Accueil🇫🇷Chercher

Rap mongol

Le rap mongol est un style musical qui apparaît à la fin des années 1980 en Mongolie, durant une période où le régime communiste mongol s'affaiblit et où les espaces d'expression se développent. Le groupe Har Sarnai (Rose noire), créé en 1991, en total décalage avec les courants musicaux alors existants, joue un rôle majeur dans le développement de cet art. Au début des années 2000, la nouvelle génération d'artistes propose des titres aux musiques aux influences variées, mais depuis, cette diversité tend à diminuer quelque peu avec une attention plus poussée portée au modèle américain. Les rappeuses sont rares en raison de la pression sociale.

Homme au crâne rasé, aux bras tatoués, chantant dans un micro devant des muisciens avec des intrsuments traditionnels
Le rappeur Gee.

Le rap mongol est une réappropriation de l'univers musical et des codes du hip-hop américain. Il utilise pour partie ses codes visuels, tels que la pratique symbolique du conflit théâtralisé, le port de vêtements de sport amples, de nombreux bijoux, les comportements et images provocantes, la constitution de crew, etc. Il intègre par ailleurs des références culturelles mongoles telles que le Khöömii (chant de gorge) et le Morin khuur, un instrument de musique traditionnel. Les rappels à l'Empire mongol et notamment à la figure de Gengis Khan, figure tutélaire et nationaliste de la société mongole actuelle, sont fréquents. Ils passent par l'emploi de costumes ou de références à la société mongole introduites dans les titres ou les textes.

Les sujets abordés y sont des plus divers, même si nombre de productions ont pour sujet l'amour romantique. Les revendications politiques et les messages contestataires sont également souvent traités. Dans certains textes, faisant peut-être écho au rap américain, les femmes sont objectifiées. Une autre thématique régulièrement abordée est celle de l'authenticité du peuple mongol. Elle est de nature nationaliste, et plonge ses racines dans la recherche, depuis la chute du régime communiste, d'une identité nationale. Elle passe par la dénonciation de la corruption du sang, le combat contre l'immigration (chinoise notamment) et le rejet des investissements étrangers. Une position plus modérée promeut le développement du peuple mongol par lui-même et la fin du rejet de la faute ailleurs.

La langue mongole est massivement employée, mais d'autres langues, surtout l'anglais parfaitement intégré au paysage linguistique local, sont aussi utilisées. La langue anglaise est un outil que les artistes emploient et manipulent à des fins diverses, parfois au moyen de l'invention de termes mongols anglicisés, pour répondre aux nécessités de leurs démarches artistiques. L'emploi d'un langage grossier est perçu comme permettant de donner plus de réalité aux textes et de mieux faire comprendre l'urgence de certains messages.

Avec le développement d'internet et des moyens technologiques à la fin des années 1990, la diffusion du rap mongol s'est accrue et certains artistes ont eu l'occasion de se produire à l'étranger.

L'indépendance : une ouverture vers les influences culturelles extérieures

Colline occupée par un quartier d'habitat dont la densité diminue vers le sommet
Quartier en banlieue d'Oulan-Bator constitué de yourtes et de maisons en dur.

Le régime communiste a pendant un temps cherché à interdire l'accès à la musique populaire occidentale, se méfiant de son message idéologique. Toutefois, à partir du milieu des années 1960, elle commence à pénétrer en Mongolie par les bagages des Mongols revenant dans leur pays, se diffusant sous le manteau au sein de la jeunesse, tout d'abord dans la capitale Oulan-Bator. Le gouvernement mongol préfère alors accompagner ce mouvement musical en se l'appropriant et en créant des groupes de musique pop étroitement contrôlés. Au milieu des années 1980, ceux-ci commencent à s'émanciper, profitant de la déliquescence politique[Ma 1]. Certaines de leurs chansons sont reprises par la jeunesse manifestante qui, en 1990, en plein effondrement de l'URSS, obtient la démission sans violence des autorités de la Mongolie communiste[Do 1] - [Ma 1]. La transition vers une nation démocratique avec une économie de marché libre s'enclenche. Le contrôle gouvernemental sur les migrations s'atténue considérablement et une partie importante de la population rurale investit les villes mongoles, notamment Oulan-Bator, profitant des opportunités d'emploi offertes par le nouveau système économique. En 2010, plus des deux tiers des Mongols sont urbains et près de la moitié de la population vit dans la capitale[Do 1].

