Terreur rouge
Dans le journal soviétique La Terreur rouge du , Martyn Latsis définit ce qu’est la terreur rouge :
« La Commission extraordinaire n’est ni une commission d’enquête, ni un tribunal. C’est un organe de combat dont l’action se situe sur le front intérieur de la guerre civile. Il ne juge pas l’ennemi : il le frappe. Nous ne faisons pas la guerre contre des personnes en particulier. Nous exterminons la bourgeoisie comme classe. Ne cherchez pas, dans l’enquête, des documents et des preuves sur ce que l’accusé aurait fait, en actes et en paroles, contre le pouvoir soviétique. La première question que vous devez lui poser, c’est à quelle classe il appartient, quelle est son origine, son éducation, son instruction et sa profession. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Voilà la signification et l’essence de la « terreur rouge ». »
— Viktor Tchernov dans Tche-Ka, ed. E. Pierremont, p. 20 et Sergueï Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, éditions des Syrtes, 2004, (ISBN 2-84545-100-8)
Histoire
La terreur rouge désigne des formes de terreur révolutionnaire (ou revendiquée comme telle) qui se sont historiquement exercées dans le cadre (ou sous prétexte, selon les points de vue) de la lutte des classes, principalement sous neuf formes :
- la terreur rouge russe pendant et après la guerre civile russe[1] ;
- la terreur rouge hongroise sous la république des conseils de Hongrie ;
- la terreur rouge espagnole pendant la guerre civile espagnole ;
- la terreur rouge dans le bloc de l'Est avant, pendant et après la mise en place du rideau de fer et du mur de Berlin (destinés à empêcher les citoyens de la fuir) ;
- la terreur rouge en Yougoslavie communiste sous Tito ;
- la terreur rouge dans l’Albanie d’Enver Hoxha ;
- la terreur rouge éthiopienne pendant la guerre civile éthiopienne et sous la gouvernance du DERG ;
- la terreur rouge en Chine communiste sous la gouvernance de Mao Zedong ;
- la terreur rouge cambodgienne sous le régime des Khmers Rouges.
Contexte et pratique
Dans les pays concernés, l’élite révolutionnaire cherchait à conquérir ou détenait la totalité des pouvoirs publics et à contrôler sans aucun contre-pouvoir l’économie[2], tandis que l’état-civil marxiste-léniniste classait, selon les barèmes léninistes, les citoyens en fonction de deux types de critères[3] :
- les origines sociales de leurs familles (« saines » : ouvriers industriels, agricoles et des services, simples soldats ; « douteuses » : artisans, petits paysans ayant possédé des animaux ou un lopin familial, sous-officiers ; « koulaks » : paysans ayant possédé du gros bétail ou plusieurs lopins, ou ayant vendu leur production, officiers de rang inférieur ; « bourgeois » : anciennes classes moyennes, professions libérales, chefs d’atelier, petits fonctionnaires des régimes antérieurs au communisme, officiers de rang moyen ; « grands bourgeois » : notables, hauts fonctionnaires, cadres industriels, gros commerçants, officiers de rang supérieur ; « exploiteurs et parasites du peuple » : actionnaires, patrons et hauts cadres de l’industrie, aristocrates et propriétaires terriens, généraux et amiraux, membres des gouvernements et des parlements des régimes antérieurs au communisme) ;
- leur attitude par rapport au pouvoir communiste (« fiable » : entièrement dévoué, ne discutant jamais les ordres, et ayant toujours soutenu la ligne politique du moment au sein du Parti ; « douteuse » : favorable au régime mais ayant tendance à discuter les ordres, à les interpréter, à prendre des initiatives, ou s’étant trompé de ligne politique en restant fidèle à une tendance entre-temps condamnée comme déviationniste ; « hostile » : opposé au pouvoir communiste, catégorie très large incluant aussi bien les ennemis déclarés du régime, que des citoyens simplement accusés d’être hostiles, des cadres accusés de « sabotage » pour avoir contesté ou échoué à exécuter des ordres absurdes ou irréalisables, ou encore des paysans ayant soustrait des provisions aux réquisitions pour éviter de mourir de faim).
