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Walter Lippmann

Walter Lippmann, nĂ© le Ă  New York aux États-Unis et mort le dans la mĂȘme ville, est un intellectuel, Ă©crivain, journaliste et polĂ©miste amĂ©ricain. Il fut journaliste au New Republic, au World, au New York Herald Tribune oĂč il tint une colonne syndiquĂ©e, Today and Tomorrow, et Ă  Newsweek. Il a contribuĂ© Ă  populariser le terme de « guerre froide » (qu’il a employĂ© pour la premiĂšre fois en 1947) et l'expression « fabrique du consentement » (qu'il a utilisĂ©e en 1922).

Walter Lippmann
Portrait de Walter Lippmann en 1914
Biographie
Naissance
DĂ©cĂšs
(Ă  85 ans)
New York
Nationalité
Formation
Université Harvard
Dwight School (en)
Activités
Conjoints
Faye Albertson (d) (de Ă  )
Helen Byrne Lippman (d) (Ă  partir de )
Autres informations
Membre de
Distinctions
Archives conservées par
Département des manuscrits et des archives de la bibliothÚque de l'Université Yale (d)[1]

Jeunes années

Harvard

Lippmann est nĂ© Ă  New York dans une famille aisĂ©e, issue de la trĂšs haute bourgeoisie juive new-yorkaise, qui avait l’habitude de faire au moins un voyage annuel en Europe, principalement en France, en Italie et en Autriche-Hongrie. Il entre Ă  Harvard en 1906, oĂč il eut notamment comme professeurs William James et George Santayana, dont il fut l'assistant. Lecteur assidu d’auteurs de la Fabian Society et intellectuels socio-libĂ©raux fondateurs de la London School of Economics (les Webb, Herbert George Wells ou George Bernard Shaw), rejetĂ©s des clubs Ă©litaires socio-conservateurs de cette universitĂ©, il crĂ©e, en 1908, avec huit autres Ă©tudiants le Harvard Socialist Club dont il devient prĂ©sident. En 1910, Il suit les cours de Graham Wallas, un professeur de science politique de la London School of Economics (LSE) invitĂ© Ă  Harvard. Cette rencontre est dĂ©cisive et Lippmann, comme avant lui Graham Wallas, un ancien membre Ă©minent de la Fabian Society, s'Ă©loigne du socialisme pour se rapprocher du libĂ©ralisme.

Herbert Croly et le New Republic

AprĂšs ses Ă©tudes, il devient l’assistant de Lincoln Steffens, un journaliste « muckraker », et participe Ă  la campagne prĂ©sidentielle de 1912 qui voit s’affronter un rĂ©publicain, William Howard Taft, un dĂ©mocrate, Woodrow Wilson (1856-1924) et un ancien prĂ©sident rĂ©publicain reprĂ©sentant le Parti progressiste, Theodore Roosevelt (1858-1919), un oncle de Franklin Delano Roosevelt (1882-1945). Cette campagne intellectuellement intĂ©ressante marquera la vie politique amĂ©ricaine et l’Ɠuvre de Lippmann. En effet, en toile de fond on trouve d'une part la nĂ©cessitĂ© d’adapter la dĂ©mocratie Ă  la complexitĂ© de la vie Ă©conomique moderne, et d'autre part, celle de mieux prendre en compte la rĂ©alitĂ© du suffrage universel.

Deux projets structurĂ©s se font face : le programme de New Nationalism de ThĂ©odore Roosevelt et d'Herbert Croly, et le programme de New Freedom Ă©laborĂ© par Wilson et son conseiller Louis Brandeis. Les deux premiers sont aussi favorables Ă  un renforcement de l'État fĂ©dĂ©ral qu'ils sont rĂ©servĂ©s vis-Ă -vis de la lĂ©gislation anti-trust. À rebours, Woodrow Wilson est favorable Ă  un renforcement de la lĂ©gislation anti-trust, et rĂ©servĂ© quant Ă  un renforcement de l'État. Lippmann s’engage alors Ă  cĂŽtĂ© de Theodore Roosevelt. À cela deux raisons semble-t-il : il aura toujours une certaine sympathie pour les personnalitĂ©s politiques flamboyantes, et une foi dans la raison des entrepreneurs et des experts. La rĂ©alitĂ© sera, comme souvent, contrastĂ©e, et finalement si Wilson renforcera les lois antitrust, il renforcera aussi le rĂŽle du PrĂ©sident.

