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Rien Ă  cacher (argument)

« Rien Ă  cacher » — ou, formulĂ© de façon plus complĂšte, « si vous n’avez rien Ă  cacher, vous n’avez rien Ă  craindre » — est un argument mis en avant pour soutenir que les analyses des donnĂ©es et les programmes de surveillance des gouvernements ne sont pas un problĂšme pour la vie privĂ©e, dans la mesure oĂč cette vie privĂ©e ne couvre pas d’activitĂ©s illĂ©gales[1].

Le slogan « Si vous n’avez rien Ă  cacher, vous n’avez rien Ă  craindre » a Ă©tĂ© utilisĂ© dans le programme de vidĂ©osurveillance pratiquĂ© dans les villes du Royaume-Uni[2].

RĂ©currence de l’argument

Cet argument est communĂ©ment utilisĂ© dans les discussions portant sur la vie privĂ©e. Geoffrey Stone, juriste amĂ©ricain, a dĂ©clarĂ© que cet argument est « bien trop commun »[3]. Bruce Schneier, un expert en sĂ©curitĂ© des donnĂ©es et cryptologue, dĂ©crit cela comme « l’argument le plus courant contre les dĂ©fenseurs de la vie privĂ©e »[3]. Colin J. Bennett, l’auteur de The Privacy Advocates, affirme que les dĂ©fenseurs de la vie privĂ©e « sont constamment amenĂ©s Ă  rĂ©futer » l’argument[4].

Bennett explique que la majorité des gens « passent leur vie à croire que les processus de surveillance ne sont pas dirigés vers eux, mais vers les malfaiteurs » et ceci dans « le but principal que ces mécanismes de surveillance soient dirigés vers les autres » malgré « les données qui indiquent que la surveillance des individus est devenue une routine et opérée quotidiennement »[4].

Points de vue

En faveur

Lorsqu’il est invoquĂ©, cet argument fait appel au bon sens de l’interlocuteur : quelqu’un qui n’a rien Ă  cacher, rien Ă  se reprocher ne sera pas ciblĂ© par un programme d’analyse de donnĂ©es ou de surveillance, ou tout du moins ne s’en trouvera pas concrĂštement affectĂ©.

Eric Schmidt, Ă  l’époque PDG de Google, a dĂ©clarĂ© en 2009[5] :

« Je pense qu’il faut faire preuve de jugeote. S’il y a quelque chose que vous faites et que personne ne doit savoir, peut-ĂȘtre qu’il faudrait ne pas le faire en premier lieu. Si vous avez besoin qu’on respecte Ă  ce point votre vie privĂ©e, le fait est que les moteurs de recherche — y compris Google — enregistrent et conservent des informations pendant un certain temps. Il faut bien se rendre compte que nous, aux États-Unis, sommes soumis au Patriot Act et donc qu’il est possible que toutes ces informations soient mises Ă  la disposition des autoritĂ©s Ă  leur demande. »

Lors de la discussion sur le programme MAINWAY (en), l’ancien sĂ©nateur amĂ©ricain et leader de la majoritĂ© rĂ©publicaine Trent Lott a tenu ces propos[6] :

« De quoi les gens ont-ils peur ? Quel est le problĂšme ? Faites-vous quelque chose que vous n’ĂȘtes pas censĂ©s faire ? »

Le , au cours d'un débat au sujet d'une nouvelle loi sur la surveillance, le membre du Parti Conservateur britannique Richard Graham est accusé d'avoir cité Joseph Goebbels: "Si vous n'avez rien à cacher, vous n'avez rien à craindre."[7]

Opposition

Lorsque l’argument du « rien Ă  cacher » est utilisĂ© dans des dĂ©bats portant sur la vie privĂ©e, plusieurs arguments lui sont opposĂ©s.

Importance de la vie privée

Emilio Mordini, philosophe et psychanalyste, explique que l’argument est paradoxal. L’ĂȘtre humain n’a pas besoin d’avoir « quelque chose Ă  cacher » pour cacher « quelque chose ». L’important n’est pas ce qui est cachĂ©, mais plutĂŽt l’expĂ©rience de possĂ©der une aire privĂ©e, intime, qui peut ĂȘtre cachĂ©e, ou dont l’accĂšs peut ĂȘtre restreint. Du point de vue de la psychologie, nous deviendrions des individus lorsque nous dĂ©couvrons que nous avons le pouvoir de cacher quelque chose aux autres[8].