Effets sociaux
C’est en fonction de ce barème que s’exerça la terreur rouge par le biais de la police politique (Tchéka, Guépéou, NKVD, Gōngānbù, Angkar et autres). Ce barème, tenu secret, permettait d’attribuer aux citoyens concernés des points de mérite (c’est-à-dire de confiance du régime) ou de démérite, décidant de leur place dans la société (depuis les sphères dirigeantes jusqu’à la détention en camp de travail forcé) et accélérant ou ralentissant leur carrière. Plus les origines d’un citoyen étaient « saines » et plus son attitude était « fiable », plus il était, a priori, « digne de la confiance du Parti ». Cette confiance donnait accès à divers avantages concernant l’alimentation, l’habitat, l’équipement ménager, l’usage d’un véhicule, les congés, l’accès aux loisirs, la santé, la formation, de droit de voyager, les études des enfants. Ces « camarades les plus méritants » pouvaient se voir confier des responsabilités et les avantages qui les accompagnent[2] et étaient désignés par le terme russe populaire de nomenklatura qui apparaît dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov : de cette époque date le motto :
« Dans la maison du peuple communiste, toutes les briques sont égales, mais celles qui sont en dessous doivent supporter le poids de celles qui sont au-dessus. »
— Antoine et Philippe Meyer, Le communisme est-il soluble dans l'alcool?, Paris, Le Seuil, 1979.
À l’inverse, et toujours en fonction de ce barème, même lorsque le « pouvoir du prolétariat » (c’est-à-dire, en pratique, du Parti communiste local) était parfaitement consolidé et internationalement reconnu, la « terreur rouge » pouvait continuer à s’exercer sélectivement à l’encontre des citoyens suspectés, dénoncés ou « déméritants »[2]; elle était un élément essentiel de la praxis de l’État communiste au pouvoir[4], caractérisée par :
- sur le plan politique, la position constitutionnelle de jure du Parti communiste comme « parti unique et organe dirigeant de l’État », interdisant de facto la constitution d’associations, syndicats ou autres structures sociales indépendantes du pouvoir, et imposant un courant de l’autorité et de légitimité » (souveraineté), allant du sommet (le Soviet suprême) vers la base (les autres structures du Parti, les soviets locaux, les citoyens) ;
- sur le plan logistique, la présence massive de la police politique dans la société, active par la censure, l’écoute aléatoire et sans aucun contrôle juridique des conversations téléphoniques, l'ouverture du courrier, le quadrillage territorial, institutionnel et professionnel systématique du pays, la pratique courante d'arrestations arbitraires, de tortures en cours d'interrogatoire, d'internement psychiatrique et de déportation des citoyens arrêtés, avec ou sans « jugement », dans les réseaux de camps de travail forcé comme le Goulag ou le Laogai… ;
- sur le plan économique, une stricte planification d’État, ne touchant pas seulement les orientations macro-économiques et au commerce international, mais aussi tous les aspects de la production, de la distribution et de la consommation, au mépris des ressources disponibles, des possibilités techniques, de l'environnement et des besoins de la population, interdisant toute forme d’autogestion et induisant des inégalités entre la nomenklatura qui disposait d’un niveau de vie élevé, et le reste de la population confronté à une pénurie permanente d’énergie, de denrées, de produits finis et de services (ce qui encourageait le développement d’une économie informelle, mais spéculative) ;
- sur le plan social, un strict contrôle des activités culturelles, des médias et des droits des citoyens des pays du bloc communiste à l’opinion, à l’expression et au déplacement (nécessitant des autorisations et divers visas préalables pour changer d’emploi, de domicile, de résidence à l'intérieur du pays, et encore plus pour voyager hors du pays, et surtout dans les pays non-communistes).
Du point de vue démographique, la « terreur rouge » a contribué à ralentir la croissance des populations : à titre d'exemples, environ 8 % de la population soviétique d’avant la Seconde Guerre mondiale a péri durant la « terreur rouge », les « Grandes Purges », les famines dues aux réquisitions et au Goulag après déportation[5] ; plus spécifiquement, entre 5,5 millions et 8,5 millions de victimes ont péri dans le « Holodomor » (partie ukrainienne de la grande famine soviétique de 1932-1933 ; en Chine, l'extermination par le travail forcé au Laogai de divers groupes de citoyens arrêtés par le Gōngānbù selon les « neuf catégories de nuisibles » (propriétaires fonciers, paysans « riches », « contre-révolutionnaires », « mauvais éléments », « droitiers », militaires et agents du Kuomintang, « agents ennemis capitalistes » et intellectuels), le Grand Bond en avant (1959-1962) et la Révolution culturelle (1966-1968) ont tué entre 30 et 80 millions de personnes[6] - [7]. Entre autres effets, on ne constate pas de baby-boom à l'Est du « rideau de fer »[8].