En , Walter Lippmann, avec notamment Herbert Croly et Walter Weyl, participe Ă  la fondation du New Republic, un journal « assez Ă  gauche du consensus libĂ©ral pour ĂȘtre stimulant » (Steel, 1980, p. 75). Le journal aura assez vite une certaine influence et sera « un forum pour les esprits de langue anglaise les plus sĂ©rieux et les plus originaux »[2]. John Dewey, Charles Beard, James Bryce, George Bernard Shaw, Graham Wallas notamment y publiĂšrent des articles. Au New Republic, Lippmann fut certainement celui qui se passionna le plus pour la politique Ă©trangĂšre. Il plaida assez rapidement pour que les États-Unis abandonnent l’« isolationnisme » et s’impliquent plus fortement dans les affaires internationales. En 1916, Wilson qui a besoin des voix des progressistes pour l’élection prĂ©sidentielle se rapproche d’eux. Walter Lippmann, trĂšs sollicitĂ©, devient en 1917 assistant du ministre de la Guerre Newton Baker.

Des Quatorze Points au Traité de Versailles

Assez rapidement, en , il est nommĂ© secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’Inquiry, une commission de spĂ©cialistes formĂ©e par Woodrow Wilson et le colonel Edward Mandell House afin d’étudier les problĂšmes des nationalitĂ©s en Europe et de rĂ©flĂ©chir sur la façon dont pourrait ĂȘtre redessinĂ© le paysage europĂ©en aprĂšs-guerre. Lippmann Ă  l’Inquiry participa activement Ă  l’élaboration de huit des Quatorze points de Wilson (points 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13). Fin 1918, membre de la dĂ©lĂ©gation amĂ©ricaine Ă  la confĂ©rence de Paris, il sera chargĂ© de rĂ©aliser l'exĂ©gĂšse officielle de ces mĂȘmes Quatorze Points. Il quittera rapidement Paris, fin , car il vit qu'il ne pouvait y ĂȘtre d'aucune utilitĂ© d'autant que son mentor, le colonel House, Ă©tait lui-mĂȘme marginalisĂ© par la venue de Wilson Ă  Paris. Le seul aspect positif de son sĂ©jour parisien fut sa rencontre avec Keynes (Goodwin 1995, p. 336) et Bernard Berenson avec lesquels il entretint par la suite une amitiĂ© durable. À Paris, Keynes peu Ă©coutĂ© de son chef de dĂ©lĂ©gation quitta Ă©galement la scĂšne avant la fin de la piĂšce.

Lippmann revenu aux États-Unis s'opposera, avec les autres Ă©diteurs du New Republic, Ă  la ratification du TraitĂ© de Versailles. Ils Ă©taient notamment opposĂ©s Ă  la « balkanisation de l’Europe centrale » et aux rĂ©parations de guerre (Steel, 1980, p. 158). Il obtint de Keynes l'autorisation de publier certains extraits des ConsĂ©quences Ă©conomiques du traitĂ© de Versailles dans le numĂ©ro de NoĂ«l 1919 du New Republic. Le fĂ©roce portrait que Keynes dresse de Wilson servit ceux qui, au SĂ©nat, s'opposaient Ă  la ratification du traitĂ© de Versailles (Steel, 1980, p. 164-165). Plus tard, Lippmann semble avoir regrettĂ© son geste et soulignĂ© l'influence de Croly dans sa dĂ©cision (Steel, 1980, p. 166).

Quoi qu’il en soit en ce dĂ©but des annĂ©es 1920, une page se tourne pour le monde et pour Lippmann. DĂ©but 1922, il quitte le New Republic pour The World de Ralph Pulitzer. Professionnellement installĂ© dans ce qui sera son mĂ©tier sa vie durant, il passe Ă  une nouvelle Ă©tape de sa vie non sans avoir livrĂ© une de ses Ɠuvres majeures Public Opinion (1922), un livre oĂč il dĂ©veloppe la notion de stĂ©rĂ©otype dont il est l’inventeur et celle voisine de Pictures in Our Heads. Ce livre fut suivi en 1925 de The Phantom Public. Pendant le restant de sa vie active, il assouvira sa passion pour les affaires du monde grĂące Ă  son mĂ©tier de journaliste et Ă  sa participation aux travaux et dĂ©bats du Council on Foreign Relations.