La Mongolie est l'un des pays les plus jeunes du monde avec 75 % de la population ayant moins de 35 ans. Au contraire de la jeunesse rurale qui vit encore dans un mode de vie traditionnel, la jeunesse urbaine est largement ouverte aux influences culturelles extérieures, lesquelles ont abouti à son multilinguisme[Do 1]. Si la musique pop occidentale est déjà accessible avant 1990, la révolution démocratique en a largement favorisé l'accès[Do 2]. La jeunesse s'est rapidement appropriée ces influences, passant de consommatrice de la scène musicale populaire mondiale à productrice, expérimentant de nombreux styles musicaux, jouant avec ces moyens d'expression en les adaptant aux contextes locaux[Do 3]. Autour de 1990, certains artistes ont produit des reprises de chansons populaires occidentales en mongol ou en anglais. D'autres ont intégré à leurs chansons des messages politiques et sociétaux, tels que la défense de la démocratie et de la liberté, ou culturels comme la vie de Gengis Khan[Do 3]. L'ouverture vers l'extérieur a conduit à l'apparition de scènes musicales réalisant une hybridation des influences étrangères et des sons, thèmes et styles typiquement mongols. Les langues étrangères, notamment l'anglais, et le mongol s'y côtoient ou s'y mêlent[Do 2].

Les difficultés économiques résultant de la transition d'une économie centralisée et planifiée à une économie de marché, qui ont notamment rendu les instruments de musique très coûteux, ont conduit à la disparition de nombreux groupes au début des années 1990[Do 3]. À la fin de cette décennie, la situation des artistes auparavant dépendants d'Oulan Bator, les communautés rurales n'ayant pas les moyens de payer le billet d'un concert, s'est améliorée avec l’émergence des ordinateurs, de la télévision par câble, des radios urbaines et d'Internet[Do 3] - [Ma 2]. En outre, de nombreuses entreprises se sont mises à sponsoriser des artistes, bénéficiant en retour de l'association de leur nom avec ceux ayant réussi[Ma 2].

Histoire du rap mongol

Avènement

Médias externes
Images
Har Sarnai en costume.
Audio
Har Sarnai et Amaraa - Duulen niseech sur Soundcloud.

La musique rap, très différente des productions mongoles habituelles, a eu beaucoup de mal à s'imposer[Ma 3]. Le premier groupe de musique rap mongol est MC Boys, apparu à la fin des années 1980. Il aborde des sujets sociétaux, philosophiques et la rébellion[Fo 1]. Il est rapidement suivi, à compter de 1991, par le groupe Har Sarnai (Rose noire)[Fo 1]. Composé de deux frères, il propose une musique forte et brute sur des rythmes de house, qu'ils décrivent comme du techno-rap[Ma 3]. Anthony J. Fonseca décrit leur style comme un mélange de disco et d'electronic dance music[Fo 1], Gregory Delaplace comme un alliage de musique électronique, de rap et de pop[De 1]. Ils chantent voire crient d'une voix gutturale et grognante (chant de gorge), échangent sans cesse la parole, portent un intérêt aux côtés sombres de la vie et de l'amour[Ma 3] - [Fo 1]. Ils arborent sur scène des costumes fantastiques, des uniformes militaristes, des bottes en cuir, des peintures faciales, de longues perruques et un chapeau haut de forme[Li 1] - [Ma 3]. Ils sont constamment en mouvement et les poings et les pieds en l'air. De l'avis de l'historien de la musique Peter K. Marsh, ils ont « marqué une alternative claire aux chanteurs de ballade raffinés, bien coiffés et bien élevés qui avaient dominé le courant principal de la musique jusque-là… » et « ont contribué à libérer un espace pour une nouvelle génération de rappeurs »[Ma 3].

Développement

Le rap commence à véritablement trouver son public à partir du début des années 2000 avec l'avènement d'une nouvelle génération à laquelle appartiennent les groupes Digital et Tatar[Ma 3]. Les jeunes artistes se saisissent de la musique rap et de la culture hip-hop pour traduire dans des formes inexistantes jusqu'à présent dans la musique grand public leurs espoirs, leurs peurs et leurs frustrations[Ma 3]. Dans un premier temps cantonné à la capitale où il est apparu, le rap mongol se diffuse ensuite dans le reste du pays, touchant la jeunesse rurale[Ré 1].