C’est pourquoi nous n’accepterions pas, comme l’explique Jean-Marc Manach, de placer des camĂ©ras de vidĂ©osurveillance dans les chambres Ă  coucher ; ni mĂȘme d’en Ă©quiper tous les enfants pour lutter contre les actes de pĂ©dophilie[9]. Sur le mĂȘme sujet, Adam D. Moore donne un exemple moins « extrĂȘme »[10] :

« Imaginez qu’en sortant de votre maison, un jour, vous trouviez quelqu’un en train de fouiller votre poubelle, de recoller laborieusement les notes dĂ©chirĂ©es et de rassembler les documents qu’il y trouve. En rĂ©ponse Ă  votre silence stupĂ©fait, il proclame : « Vous n’avez aucune raison de vous inquiĂ©ter — il n’y a rien Ă  cacher, n’est-ce pas ? » »

Moore ajoute que certains individus peuvent souhaiter dissimuler un comportement qui est mal acceptĂ© par la culture dominante. Il prend pour exemple l’historique mĂ©dical ou sexuel d’une personne, ou bien de modes de vie « alternatifs » mal acceptĂ©s par la majoritĂ©, et que tout le monde n’est pas prĂȘt Ă  divulguer[10]. Les opposants au « rien Ă  cacher » soulignent d’ailleurs que les personnes qui emploient cet argument ne rĂ©alisent pas toujours Ă  quel point le croisement des donnĂ©es permet d’obtenir des informations poussĂ©es sur leur situation : des rĂ©seaux sociaux, des moteurs de recherche, des sociĂ©tĂ©s bancaires, des grandes surfaces (via l’usage de cartes de fidĂ©litĂ©) par exemple, peuvent disposer de suffisamment d’informations pour deviner l’état Ă©motionnel d’un individu, pour dĂ©tecter le moment oĂč il entame une relation amoureuse[11], pour obtenir des Ă©lĂ©ments sur son orientation sexuelle[12] ou politique, sur son hygiĂšne de vie (en fonction des produits achetĂ©s) ou sa situation financiĂšre (note de solvabilitĂ©). En somme, un graphe social plus ou moins complet peut ĂȘtre dressĂ© grĂące aux mĂ©tadonnĂ©es.


Plus gĂ©nĂ©ralement, le fait, pour un individu, de se savoir potentiellement surveillĂ© peut l’amener Ă  modifier son comportement et Ă  s’autocensurer[13] - [14]. C’est le principe du panoptique de Jeremy Bentham, qui imagine une prison oĂč les dĂ©tenus sont surveillĂ©s en permanence. Le principe a Ă©tĂ© repris et Ă©tendu plus tard par Michel Foucault, et Gilles Deleuze le rĂ©sume ainsi :

« La formule abstraite du Panoptisme n’est plus « voir sans ĂȘtre vu », mais « imposer une conduite quelconque Ă  une multiplicitĂ© humaine quelconque ». »

Comme l’énonce le roman 1984 de George Orwell, le plus dangereux dans une telle situation n’est pas d’ĂȘtre surveillĂ© en continu, mais de savoir que l’on est susceptible de l’ĂȘtre Ă  tout instant (puisqu’il est de toute maniĂšre impossible de vĂ©rifier si l’on est observĂ© ou non). La mise en place d’une surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e pourrait donc influer sur le comportement de la sociĂ©tĂ© entiĂšre.

Protection de soi, protection de son entourage

Ne pas se sentir concernĂ© par la collecte de ses donnĂ©es personnelles est une chose ; mais pour certains, dĂ©fendre sa vie privĂ©e revient aussi Ă  dĂ©fendre celle de son entourage. Le principe est le suivant : si personnellement je ne prĂȘte pas d’importance Ă  ce que les donnĂ©es de mes Ă©changes et communications soient collectĂ©es, rien ne m’assure que parmi mes correspondants, tous seront du mĂȘme avis. Pour Laurent Chemla, protĂ©ger sa vie privĂ©e, c’est aussi et avant tout protĂ©ger celle de ses proches, ou mĂȘme celle d’individus inconnus dont on croise le chemin. Il donne ainsi les exemples de photographies innocentes prises Ă  cĂŽtĂ© d’une « personne d’intĂ©rĂȘt » : le systĂšme de gĂ©olocalisation de l’appareil photo utilisĂ© peut alors permettre de retrouver prĂ©cisĂ©ment la personne reconnue sur l’arriĂšre-plan de l’image, sans que celle-ci ait un lien quelconque avec le photographe[15]. Le raisonnement s’applique aussi sur la traque des rhinocĂ©ros par les contrebandiers, friands de photographies prises par les touristes car leur permettant de localiser les animaux[15].