La « fabrique du consentement » et la démocratie

Dans Public Opinion (1922), Lippmann Ă©tudie la manipulation de l'opinion publique dans l'intĂ©rĂȘt du Bien commun. Selon lui, pour « mener Ă  bien une propagande, il doit y avoir une barriĂšre entre le public et les Ă©vĂšnements »[3]. Il dĂ©crit alors l'avenir qu'il entrevoit. Il conclut que la dĂ©mocratie a vu la naissance d'une nouvelle forme de propagande, basĂ©e sur les recherches en psychologie associĂ©es aux moyens de communications modernes[4]. Cette propagande implique une nouvelle pratique de la dĂ©mocratie.

Il utilise alors l'expression « manufacture of consent » qui signifie littĂ©ralement la « fabrique du consentement ». Face Ă  un public souvent irrationnel, insuffisamment informĂ© ou indiffĂ©rent, cette nouvelle forme de propagande doit permettre Ă  des Ă©lites dirigeantes Ă©clairĂ©es d'amener l'opinion publique Ă  comprendre et accepter ses dĂ©cisions, prises dans l'intĂ©rĂȘt du Bien commun.

Le libéralisme de la Cité Libre et le colloque Walter Lippmann

À la fin des annĂ©es 1920, Lippmann Ă©crit A Preface to Morals. Ce n’est qu’aprĂšs la ConfĂ©rence Ă©conomique de Londres de qu’il va vraiment s'intĂ©resser au libĂ©ralisme alors contestĂ© et menacĂ© de toutes parts. Ses recherches aboutiront Ă  la publication en 1937 de son livre The Good Society dont la traduction française La CitĂ© Libre sera l’élĂ©ment dĂ©clencheur du colloque Walter Lippmann. L’examen du libĂ©ralisme de Lippmann s'articulera autour de trois axes : son opposition au laissez-faire, l'importance qu'il accorde Ă  la conception de la loi, son analyse du gouvernement libĂ©ral. Le second point est peut-ĂȘtre le plus difficile Ă  apprĂ©hender tant l’image de la loi dans notre tĂȘte (picture in our head), pour reprendre une des expressions clĂ©s de son livre Public Opinion, peut ĂȘtre diffĂ©rente de la sienne et de celle des juristes citĂ©s.

Libéralisme et laissez-faire

Selon ClavĂ©[5], « une des questions clĂ©s du livre La CitĂ© libre peut ĂȘtre ainsi formulĂ©e : pourquoi le libĂ©ralisme, qui a Ă©tĂ© le moteur de la grande RĂ©volution (la rĂ©volution industrielle) et « a eu pour mission historique de dĂ©couvrir la division du travail », n'a-t-il Ă©tĂ© vraiment « l'Ă©toile polaire de l'esprit humain » que jusque vers 1870 ? » S’il se pose cette question, c’est qu'il estime qu’aprĂšs a lieu une double rĂ©action. D’un cĂŽtĂ©, Ă  droite, on a assistĂ© Ă  une alliance des militaires et des politiciens visant Ă  substituer au marchĂ© l’autoritĂ© de l’État. De l’autre, Ă  gauche, Ă  une rĂ©action socialiste Ă©galement Ă©tatiste. Devant ce dilemme, pour lui, les derniers libĂ©raux (il pense notamment Ă  Herbert Spencer) n’ont pas Ă©tĂ© Ă  la hauteur. Lippmann[6] note que « du moment que les marxistes et les derniers libĂ©raux partaient des mĂȘmes prĂ©misses, Ă  savoir que l'ordre social du XIXe siĂšcle Ă©tait l'ordre nĂ©cessaire, l'ordre appropriĂ©, qu'il Ă©tait le reflet parfait du nouveau mode de production, toute leur querelle consistait Ă  dĂ©cider si l'ordre en question Ă©tait bon ou mauvais ». Pourquoi, selon lui, en est-on arrivĂ© lĂ  ?

Au centre, se trouve la question du laissez-faire qui aboutit Ă  distinguer un champ de l’économie, lieu des lois naturelles et une sphĂšre de la politique rĂ©gie par les lois des hommes. Si Lippmann[7] est si sensible Ă  ce sujet, qu'il nomme le « dilemme de Burke »[8], c’est qu’aux États-Unis, il y a eu, Ă  la fin du XIXe siĂšcle et au dĂ©but du XXe siĂšcle, un conflit fĂ©roce entre la Cour SuprĂȘme qui soutenait que l’État ne devait pas intervenir dans l’économie car celle-ci Ă©tait rĂ©glĂ©e par des lois naturelles et des hommes politiques qui soutenaient le contraire. Cette opposition ne portait pas seulement sur la volontĂ© d'amĂ©liorer la situation ouvriĂšre, elle portait Ă©galement sur la façon de concevoir la loi.