Entre 1997 et 2002, Dain Ba Enkh (Guerre et Paix) chante sur des sujets politiques et sociétaux sur une musique aux rythmes de RnB occidentale et de disco-funk[Fo 1]. Enkhtaivan, actif durant les années 2000, est le premier chanteur solo de RnB et de rap[Fo 1]. Les groupes MonTaRap, Lumino et le chanteur Aka Odko adoptent des formes RnB, Quiza utilise une musique G-funk, le chanteur Gee et le groupe Ice Top ont recours à des formes de Gangsta rap et de rap hardcore[Fo 1]. Le groupe Vainquish choisit un gros son élaboré avec des synthétiseurs et une boîte à rythme Roland TR-808. Depuis les années 2010, Fish symboled stamp, XL, Metune et d'autres emploient des instruments traditionnels et le chant de gorge[Fo 1] - [Dr 1] - [1]. Ces deux éléments locaux sont régulièrement associés avec la musique hip-hop[Ré 2] - [De 1]. Quelques rappeuses apparaissent, telle que Gennie[Fo 1].

Au début des années 2000, il n'est pas rare que les paroles en mongol soient interprétées sur des musiques américaines connues : Bi hendch hereggüi (Je suis inutile, 2001) de Ice Top utilise What's the Difference (1999) de Dr. Dre, et Hüniih ([Elle est] quelqu'un d'autre, 2004) de Lumino, l'un des grands succès du groupe, emprunte I Know What You Want (2003) de Busta Rhymes et Mariah Carey. Alors que les paroles originales de What's the Difference ont pour sujet le dénigrement et la vantardise, la version mongole exprime l'insuffisance personnelle. Dans le deuxième cas, le texte d'origine est une affirmation de l'art érotique tandis que le texte mongol est une déclaration d'amour refusée[De 1]. Les influences ne sont pas seulement américaines. Ainsi, des rappeurs français servent parfois de référence : MonTaRap avec Minii Benz (2002) réinterprète Ma Benz (1998) de NTM, et Tatar utilise dans une chanson l'alternance d'une voix basse, parfois gutturale, inspirée de celle Joey Starr (NTM), et une voix forte et plus aiguë comparable à celle d’Akhenaton (IAM)[De 1].

Audio externe
Ice Top et XL - Hün Chono (Loup-garou) sur Soundcloud.

La voix est perçue comme un véritable instrument. Au début des années 2000, Ice Top la pousse jusque dans ses derniers retranchements. L'écoute est, de l'avis de Grégory Delaplace, « une expérience musicale qui emmène le langage à sa frontière animale »[De 2].

Une américanisation du rap mongol ?

Vidéo externe
Rokitbay - Neg odriin haan sur le compte YouTube de Khagan Films.

La variété de style des débuts a tendance à diminuer quelque peu par la suite, analyse Grégory Delaplace en 2014 : le rap mongol s'américanise au fur et à mesure de son développement et se rapproche du modèle d'Eminem. Le chanteur Gee, au flux régulier égal, à la voix rugueuse mais claire, en est une incarnation. Ce mouvement n'empêche pas les innovations dans l'utilisation du langage à l'image de Neg ödriin haan (Roi pour un jour, 2010) de Rokit Bay[De 3]. Enfin, Gee lui-même utilise parfois dans ses musiques des instruments de musique traditionnels comme le morin khuur et peut employer le khöömii (chant de gorge) dans ses chants[QG 1]. Même un artiste mongol comme TulgaT qui vit à Los Angeles et chante en anglais américain conserve des spécificités propres[De 3].

Entre références culturelles mongoles et références au hip-hop

Le rap est un mouvement musical dans lequel les artistes interagissent avec les formes globales du mouvement hip-hop, principalement influencées par la culture de la communauté afro-américaine où il est né dans les années 1970, et qui reste une référence déterminante, tout en s’enracinant dans le contexte social, économique, culturel et politique local du pays où il est pratiqué. Le rap mongol est donc une réappropriation de l'univers musical et des codes du hip-hop américain dans le contexte local[Ré 3].

Des références visuelles au hip-hop américain

Texte aux lettres en blanc sur fond noir ou aux lettres en noir sur fond blanc.
Le logo Parental Advisory de la Recording Industry Association of America.

La scène du rap mongol utilise des références visuelles au mouvement hip-hop américain telles que le graffiti, qu'elle fait apparaître sur les pochettes d'album[Ré 4] ou sur des fresques murales[Ma 4], ou l'utilisation du logo américain Parental Advisory: Explicit Lyrics[Ré 4]. Censé prévenir de paroles potentiellement choquantes, il est détourné par nombre de rappeurs américains ou d'autres régions du monde pour l'ériger en label de qualité[Ré 4].