Dénonciations et réfutations
Tenues secrètes, ces réalités et les modalités d’exercice de la « terreur rouge » furent néanmoins dénoncées par plusieurs auteurs comme David Rousset[9], Jacques Rossi, Victor Serge ou Viktor Kravtchenko, mais les partisans des États exerçant la « terreur rouge » utilisèrent la méthode hypercritique soit pour nier son existence[10], soit pour minimiser son champ et sa durée d’application, en justifiant et relativisant sa violence[11], et c’est pourquoi, hors du bloc de l'Est, il fallut attendre les ouvrages d’Alexandre Soljenitsyne (L’Archipel du Goulag) et de Mikhaïl Voslenski (La Nomenklatura : les privilégiés en URSS) pour que soit révélée au grand public l’ampleur de la terreur, des inégalités et des discriminations dans les États se réclamant du communisme.
Autres usages
Occasionnellement, on parle, improprement, de « terreur rouge » pour désigner la Terreur sous la Révolution française, par opposition à la Terreur blanche de 1795.
En raison de la couleur flamboyante de sa robe et de ses performances, le cheval de course australien Phar Lap fut surnommé (entre autres) Red Terror (en français « Terreur rouge »).
Notes et références
Notes
Références
- Nicolas Werth, Essai sur l'histoire de l'Union soviétique 1914 - 1991, Paris, Perrin, coll. « Tempus », (1re éd. 2019), 476 p. (ISBN 9782262078799), p. 95
- Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme réalité, Paris, Julliard, .
- Viktor Pavlovitch Mokhov, (ru) Советская номенклатура как политический институт, номенклатура в истории советского общества (« La nomenklatura soviétique comme institution politique : classification et histoire de la société soviétique »), Perm 2004.
- Archie Brown, déjà cité, page 105 ; Jean-François Soulet, Histoire comparée des États communistes de 1945 à nos jours, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1996, pp. 11-42, et Al. Zinoviev, op. cit., p. 58.
- Nikolaï Théodorovitch Bougaï : Sur le massacre des peuples de l'URSS, éd. Dittmar Dahlmann et Gerhard Hirschfeld, Essen, Allemagne, 1999, 1.3, 680 pp. (Н.Ф. Бугай « К вопросу о расстрелии народов СССР в 30-40-е годы », О населения из СССР, Исторические науки в СССР № 1, Германия, г. Эссен, 1999. 1.3, 680 pp.), et décrits par Alexandre Rogojkine dans son film "le Tchékiste" de 1992.
- (en) « Source List and Detailed Death Tolls for the Twentieth Century Hemoclysm », Historical Atlas of the Twentieth Century (consulté le ).
- (en) Voir Cultural Revolution sur la wikipédia anglophone.
- « Baby boom, définition », sur ined.fr (Institut National d'Études Démographiques) (consulté le ).
- David Rousset, Le Procès des camps de concentration soviétiques, supplément du BEIPI no 16, janvier 1951.
- Pierre Daix réfutant en novembre 1950 le témignage de David Rousset selon Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Robert Laffont, 2000 et Frédéric Verger, Les Lumières et le goulag in la Revue des deux Mondes, n° 1, janvier 2011, p. 133.
- Jean Elleinstein, La Révolution des Révolutions, ed. Sociales, Paris 1967 ; Histoire de l'URSS en 4 tomes, ed. Sociales, Paris 1972-1974 ; L'URSS contemporaine ed. Sociales, Paris 1975 et Histoire du phénomène stalinien, Grasset, Paris 1975 ; un ouvrage collectif, Le Siècle des communismes, publié en septembre 2000 aux Éditions de l'Atelier, envisage la « terreur rouge » comme une « légitime défense » et relativise la place dans l'histoire du communisme des États qui l'ont exercée, en mettant en exergue les nombreuses autres formes de communisme d'opposition, libertaire, euro-démocratique ou « à visage humain ».
Voir aussi
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
- Anne Applebaum, Goulag : Une histoire, Grasset, , 716 p. (ISBN 978-2-246-66121-4)
- Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, La Découverte/ Fayard
- Robert Conquest, La Grande Terreur – Les purges staliniennes des années trente, Cercle du Nouveau Livre d'Histoire, Paris, 1970, 579 p.
- Sheila Fitzpatrick, Le Stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30, Flammarion, , 415 p.
- Orlando Figes (trad. de l'anglais), Les Chuchoteurs : Vivre et survivre sous Staline, Paris, Denoël, , 792 p. (ISBN 978-2-207-26085-2)
- (en) John Arch Getty, Origins of the Great Purges: The Soviet Communist Party Reconsidered, 1933-1938, New York, 1985 ;
The Road to Terror: Stalin and the Self-Destruction of the Bolsheviks, 1932-1939, Los Angeles, 1999. - Oleg Khlevniouk, Le Cercle du Kremlin : Staline et le bureau politique dans les années 1930, Paris, Seuil, .
- Tomasz Kizny, Dominique Roynette, La Grande Terreur en URSS 1937-1938, les éditions noir sur blanc, 2013, 412 p, (ISBN 978-2-8825-0303-9)
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