Pour les juristes et certains Ă©conomistes opposants au laissez-faire, l’architectonique des lois de cette forme de libĂ©ralisme n’était pas conforme Ă  la tradition anglaise juridique issue de Lord Coke et de la lutte contre la monarchie absolue. Durant le colloque Walter Lippmann, ce problĂšme architectonique sous-jacent au libĂ©ralisme du laissez-faire sera Ă©voquĂ© avec force par MichaĂ«l Polanyi et Alexander RĂŒstow avec, dans ce dernier cas, des solutions forts diffĂ©rentes de celles de la CitĂ© libre[9].

Lippmann et la tradition juridique anglaise du XVIIe siĂšcle

Pour Walter Lippmann, comme pour Roscoe Pound, un juriste de Harvard, les lois peuvent ĂȘtre entendues soit comme des commandements (tradition autoritaire), soit comme Ă©tant l'expression de relations entre des ĂȘtres humains ou des choses (tradition libĂ©rale). Pour expliquer cette opposition, Lippmann revient au conflit qui a opposĂ©, au XVIIe siĂšcle, le roi Jacques Ier au Parlement anglais et Ă  Lord Coke. Pour le roi, la loi Ă©tait « l'Ă©manation de la volontĂ© du souverain »[10]. En face, Lord Coke rĂ©pliqua que le roi « est soumis Ă  Dieu et Ă  la loi ».

Pour Lippmann, le grand juriste anglais signifie par cette phrase que : « la loi est conçue comme tirant son origine de la nature des choses et le rapport du roi Ă  ses sujets, et de tout homme avec les autres, est considĂ©rĂ© comme Ă©tabli par des lois impersonnelles qui obligent tout le monde »[11]. Lippmann voit ce conflit comme un archĂ©type de l'opposition entre « la logique de l'autoritĂ© » dĂ©fendue par le roi et la logique libĂ©rale dĂ©fendue par Lord Coke. Penser la loi en termes de relations prĂ©sente pour Lippmann deux autres avantages. Tout d’abord, le domaine de la loi n’est plus vertical, du pouvoir vers la masse, mais multidimensionnel. Par ailleurs, de cette façon on ne peut pas traiter les individus comme s’ils Ă©taient isolĂ©s comme s’ils Ă©taient des « Robinson CrusoĂ« avant l'apparition de Vendredi » puisque l’important rĂ©side dans le traitement des interactions.

On peut percevoir que pour lui, les Ă©conomistes classiques, Ă  partir de Ricardo, ont cĂ©dĂ© Ă  la tentation autoritaire. En effet, il les accuse d’avoir conçu « un ordre social imaginaire », « le monde tel qu'il faudrait le refaire » Ă  coup d'hypothĂšses, dans lesquelles ils ont souvent introduit « les conclusions qu'ils prĂ©tendaient en tirer ». À la limite, pour lui, leur dĂ©marche aurait pu ĂȘtre intĂ©ressante si elle avait servi de base Ă  une Ă©tude critique des divergences entre cet idĂ©al et la rĂ©alitĂ© ce n’a pas Ă©tĂ© le cas. En rĂ©alitĂ©, Lippmann s’oppose Ă  la mĂ©thode hypothĂ©tico-dĂ©ductive et prĂ©fĂšre en disciple de Graham Wallas se placer dans le cadre de la rationalitĂ© limitĂ©e. C’est ainsi qu’il est reconnaissant aux pĂšres fondateurs des États-Unis d’avoir compris que, si le peuple pouvait se gouverner, il ne savait pas le faire naturellement. Il les fĂ©licite d'avoir rĂ©digĂ© une constitution destinĂ©e Ă  « affiner » le pouvoir du peuple.

Un autre Ă©lĂ©ment est rĂ©current dans son Ɠuvre et dans celle de Wallas, mĂȘme si chez Lippmann l'explicitation est parfois un peu confuse. Une bonne loi n’est pas seulement celle qui satisfait le mieux la vie matĂ©rielle des hommes, il faut aussi qu’elle leur apporte une harmonie intĂ©rieure. S'il y a chez eux une idĂ©e de loi naturelle, ce n'est pas au sens de lois physiques mais de lois morales entendues comme respectueuses de la nature profonde, de l'intĂ©rioritĂ©, de l'ĂȘtre humain.