Les artistes mongols se créent également des personnages au style gangsta ou bad boy qui renvoient à la pratique symbolique du conflit théâtralisé[Ré 4] - [Ma 3]. Ils peuvent ainsi se vêtir de vêtements de sport amples, souvent porteurs de logos d'équipes sportives américaines, ou de vestes et pantalons en cuir moulants, arborent pour certains de nombreux bijoux (bagues, chaînes en collier) ou des piercings et des tatouages. D'autres ont des casquettes de baseball portées à l'envers ou sur le côté[Ma 3]. Des rappeurs reprennent également la gestuelle scénique, les jurons et les gestes obscènes vus dans les vidéos de rap occidental, utilisent des images telles que le comptage de piles de billets de banque ou l'imitation du reniflement de cocaïne dans leurs clips ou sur les pochettes d'albums[Ma 5]. Il s'agit pour les rappeurs mongols d'« aligner leur art sur les coutumes internationales du hip-hop tout en leur permettant de le différencier des autres genres de chansons pop mongoles traditionnelles »[Ma 5].

Vidéo externe
Lumino - Namaig dagaad tsenge! sur le compte YouTube de Lumino.

Ces provocations peuvent avoir un impact important. En 2002, le clip vidéo de la chanson Namaig dagaad tsenge (Suivez-moi et amusez-vous) du groupe Lumino montre les artistes rappant au milieu de strip-teaseuses dans un club. Le ministre de la Justice, la jugeant pornographique, interdit sa diffusion sur les chaînes de télévision alliées au parti politique au pouvoir. L'effet Streisand assure le succès de la vidéo et de l'album et renforce l'image rebelle du groupe. Une nouvelle version avec des bandeaux « Censored » est publiée par dérision[Ma 6].

Chez les rappeurs américains, le concept de collectif, de gang (crew en anglais), est emprunté au langage du ghetto, et désigne une sorte de famille s'entraidant et partageant un ensemble de codes vestimentaires, corporels ou gestuels. Il n'est que partiellement repris par les groupes de rap mongols, faute, généralement, de posséder un système de marques d'identité aussi défini[Ma 7]. Parmi ces crews, l'un des plus célèbres est Click Click Boom, lequel comprend également un graffeur et un joueur de morin khuur, ce qui renforce ainsi sa distinction esthétique. Un autre, créé par Gennie, Yudenten (Les sweats à capuche), parcourt la Mongolie rurale à la recherche de jeunes rappeurs talentueux[QG 2].

Influence du personnage de Genghis Khan sur le rap mongol

L'un des traits caractéristiques du hip-hop mongol est la fréquence des rappels à la période de l'Empire mongol. Sur une pochette de l'album Lamba guian Nulims du groupe Lumino, les trois membres du groupe, dans une posture de bad boy, sont vêtus de costumes guerriers renvoyant à l’époque de Gengis Khan, le « bad boy de l’histoire » selon le géographe Patrick Rérat[Ré 5]. Ce rappel à Gengis Khan s'inscrit dans le cadre d'une revalorisation du passé de la Mongolie et notamment de sa figure tutélaire et incontournable, après la chute du régime communiste mongol. Celui-ci suivait la politique moscovite prohibant l'évocation de ce personnage, auparavant vénéré, de crainte que sa déification ne réveille le nationalisme mongol et n’inspire des velléités d’autonomie. Les bouleversements qui suivent la mise en place d'un régime politique et économique plus ouvert s'accompagnent de la recherche d'une identité nationale : « Genghis Khan redevient en quelques années le symbole de l’unité de la nation, de sa force, de sa capacité à dépasser les divisions internes et à surmonter les vicissitudes de l’histoire »[Ré 6], « il est le symbole de l’époque où les cavaliers des steppes régnaient sur la moitié du monde connu »[Ré 7]. Par exemple, en 2002, est posée dans la capitale la première pierre d'un mémorial géant. Un deuxième monument est érigé en 2006[Ré 8]. Des intellectuels tels que l’écrivain Galsan Tschinag critiquent ce culte, soutenu par l’État mongol : il s'agit d'une exaltation d'un passé destiné à faire oublier à travers des rêves les difficultés du pays, notamment sa paupérisation[Ré 9]. Celle-ci est accentuée par des problèmes climatiques entraînant la mort du bétail. Elle aboutit à une sédentarisation des nomades et donc un accroissement urbain anarchique de la capitale[Ré 7].

Hommes armés de lances, boucliers, casques et protections corporelles de cuir.
Mongols en costume militaire reconstitué datant de l'Empire mongol.

