  4. Christophe Bertrand, Caroline Herbelin, Jean-François Klein, Indochine. Des territoires et des hommes, 1856-1956, Gallimard, , p. 304
  5. Le Journal des dĂ©bats, 31 mars 1885; Reclus, p. 334-49 ; Thomazi, p. 262.
  6. Lung Chang, p. 369-71 ; Thomazi, p. 261-2.
  7. Voir : Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pays d'Outre-Mer », , 302 p. (ISBN 978-2-130-35340-9).
  8. Hubert Deschamps, « Madagascar and France Â», Desmond J. Clark, Roland Anthony Oliver, A. D. Roberts, John Donnelly Fage (dir.), The Cambridge History of Africa, 1975, p. 525.

Voir aussi

Sources primaires

  • Albert Billot, L’Affaire du Tonkin : histoire diplomatique de l’établissement de notre protectorat sur l’Annam et de notre conflit avec la Chine, 1882-1885, par un diplomate, Paris, J. Hetzel, 1888 (Texte en ligne, Gallica).
  • Jacques Harmant, La VĂ©ritĂ© sur la retraite de Lang-Son, Paris, A. Savine, 1892.
  • Jean-François-Alphonse Lecomte, Lang-Son : combats, retraite et nĂ©gociations, Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1895.
  • Maurice Reclus, Jules Ferry, 1832-1893, Paris, Flammarion, 1886.
  • Auguste Thomazi, La ConquĂŞte de l’Indochine, Paris, Payot, 1934.

Bibliographie

  • Jean-Michel Gaillard, « Le dĂ©sastre de Lang Son », L'Histoire, no 203,‎ , p. 34-35.
  • Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la RĂ©publique. Jules Ferry contre Georges Clemenceau et les autres affrontements parlementaires sur la conquĂŞte coloniale, Paris, La DĂ©couverte, 2007.

Article connexe

Lien externe

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