Le gouvernement libéral

Pour certains, Lippmann dans deux de ses ouvrages, Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925) aurait des doutes sur la possibilitĂ© d’une « vraie dĂ©mocratie dans la sociĂ©tĂ© moderne ». En fait, le problĂšme se pose diffĂ©remment. Élie HalĂ©vy[12] oppose le mĂ©canisme constitutionnel des libĂ©raux fondĂ©s sur un pessimisme moral qui les pousse Ă  mettre un ensemble de pouvoirs lĂ©gislatif, judiciaire, exĂ©cutif de poids sensiblement Ă©gaux afin qu’ils se limitent les uns les autres sans se dĂ©truire, au mĂ©canisme de l’État radical de Jeremy Bentham. Dans ce dernier cas, si nominalement le peuple a le pouvoir, il doit le dĂ©lĂ©guer Ă  l’État et les contre-pouvoirs ne sont pas destinĂ©s Ă  limiter et contrĂŽler l’appareil Ă©tatique, mais au contraire Ă  contrecarrer toute expression « partielle » ou « catĂ©gorielle » du peuple.

Ce cadre de pensĂ©e extrĂȘmement rĂ©pandu dans certains pays n’est pas celui de Lippmann. En effet, sa conception de la nature humaine qui dĂ©rive de celle exposĂ©e par Graham Wallas dans Human Nature in Politics l'amĂšne Ă  raisonner dans un cadre libĂ©ral au sens d’Élie HalĂ©vy[13] (un ami de Graham Wallas). En fait dans les deux livres citĂ©s, il cherche Ă  comprendre comment faire participer le mieux possible les citoyens Ă©tant donnĂ© les limites des ĂȘtres humains. S’il n’a pas recours Ă  un concept trĂšs abstrait du type « volontĂ© gĂ©nĂ©rale », c’est qu’il y voit un retour aux prĂ©rogatives des anciens seigneurs et maĂźtres, et donc au principe d’autoritĂ©. C’est aussi que de tels concepts ne disent rien sur la rĂ©alitĂ© des choses. Or, c’est justement de l’étude des faits qu’il attend des possibilitĂ©s d’amĂ©lioration. Dans une mĂȘme veine, Graham Wallas, qu’il dĂ©signe en introduction de la CitĂ© Libre comme Ă©tant son maĂźtre, aimait en Jeremy Bentham la capacitĂ© d’invention, l’envie de progrĂšs, mais pas les conceptions utilitaristes.

Ce mĂ©lange de dĂ©sir benthamien d’innovation et de conception libĂ©rale de l’homme va le pousser Ă  la fois Ă  accepter une intervention plus grande du gouvernement dans l’économie et Ă  rĂ©flĂ©chir sur les moyens institutionnels aptes Ă  endiguer les abus et les effets pervers. Dans Les Godkin lectures qu'il donna Ă  Harvard en (publiĂ©es sous le titre de Method of Freedom), il constate l'impossibilitĂ© de restaurer l'Ă©conomie mondiale sur la base des principes d'avant-guerre car les hommes n’acceptent plus sans rĂ©agir les purges occasionnĂ©es par les cycles Ă©conomiques. Pour lui, la grande nouveautĂ© de l'entre-deux-guerres rĂ©side dans le fait que l'État a maintenant des responsabilitĂ©s Ă©conomiques. C’est le Nouvel impĂ©ratif (1935). Dans ce nouveau rĂŽle, selon lui, l’État a le choix entre deux solutions : le systĂšme d'Ă©conomie dirigĂ©e ou collectivisme absolu et le systĂšme d'Ă©conomie compensĂ©e qu'il appelle aussi collectivisme libre. Du collectivisme libre, il Ă©crit : « sa mĂ©thode consiste Ă  redresser la balance des actions privĂ©es par des actions publiques de compensation »[14].