Les références à l'Empire mongol sont très nombreuses dans le rap mongol, même si elles ne sont pas exclusives à ce genre de musique. Au début des années 2000, le groupe Har Sarnai revêt lors de ses concerts les habits des guerriers mongols et interprète des chorégraphies mélangeant la danse hip-hop et la danse traditionnelle[Ré 10]. Dans ses pochettes d'album, le groupe Tatar, du nom d'un peuple intégré par Gengis Khan à son empire et qui a fourni de nombreux combattants, représente des personnages des conquêtes en s’inspirant de la technique et de l’esthétique des graffitis[Ré 10]. L'écriture traditionnelle empruntée aux Ouïghours sous Genghis Khan, rejetée durant la période communiste à partir de 1941 au profit du cyrillique, est également remise à l'honneur sur les pochettes même si elle est peu pratiquée dans la vie quotidienne[Ré 11] - [Dv 1]. Durant le règne de cet empereur, le bouddhisme tibétain fait son apparition. Réprimé durant la période stalinienne, il connaît une renaissance dès le début des années 1990. L'album Lamba guian Nulims (Les larmes de monsieur Lamba) de Lumino, fait référence à un livre bouddhiste très populaire dans les années 1920, « Les larmes d’un moine »[Ré 12].

Textes

Une diversité de sujets

Les rappeurs mongols abordent une grande diversité de sujets. Le plus répandu, parmi l'ensemble des rappeurs (à l'exception de Gee) est l'amour romantique, même si, de l'avis de Grégory Delaplace, le sujet n'y est pas développé de la façon la plus profonde et la plus variée[De 4]. Dans cette thématique, la douleur de l'amour est régulièrement abordée, principalement du point de vue de l'homme[Ma 7], car les artistes femmes sont rares[QG 3]. Ce thème est traité de façon plus sombre que dans les genres pop et pop-rock[Ma 7]. L'attirance sexuelle, la romance décontractée, la célébration de la jeunesse et de la fête, des déclarations de principe, la ville d'Oulan-Bator, etc. sont d'autres thématiques choisies[De 4].

Audio externe
Gee - UU sur le compte Soundcloud de Gee.

Dans certains textes, le rap mongol participe, par ses références aux grandes heures de son histoire, au renouveau nationaliste de la Mongolie[Ré 13]. Il est également le vecteur de revendications politiques et de messages contestataires, abordant la corruption dans le monde politique, l'inaction des hommes politiques, les investissements étrangers, l'insensibilité à la souffrance des pauvres, le chômage, la pauvreté, l’alcoolisme[Ré 13] - [Ma 8] - [QG 4] ou les mères célibataires[Dr 1]. Ces textes peuvent être associés à des clips vidéos tournés dans les espaces sombres et désolés de bâtiments abandonnés ou délabrés[Ma 7]. Les rappeurs mongols se sentent investis de l'obligation d’autonomiser et d'enseigner aux jeunes générations[QG 5]. L'incorporation de l'expérience personnelle des rappeurs vise à refléter la réalité[QG 1]. Dans le titre UU (Boire), Gee aborde le fléau de l'alcoolisme en Mongolie et utilise quelques jurons pour souligner l'urgence de son message[QG 6].

Dans d'autres textes, les rappeurs masculins jugent les femmes dans leur travail ou leur comportement et leur disent ce qu'elles doivent faire, ou les dépeignent comme des « chiennes », des trophées ou des armes pour attaquer leurs ennemis masculins[QG 3]. Il se pourrait qu'il ne s'agisse que d'une reprise de thèmes du hip-hop américains[QG 7]. À l'inverse des hommes pour lesquels la société mongole s'attend à ce qu'ils soient indépendants, agressifs et bruyants, les artistes femmes subissent les pressions familiales et sociétales qui veulent les rendre centrées sur la famille et altruistes, des qualités qui vont à l'encontre de la nature du style de vie hip-hop selon Wallace Quinn Graham. De nombreuses femmes arrêtent donc après un à deux ans de rap[QG 3].

Être un mongol authentique

Audio externe
Tatar - Hun huneeree bai sur Soundcloud.

Une préoccupation centrale propre à de nombreux textes de rap mongol, mais aussi à de nombreux autres domaines de la société, est celle de l'authenticité, ou comment être un mongol authentique. Ce questionnement trouve son origine dans la montée du nationalisme qui suit la fin du régime communiste. « L'identité mongole est de plus en plus liée à la possession d'un « sang pur » — chose qui est refusée aux enfants d'ascendance mixte et aux « minorités » ethniques dans les provinces occidentales ou en Mongolie-Intérieure, qui sont disqualifiés en tant que « Mongols » au sens plein du terme »[De 4]. La préservation culturelle passe entre autres par la transmission du sang à travers les générations, idée nationaliste et eugénique parfaitement illustrée par le titre Iluu (Supérieur, 2009) de Ice Top, où il est chanté que l'homme mongol est supérieur, le sang mongol est supérieur[De 5].