Ce point est aussi Ă  mettre en relation avec les systĂšmes de surveillance qui, lorsqu’ils ciblent un individu, vont Ă©galement s’intĂ©resser Ă  son entourage plus ou moins proche, souvent sur deux Ă  trois degrĂ©s de connaissances[16]. Les opposants de l’argument « rien Ă  cacher » s’en servent pour expliquer que mĂȘme quelqu’un qui n’a rien Ă  se reprocher, et qui ne constitue pas une cible cohĂ©rente a priori pour des activitĂ©s de surveillance, peut se retrouver impliquĂ© par l’un de ses contacts. Chacun serait donc non seulement responsable de la vie privĂ©e de son entourage, mais aussi, rĂ©ciproquement, susceptible d’ĂȘtre mis sous surveillance en fonction des agissements de ses proches.

Mauvais usage des données collectées

Le professeur de droit Daniel J. Solove (en) a exprimĂ© son opposition au « rien Ă  cacher » : il affirme qu’un gouvernement, et par extension toute organisation collectant des donnĂ©es, peut diffuser sur une personne des informations susceptibles de lui nuire, ou bien utiliser des informations la concernant pour lui refuser l’accĂšs Ă  certains services, mĂȘme si cette personne n’a commis en pratique aucune mauvaise action. Solove prĂ©tend mĂȘme qu’il est possible de causer du tort Ă  quelqu’un par erreur Ă  partir des donnĂ©es recueillies[3]. Il n’est pas exclu en effet que des donnĂ©es soient diffusĂ©es par mĂ©garde[17], ou bien que quelqu’un obtienne un accĂšs frauduleux Ă  leur support de stockage.

Mais plus gĂ©nĂ©ralement encore se pose la question de la rĂ©utilisation des donnĂ©es. Lorsque celles-ci ne sont pas collectĂ©es de façon transparente, est-il possible de s’assurer qu’il n’y aura pas de dĂ©rives ? C’est la question du poĂšte JuvĂ©nal dans ses satires :

« Mais qui va garder ces gardiens ? »

Bruce Schneier va jusqu’à citer le cardinal de Richelieu :

« Donnez-moi deux lignes de la main d’un homme, et j’y trouverai de quoi suffire Ă  sa condamnation. »

Il indique par lĂ  qu’un gouvernement pourra toujours trouver des aspects, dans la vie d’un individu, permettant de le condamner ou de le faire chanter[18]. C’est l’exemple du roman Le ProcĂšs de Kafka, dont l’accusĂ© ignore Ă  la fois les torts qui lui sont reprochĂ©s et les informations dont disposent les juges Ă  son Ă©gard.

Solove s’inspire d’ailleurs de cet ouvrage pour expliquer le cĂŽtĂ© inĂ©quitable de l’argument du « rien Ă  cacher »[19]. Pour lui, l’argument se fonde sur une conception de la vie privĂ©e comme un droit individuel qui interfĂšre, ou entre en conflit, avec les intĂ©rĂȘts mĂȘme de la sociĂ©tĂ©. Or il affirme que « La vie privĂ©e a une valeur sociale. MĂȘme quand elle protĂšge l’individu, elle le fait pour le bien de la sociĂ©tĂ© »[20].

Un autre argument important, et qui dĂ©coule du prĂ©cĂ©dent, est la persistance des donnĂ©es collectĂ©es dans le temps : rien ne garantit que leur usage sera toujours le mĂȘme que celui qui aura Ă©tĂ© annoncĂ© initialement. Par exemple, le cas des Juifs d’Allemagne, qui sont allĂ©s se dĂ©clarer en 1936, avant que l'ampleur du projet de leur rĂ©pression ne soit dĂ©voilĂ©e[16]. Rien ne garantit qu’un comportement tolĂ©rĂ© aujourd’hui le soit toujours dans le futur.

Enfin, les donnĂ©es personnelles peuvent Ă©galement ĂȘtre utilisĂ©es et analysĂ©es par des sociĂ©tĂ©s privĂ©es pour adapter leur offre en fonction du profil qu'elles auront dressĂ©. C'est d'ailleurs ce que met en avant l'analyste Klara Weiand dans le documentaire Nothing to Hide :

« Une assurance pourrait devenir plus chÚre pour vous, le prix de marchandises pourrait également varier en fonction de votre revenu estimé et de votre propension à acheter ces produits. »

RĂ©ticence des responsables

Les responsables des organisations qui mettent en place des programmes d’analyse des donnĂ©es ne sont pas toujours enclins Ă  faire sur leur propre vie privĂ©e les concessions qu’ils entendent imposer Ă  grande Ă©chelle aux autres, et sont parfois pointĂ©s du doigt Ă  ce sujet [21]. Si eux-mĂȘmes semblent avoir des choses Ă  dissimuler, l’argument du « rien Ă  cacher » qu’ils promeuvent peut sembler moins crĂ©dible.

Utilité discutable de la surveillance

En plus de ces arguments opposĂ©s aux tenants du « rien Ă  cacher », l’efficacitĂ© des systĂšmes de vidĂ©osurveillance[22] ou de surveillance des tĂ©lĂ©communications[23] est rĂ©guliĂšrement mise en cause.

Notes et références

  1. (en) Solove, Daniel J., Nothing to Hide : The False Tradeoff Between Privacy and Security (lire en ligne), p. 1
    « Si vous n’avez rien Ă  cacher, vous n’avez pas Ă  vous inquiĂ©ter Ă  propos de la surveillance du gouvernement. »
  2. (en) Daniel J. Solove, « Why Privacy Matters Even if You Have ‘Nothing to Hide’ », sur www.chronicle.com, (consultĂ© le )
  3. (en) Solove, Daniel J., « Why Privacy Matters Even if You Have “Nothing to Hide” », sur The Chronicle of Higher Education, (consultĂ© le )
    « L’argument « rien Ă  cacher » est omniprĂ©sent dans les discussions Ă  propos de la vie privĂ©e. L’expert en sĂ©curitĂ© des donnĂ©es Bruce Schneier appelle cela l’« argument le plus courant contre les dĂ©fenseurs de la vie privĂ©e ». Le juriste Geoffrey R. Stone (en) dĂ©signe cela comme un « refrain bien trop commun ». Sous sa forme la plus convaincante, c’est un argument qui dit que les enjeux liĂ©s Ă  la vie privĂ©e sont gĂ©nĂ©ralement minimes, ce qui rend inĂ©luctable la victoire de la sĂ©curitĂ© contre la vie privĂ©e. »
  4. (en) Bennett, Colin J., The Privacy Advocates (lire en ligne), pp. 97−98
  5. (en) Newman, Jared, « Google's Schmidt Roasted for Privacy Comments », sur PC World, (consulté le )
  6. (en) « BellSouth denies giving records to NSA », sur CNN (consulté le )
  7. Evan Bartlett, « Tory MP Richard Graham accused of quoting Joseph Goebbels in defence of new surveillance bill », The Independent,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  8. (en) Mordini, Emilio, Nothing to Hide — Biometrics, Privacy and Private Sphere, pp. 257−260
  9. Manach, Jean-Marc, « Lettre ouverte Ă  ceux qui n’ont rien Ă  cacher »,
  10. (en) Moore, Adam D., Privacy Rights : Moral and Legal Foundations (lire en ligne), p. 204
  11. Vion-Dury, Philippe, « GrĂące Ă  vos donnĂ©es, on peut tout savoir de vous : voyez par vous-mĂȘme », sur Rue89, (consultĂ© le )
  12. Nitot, Tristan, « DĂ©rapage d’Eric Schmidt, de Google », sur Standblog, (consultĂ© le )
  13. Nitot, Tristan, « Flicage-brouillon - Partie 1 chapitre 7 - l’impact de la surveillance sur la sociĂ©tĂ© », sur Standblog, (consultĂ© le )
  14. Morgane Tual, « L’autocensure des idĂ©es minoritaires, consĂ©quence de la surveillance de masse », Le Monde.fr,‎ (ISSN 1950-6244, lire en ligne, consultĂ© le )
  15. Chemla, Laurent, « Rien à cacher », sur Mediapart, (consulté le )
  16. « Je n’ai rien Ă  cacher » (consultĂ© le )
    « Lorsqu’une personne est placĂ©e sous « surveillance », son entourage l’est Ă©galement, ce qui se traduit par une surveillance des personnes Ă  deux voire trois degrĂ©s. En prenant en considĂ©ration la thĂ©orie des six degrĂ©s de sĂ©paration (voir Ă©galement l’étude du petit monde datant de 1967), cela reprĂ©sente beaucoup, beaucoup de monde. »
  17. Dricot, Lionel, « Non, je n’ai rien Ă  cacher »,
  18. Schneier, Bruce, « The Eternal Value of Privacy », sur Wired, (consulté le )
  19. Solove, 2007, p. 745
  20. Guillaud, Hubert, « La valeur sociale de la vie privée », sur InternetActu.net,
  21. Nitot, Tristan, « Flicage-brouillon - Partie 1 chapitre 9 - Mais, je n’ai rien Ă  cacher ! », sur Standblog, (consultĂ© le )
    « Pourtant, si tous deux [ Eric Schmidt et Mark Zuckerberg ] semblent penser que la vie privée ne devrait pas exister, ils protÚgent farouchement la leur ! »
  22. Manach, Jean-Marc, « Un rapport prouve l’inefficacitĂ© de la vidĂ©osurveillance », (consultĂ© le )
  23. Fradin, AndrĂ©a, « L’algorithme du gouvernement sera intrusif et inefficace. On vous le prouve », sur Rue89, (consultĂ© le )

Annexes

Bibliographie

Filmographie

Articles connexes

Liens externes

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