Dans La CitĂ© libre, il ne reprend pas ces thĂšmes et ne parle plus de collectivisme libre, mais il accepte certains des apports de Keynes qui vont dans le mĂȘme sens. Sur le fond, il n’y a pas, semble-t-il, grand changement. Par contre, comme dans les deux ouvrages prĂ©citĂ©s, le rĂŽle accru du gouvernement dont il craint qu'il conduise Ă  une multiplication de revendications catĂ©gorielles, l'inquiĂšte. Pour faire face Ă  cette menace, il suggĂšre que « la premiĂšre tĂąche de la politique libĂ©rale consiste Ă  juger les revendications des intĂ©rĂȘts particuliers qui demandent des rĂ©visions des lois, et Ă  s'efforcer de rendre des dĂ©cisions Ă©quitables entre ces revendications contradictoires »[15]. À cette fin, il propose d’intĂ©grer dans une constitution libĂ©rale un principe directeur qui obligerait Ă  ne lĂ©gifĂ©rer qu'au moyen de lois traitant de façon gĂ©nĂ©rale des rapports des hommes entre eux. Le rĂŽle des experts est un de ses autres sujets d'inquiĂ©tude. Dans la CitĂ© Libre, il note que « l'État-Providence de l'avenir possĂ©dera toute l'autoritĂ© du plus absolu des États du passĂ©, mais il sera trĂšs diffĂ©rent; les techniciens consacrĂ©s remplaceront les courtisans et les favorites des rois et le gouvernement, armĂ© d'un pouvoir irrĂ©sistible, disposera Ă  son grĂ© de l'humanitĂ© »[16]. Pour contrecarrer cette tentation, il semble prĂ©coniser de faire rentrer les experts dans le champ des pouvoirs soumis au processus du « check and balance ».

Lippmann met en doute la capacité de l'homme ordinaire à se déterminer avec sagesse et a proposé que les élites savantes assainissent l'information avant qu'elle atteigne la masse[17].

Lippmann aprĂšs la Seconde Guerre mondiale

AprÚs la Seconde Guerre mondiale, Walter Lippmann soutient contre toute évidence dans de nombreux articles qu'il n'y aura pas division de l'Allemagne. Raymond Aron critique dans ses Mémoires son aveuglement et l'explique par le dogmatisme de sa « thÚse de la primauté de la nation sur l'idéologie ».

Journaliste au sommet en 1947, il publie une sĂ©rie d’articles qui seront Ă©galement publiĂ©s sous forme de livre sous le titre The Cold War (la guerre froide). Cela ne l'empĂȘcha pas de s'opposer Ă  la guerre de CorĂ©e et au maccarthisme.

Pour Steel[18], Walter Lippmann, ami de Jean Monnet, fut de ceux qui plaidĂšrent en faveur du plan Marshall et de la constitution d’une union Ă©conomique en Europe.

En 1955, il publie sa derniĂšre Ɠuvre ambitieuse, Essays in the Public Philosophy, livre qui n’est pas sans intĂ©rĂȘt mais qui ne semble pas avoir Ă©tĂ© Ă  la hauteur de ses espĂ©rances, ce dont il souffrit. Il apprĂ©cia le fait que Charles de Gaulle lui eĂ»t tĂ©moignĂ© son admiration pour ce livre, traduit en français sous le titre de CrĂ©puscule des dĂ©mocraties[19].

En 1960, Ă  l’arrivĂ©e de John Kennedy Ă  la prĂ©sidence, il fut question de nommer Lippmann ambassadeur Ă  Paris. L’affaire ne se fit pas. AprĂšs avoir soutenu dans un premier temps Lyndon Johnson, il s’opposa Ă  lui sur la guerre du ViĂȘt Nam[20].

En 1962, dans L'Unité occidentale et le Marché commun, il se retourne contre le général de Gaulle, critiquant vivement la remise en cause du monopole atomique américain au sein du camp occidental.

Les travaux sur la pensée de Lippmann

La pensée économique de Lippmann

La pensée économique de Lippmann a été étudiée par Craufurd D. Goodwin dans son livre Walter Lippmann: Public Economist de 2014.

Dans son livre Il faut s'adapter : Sur un nouvel impératif politique, la philosophe française Barbara Stiegler, reconstitue le débat historique qui a opposé Walter Lippmann et John Dewey.

Qu'est-ce qui différencie le libéralisme de Walter Lippmann de celui d'Hayek ?

Cette question a été étudiée récemment par Ben Jackson[21] en 2012 et plus récemment par Clavé[22] en 2015. Les deux auteurs sont d'accord sur le fait que Walter Lippmann et Friedrich Hayek ont basé leur réflexion sur l'importance de la Rule of Law (Etat de droit), sur les régulations économiques et sur la liberté. Ben Jackson insiste sur l'influence qu'aurait eu le livre de Lippmann la Cité Libre sur La Route de la servitude d'Hayek et a tendance à opérer un rapprochement entre les deux auteurs. Au contraire, Clavé[23] insiste sur leurs divergences concernant cinq points fondamentaux : leur conception de la Grande Société, leur vue sur l'information, l'économie, la loi et le gouvernement