Toutefois, ce sont avant tout les obstacles à l'application pratique de l'identité mongole dans le monde actuel, plus que sa définition, qui intéressent les rappeurs. Parmi ces obstacles à cet accomplissement se trouvent le gouvernement, par sa corruption et son inaction, et l'immigration chinoise dont il est craint qu'elle mette en minorité les Mongols et aspire les ressources du pays[Li 1] - [De 5]. Ice Top et Dain ba Enh, dans leur titre commun 76 — le nombre de députés au Grand Khoural d'État —, reprennent ces raisons. Le rappeur Gee est particulièrement virulent dans ses attaques contre la Chine et n'hésite pas à faire appel à la figure de Gengis Khan. Cette haine de la Chine peut aller jusqu'à l'appel au meurtre, comme le fait le groupe 4 Züg (Quatre directions)[De 5]. De telles chansons sont peu nombreuses[Li 1]. Dans ces dénonciations, les rappeurs estiment être la voix de la majorité contre celle de minorités illégitimes[De 5]. Une troisième raison est avancée pour expliquer ce qui empêche les Mongols de réaliser leur potentiel en tant que nation : les Mongols eux-mêmes. Le groupe Tatar a développé cette position, plus modérée, dans plusieurs titres et notamment Hün hüneeree bai (Soyez votre propre personne) qui les propulsa à la célébrité à l'âge de 18 ans. Pour ce groupe, les Mongols doivent prendre leurs propres responsabilités en cessant de chercher la faute ailleurs, en arrêtant d'essayer de profiter de l'autre, de s'accrocher à des rêves et croyances insensées[De 6].

Langues

La dureté du langage mongol rend le rap mongol difficile à entendre et à comprendre, selon le rappeur Tsetse. Au contraire, la rappeuse Gennie le juge parfait même si la musique est inévitablement dure[QG 8]. En raison du manque de mots rimant ensemble dans la langue mongole, la plupart des rappeurs n'essaient pas de faire rimer leurs vers[QG 9]. Les critiques du rap mongol reprochent l'utilisation d'un vocabulaire grossier, mais ces mots sont jugés utiles à l'expression par les artistes, même si leur usage doit être minoré selon certains[QG 10]. Ils « reflètent les valeurs d’authenticité, de liberté et d’indépendance de la culture hip-hop » selon Tsetse[QG 5].

Femme souriant, les cheveux détachés, rappant devant un Disc-Jockey
La rappeuse Gennie.

Pour beaucoup de rappeurs, le français, le japonais, l'espagnol, le coréen et le russe mais surtout l'anglais sont utilisés pour nommer les groupes et les artistes (par exemple, en anglais : Range, Ice Top, Gee, Click Click Bloom, BBChain, Oppozit ; en espagnol : Quiza), les titres des chansons et parfois pour l'écriture des paroles[Dv 1]. Les paroles des chansons sont, cependant, généralement en mongol[Ré 2] - [QG 9], dans quelques cas totalement en anglais[Dc 1]. En Mongolie, l'anglais est intégré au paysage linguistique local depuis la fin du régime communiste et tient une place importante dans la vie quotidienne[Dc 2]. Si l'utilisation de l'anglais dans la chanson est bien acceptée lorsqu'il s'agit d'une langue pure, de l'anglais standard, elle ne l'est pas toujours lorsqu'il s'agit d'anglais vernaculaire afro-américain et peut entraîner la critique lorsque ce dialecte est intégré à un texte en mongol. La rappeuse Gennie en fait l'expérience avec son titre à thème nationaliste, mais au titre anglais Don't Cry (Ne pleure pas, 2010). Il lui est reproché d'essayer d'imiter le rap américain. Elle se défend en expliquant qu'elle n'est pas manipulée par l'anglais, mais que c'est elle qui le manipule[Dc 3]. L'utilisation de l'anglais dans le rap mongol répond à plusieurs stratégies. Il est un moyen de s'identifier à une scène musicale transnationale (anglais britannique, anglais vernaculaire afro-américain, etc.) ou de se différencier des autres musiciens anglophones. Il est aussi une ressource symbolique pour faire apparaître une « voix étrangère » ou un sujet étranger imaginaire, il est un espace de liberté permettant l'expression des aspects tabous et dérangeants de la culture mongole. Enfin, il est utilisé pour l'invention de termes mongols anglicisés, incompréhensibles pour les anglophones, et qui nécessitent la connaissance de la culture locale pour être compris[Dc 4].

Procès en authenticité

Le rap mongol suscite les critiques de la part des anciennes générations de musiciens, qui n'y voient qu'une copie des modèles américains[Ma 3] et le résultat d'un lavage de cerveau par le hip-hop américain[Dv 2], mais aussi de la part des défenseurs de la culture traditionnelle[Ré 1] : les artistes de rap mongol sont accusés de déformer la langue et la culture mongoles[Dv 2]. Les critiques soulignent aussi que les milieux culturels sont différents. Il existe ainsi une mixité de la population dans les différents quartiers d'Oulan-Bator. Les ghettos liés à une classe raciale, ethnique ou socio-économique sont absents. En outre, les rappeurs mongols sont généralement issus de la classe moyenne, sont pour la plupart diplômés, et n'ont jamais eu de conditions de vie difficiles, ce qui, selon ces artistes, tient au fait que les pauvres n'ont pas les moyens de se lancer dans une carrière artistique[Ma 9]. Les artistes ayant eu un parcours difficile comme Gee, qui a grandi dans un Ger Khoroolol, un quartier de yourtes, sont particulièrement admirés par leurs confrères. D'autres rappeurs sont jugés commerciaux et qualifiés de faux par d'autres artistes moins connus qui considèrent qu'ils dégradent la qualité de la musique et la rendent moins crédible[QG 11].

En réponse aux critiques sur l'authenticité du rap mongol, Peter K. Marsh souligne que les rappeurs croient que le rap est à la fois authentique et réel en Mongolie, qu'ils ne cherchent pas à strictement copier le rap américain mais à développer un espace d'expression artistique pour défendre les problèmes qui leurs semblent importants et qui ne sont pas abordés par d'autres[Ma 10]. Le rap est pour bon nombre d'artistes parfaitement adapté à l'expression réaliste de la critique sociale, au contraire, de l'avis du rappeur Batorgil du groupe Ice Top, du pop-rock mongol qui ne chante que l'amour. Le public adepte du rap mongol s'attend à des textes sérieux comme souvent dans le rap américain[Ma 11]. Pour Sender Dovchin, le rap mongol est un art transmodal, une recombinaison de ressources linguistiques (mongol, anglais, français, etc.), d'éléments traditionnels (chant de gorge, instruments de musique mongols), de symboles nationalistes, d'héritages culturels, de transgressions, d'attitudes comportementales, qui font du hip-hop mongol un mode de vie à part entière[Dv 3].

Diffusion du rap mongol

Les moyens technologiques tels qu'internet, notamment les sites de médias sociaux comme YouTube et Facebook, ont amélioré la visibilité et la qualité des productions, facilité les contacts entre les fans et les artistes ou entre les artistes, tout en rendant la concurrence entre artistes plus équitable, l'appui d'un producteur ou d'un label de musique n'étant plus obligatoire. Ces médias offrent également une plus grande liberté artistique, la logique commerciale ne contraignant plus la production[QG 12].

Le rap mongol est abondamment commercialisé en Mongolie et de nombreux rappeurs vendent au moins certaines de leurs chansons, ne serait-ce que pour survivre économiquement. Quelques rares exceptions comme la rappeuse Gennie refusent cette commercialisation[Note 1] - [QG 13].

La diffusion du rap mongol outrepasse les frontières nationales. Il est ainsi intégré au réseau du monde musical asiatique et des groupes comme Lumino et Tatar ont donné des concerts en Chine, au Japon et en Corée du Sud et même, pour le groupe Lumino, aux États-Unis auprès de la diaspora mongole[Ré 14]. La rappeuse Gennie a été invitée aux États-Unis par un guitariste de rock pour collaborer et enregistrer de la musique. Elle a également participé, en France, au festival de hip-hop mongol-français Hos Ayas. Cette manifestation figure en bonne place dans le documentaire Mongolian Bling (Ghazarian & Binks, 2012) dont le sujet est le rap mongol[QG 14].

Notes et références

Note

  1. Elle souhaite que les gens recherchent sa musique, la trouvent par l'intermédiaire d'amis ou la découvrent en ligne. En restant à l'écart de l'industrie de la musique, elle croit aussi être mieux à même de rester en contact avec la réalité et apprend à travers ses nombreux projets collaboratifs avec d'autres musiciens.