Pour Lippmann comme pour Wallas, le terme grande sociĂ©tĂ© dĂ©signe une sociĂ©tĂ© Ă©tablie Ă  grande Ă©chelle marquĂ©e par la division du travail, le commerce et des grandes villes. Pour Lippmann, la Grande sociĂ©tĂ© doit devenir une bonne sociĂ©tĂ© et pour ce faire adopter un certain nombre de lois sociales. C'est un des thĂšmes de son livre la CitĂ© Libre dont le titre anglais Good Society est trĂšs explicite Ă  cet Ă©gard. D'une certaine façon, le projet Grande SociĂ©tĂ© du prĂ©sident Lyndon Jonhson peut ĂȘtre vu comme une suite du projet de Lippmann. À l'opposĂ©, quand Hayek Ă  la fin des annĂ©es soixante, reprend l'expression « grande sociĂ©tĂ© », il la lie Ă©troitement Ă  la notion d'ordre spontanĂ©[24].

Concernant l'information, Lippmann se plaint que les politiques n'aient pas assez pris en compte ce problĂšme, tandis qu'Hayek adresse la mĂȘme critique aux Ă©conomistes. Toutefois, au-delĂ  de ce constat, ils n'ont pas la mĂȘme approche de l'information. Hayek insiste sur l'information unique que dĂ©tient l'agent Ă©conomique alors que Lippmann insiste sur l'expertise et la diffusion du savoir de l'expertise et sur son utilisation par les politiques dans un processus de dĂ©cision rationnel[25].

Concernant l'économie, Lippmann insiste sur la division du travail quand Hayek insiste sur le duo marché et concurrence. Par ailleurs, Lippmann est pour une régulation de la concurrence, des politiques macroéconomiques destinées à réguler l'économie et pour un systÚme de protection sociale[26].

Concernant les lois, Lippmann les conçoit d'abord comme Ă©tablissant, ou plutĂŽt reflĂ©tant, des relations entre les hommes et entre ceux-ci et les choses. Au contraire, Hayek les voit de façon plus individualiste, comme destinĂ©es Ă  prĂ©server l'espace personnel des hommes[27]. Si pour Hayek, les lois sont abstraites et vĂ©hiculent de l'information, Lippmann les voit avant tout comme morales, comme devant s'inscrire Ă  l'intĂ©rieur mĂȘme des hommes et ne se prĂ©occupe pas de leur contenu informatif. D'une façon gĂ©nĂ©rale, pour Hayek, la loi est insĂ©parable du concept d'ordre spontanĂ©, une notion que Lippmann rejette. En effet, Lippmann, qui a besoin de contempler des vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles, a tendance Ă  distinguer un royaume de l'existence et un royaume des essences. Pour lui, l'homme doit donc s'efforcer d'amĂ©liorer les choses, se rapprocher d'une essence. Il ne peut pas laisser faire[28].

Concernant le gouvernement et le travail des politiques, Hayek a tendance Ă  vouloir rĂ©duire leur rĂŽle et Ă  les subordonner Ă  des lois abstraites. Au contraire, pour Lippmann, les politiques et le gouvernement doivent trancher des conflits entre intĂ©rĂȘts opposĂ©s et crĂ©er de l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et de l'harmonie[29].

ƒuvres

  • 1913 : A Preface to Politics
  • 1914 : Drift and Mastery
  • 1915 : The Stakes of Diplomacy
  • 1922 : Public Opinion
  • 1925 : The Phantom Public
    • 2008 : Le Public fantĂŽme, trad. fr. Laurence DecrĂ©au, prĂ©sentation Bruno Latour, Ed. Demopolis.
  • 1929 : A Preface to Morals
  • 1932 : Interpretations 1931-1932 ; selected and edited by Allan Nevins ; New York, Macmillan, 1932, XIII+361pp
  • 1934 : The Method of Freedom, George Allen & Unwin LTD.
  • 1935 : The New Imperative, The Macmillan Company.
  • 1937 : The Good Society
    • 1946 : La CitĂ© libre, trad. fr. G. Blumberg (Librairie de MĂ©dicis), prĂ©face d'AndrĂ© Maurois.
    • 2011 : La CitĂ© libre, rĂ©Ă©d. trad. fr., Les Belles Lettres, prĂ©face de Fabrice Ribet.
  • 1943 : US Foreign Policy
  • 1944 : US War Aims
  • 1955 : Essays in the Public Philosophy
  • 1962 : Western Unity and the Common Market (L'UnitĂ© occidentale et le MarchĂ© commun)

Notes et références

  1. « http://hdl.handle.net/10079/fa/mssa.ms.0326 »
  2. Steel, 1980, p.75
  3. Walter Lippmann, Public Opinion, partie II, chap. II, section 3
  4. Walter Lippmann, Public Opinion, partie V, chap. XV, section 4
  5. Clavé 2005, p. 91
  6. Lippmann, 1937, p. 223
  7. Lippmann, 1937, p. 323
  8. Pour Lippmann (1937, p. 338), le dilemme de Burke suppose que l'État doit ou bien intervenir ou bien s'abstenir.
  9. Pour une étude plus en profondeur des problÚmes architectoniques, on peut se référer à Clavé Francis Urbain (2005), « Smith face au systÚme de l'optimisme de Leibniz », Revue de philosophie économique, n° 12.
  10. Lippmann 1937,p. 404
  11. Lippmann 1937, p. 404
  12. Élie HalĂ©vy, 1904, p. 121
  13. Trois participants au colloque Lippmann, Raymond Aron, Robert Marjolin et Etienne Mantoux Ă©taient membres de la SociĂ©tĂ© des amis d'Élie HalĂ©vy prĂ©sidĂ©e par CĂ©lestin BouglĂ©
  14. Lippmann 1935, p. 46
  15. Lippmann 1937, p. 338
  16. Lippmann 1937, p. 43-44
  17. Edward Herman et Noam Chomsky, Manufacturing consent, Pantheon, New York, 2002.
  18. Steel 1980, p. 441.
  19. Voir Ronald Steel, Walter Lippmann and the American Century, Routledge, p. 495 (https://books.google.fr/books?id=hmRQDwAAQBAJ&pg=PA495&dq=%22de+gaulle%22+%22walter+lippmann%22+%22Cr%C3%A9puscule+des+d%C3%A9mocraties%22&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiWm8Kp1uznAhXHDGMBHe0CAOEQ6AEILzAB#v=onepage&q=%22de%20gaulle%22%20%22walter%20lippmann%22%20%22Cr%C3%A9puscule%20des%20d%C3%A9mocraties%22&f=false).
  20. (en) Donald A. Ritchie, Reporting from Washington : The History of the Washington Press Corps, Oxford University Press, , 390 p. (ISBN 978-0-19-517861-6), p. 152
  21. Jackson 2012.
  22. Clavé 2015.
  23. Clavé 2015, p. 979.
  24. Clavé 2015, p. 983.
  25. Clavé 2015, p. 983-986.
  26. Clavé 2015, p. 988-989.
  27. Clavé 2015, p. 990.
  28. Clavé 2015, p. 992.
  29. Clavé 2015, p. 994.

Voir aussi

Ouvrages de Lippmann (traduction)

  • Walter Lippmann, Le public fantĂŽme, prĂ©sentation par Bruno Latour, Paris, DĂ©mopolis, 2008 (ISBN 978-2-3545-7013-2)
  • Walter Lippmann, La CitĂ© libre, prĂ©face de Fabrice Ribet, Les Belles Lettres, 2011 (ISBN 978-2-2513-9052-9)

Ouvrages sur Lippmann

  • Raymond Aron, MĂ©moires, Paris, Julliard, 1983.
  • Élie HalĂ©vy (1904), Le Radicalisme philosophique, Paris, PUF, 1995.
  • Craufurd. D. Goodwin (1995), « The Promise of expertise: Walter Lippmann and policy sciences », Policy Sciences, 28, Kluwer Academic Publishers, Pays-Bas, 1995, p. 317-345.
  • Ronald Steel (1980), Walter Lippmann and the American Century, Londres, Transaction Publishers, 1998.
  • JoĂ«lle Zask, L'Opinion publique et son double, Livre I, L'Opinion sondĂ©e, chap.4, Paris, L'Harmattan, coll. « La Philosophie en commun Â», 2000
  • Francis Urbain ClavĂ©, « Walter Lippmann et le nĂ©olibĂ©ralisme de la CitĂ© libre », Cahiers d’économie politique, no 48,‎ , p. 79-110 (lire en ligne)
  • (en) Ben Jackson, « Freedom, the Common Good,and the Rule of Law :Lippmann and Hayek on Economic Planning », Journal oh History of Ideas, vol. 72, no 1,‎
  • (en) Francis ClavĂ©, « Comparative study of Lippmann's and Hayek's Liberalisms (or neo-liberalisms », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 22, no 6,‎ (lire en ligne)
  • Barbara Stiegler, « Il faut s'adapter ». Sur un nouvel impĂ©ratif politique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais Â», 2019, 336 p.

Articles connexes

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