Articles

  • (ja) Grégory Delaplace, « Hippu hoppu jijô. Kashi ni hyôgen sareta rinri to bigaku/The ethics and esthetics of Mongolian hip-hop », dans Konagaya Yuki, Maekawa Ai, Understanding Contemporary Mongolia in 50 Chapters [« Gendai Mongoru o shiru tame no 50 shô »], Tokyo, Akashi Shoten, coll. « Area Studies » (no 133), (lire en ligne), p. 296-302.
  1. Delaplace 2014, p. 297.
  2. Delaplace 2014, p. 298-299.
  3. Delaplace 2014, p. 299-300.
  4. Delaplace 2014, p. 300.
  5. Delaplace 2014, p. 300-301.
  6. Delaplace 2014, p. 301-302.
  1. Dovchin 2011, p. 316-317.
  2. Dovchin 2011, p. 321-322.
  3. Dovchin 2011, p. 321.
  • (en) Sender Dovchin, « Translocal English in the linguascape of Mongolian popular music », World englishes, vol. 36, t. 1,‎ , p. 1-19 (lire en ligne).
  1. Dovchin 2016, p. 10-11.
  2. Dovchin 2016, p. 4-7.
  3. Dovchin 2016, p. 1-2.
  4. Dovchin 2016, p. 15-16.
  • (en) Sender Dovchin, « Dissatisfaction and Dissent in the Transmodal Performances of Hip-hop Artists in Mongolia », dans Andrew S. Ross et Damian J. Rivers, The sociolinguistics of hip-hop as critical conscience : dissatisfaction and dissent, Palgrave Macmillan, (ISBN 978-3-319-59244-2, DOI 10.1007/978-3-319-59244-2_8, lire en ligne), p. 191-211.
  1. Dovchin 2018, p. 192.
  2. Dovchin 2018, p. 194.
  3. Dovchin 2018, p. 206-207.
  • (en) Peter K. Marsh, « Our generation is opening its eyes: hip-hop and youth identity in contemporary Mongolia », Central Asian Survey, vol. 29,‎ , p. 345-358 (lire en ligne).
  1. Marsh 2010, p. 345-347.
  2. Marsh 2010, p. 347-349.
  3. Marsh 2010, p. 350.
  4. Marsh 2010, p. 351.
  5. Marsh 2010, p. 350-351.
  6. Marsh 2010, p. 351-352.
  7. Marsh 2010, p. 352.
  8. Marsh 2010, p. 352-353.
  9. Marsh 2010, p. 353-355.
  10. Marsh 2010, p. 354-355.
  11. Marsh 2010, p. 353.
  • Patrick Rérat, « Le rap des steppes. L’articulation entre logiques globales et particularités locales dans le hip-hop mongol », Géographie et cultures, no 59,‎ , p. 43–55 (ISSN 1165-0354, DOI 10.4000/gc.3751, lire en ligne, consulté le ).
  1. Rérat 2006, paragraphe 21.
  2. Rérat 2006, paragraphe 18.
  3. Rérat 2006, paragraphe 5.
  4. Rérat 2006, paragraphes 6 à 8.
  5. Rérat 2006, paragraphe 8.
  6. Rérat 2006, paragraphes 10 à 14.
  7. Rérat 2006, paragraphe 24.
  8. Rérat 2006, paragraphe 14.
  9. Rérat 2006, paragraphe 25.
  10. Rérat 2006, paragraphe 15.
  11. Rérat 2006, paragraphe 16.
  12. Rérat 2006, paragraphe 17.
  13. Rérat 2006, paragraphe 23.
  14. Rérat 2006, paragraphe 20.
  • (en) Wallace Quinn Graham, « B-Boy and Buuz: A Study of Mongolian Hip-Hop Culture », Independent Study Project (ISP) Collection,‎ (lire en ligne).
  • Autres références
  1. (en) « Hip-hop duo Fish Symboled Stamp splices together traditional ‘Khoomei’ and urban beats », sur globaltimes.cn, (consulté le )

Autres ressources

Voir Simon Wickhamsmith, « Mongolian Bling. Written and directed by Benj Binks; produced by Nubar Ghazarian », Pacific Affairs, vol. 87, no 1,‎ , p. 211–212 (lire en ligne, consulté le ) ;
(en) « Think bling as Mongolian youth rap away their cares », Reuters,‎ (lire en ligne)
Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplémentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimédias.