Lemme d'Urysohn
Le lemme d'Urysohn est un résultat de topologie, qui établit que pour deux fermés disjoints F et G d'un espace normal X (ou plus généralement d'un espace T4), il existe une fonction continue de X dans l'intervalle [0, 1] qui vaut 0 sur F et 1 sur G.
Ce lemme permit d'étendre aux espaces normaux le théorÚme de prolongement de Tietze, initialement démontré en 1914 par Heinrich Tietze pour les espaces métriques[1]. Pavel Urysohn trouve une nouvelle démonstration et énonce son lemme un peu plus tard, dans un texte mathématique dont l'objectif est la démonstration des théorÚmes sur l'invariance de la dimension d'un espace topologique localement homéomorphe à un espace euclidien.
ĂnoncĂ©s
Il existe un premier énoncé spécifique aux espaces T4 (et dont la réciproque est immédiate) :
Lemme d'Urysohn â Si X est un espace T4 alors, pour tous fermĂ©s disjoints F et G de X, il existe une fonction continue de X dans l'intervalle [0, 1], qui vaut 0 sur F et 1 sur G.
Un premier corollaire est que tout espace normal (i.e. T4 et séparé) est complÚtement régulier.
Un autre corollaire est le suivant[2] :
- Si X est un espace localement compact alors, pour tout compact K de X, il existe une application continue de X dans [0, 1], Ă support compact, et qui vaut 1 sur K.
Ce lemme est aussi utilisé en géométrie différentielle sous la forme suivante[3] :
- Soient K un compact d'un espace euclidien E et Ω un ouvert de E contenant K. Il existe une fonction infiniment différentiable de E dans [0, 1], dont le support est inclus dans Ω, et qui vaut 1 sur K.
Approche qualitative
Fragment d'histoire
Une des grandes questions qui se posent au dĂ©but du XXe siĂšcle en topologie est la classification des diffĂ©rents espaces. Un invariant important pour ce classement est la dimension. Si un espace topologique connexe possĂšde en tout point un ouvert, contenant ce point et homĂ©omorphe Ă un ouvert d'un espace euclidien, tous les espaces euclidiens ont la mĂȘme dimension et cette dimension est unique[4]. Si ce rĂ©sultat est trĂšs intuitif : si un espace topologique est de mĂȘme nature qu'une courbe, ce n'est alors pas un plan, la dĂ©monstration est difficile. Depuis Peano, la connaissance d'une fonction continue et surjective de R dans [0, 1]2 illustre un des Ă©cueils Ă Ă©viter, pour trouver des dĂ©monstrations rigoureuses.
Heinrich Tietze travaille sur cette question et, dans ce contexte, montre en 1914 que si f est une application continue définie sur un fermé d'un espace métrique, elle est continument prolongeable sur l'espace entier[5]. Il trouve la définition d'espace normal en 1923[6]. Pavel Urysohn, un mathématicien russe, parvient à démontrer le théorÚme clé de la dimension qu'il publie[7] en 1924. Il retrouve des résultats déjà démontrés par Luitzen Brouwer en 1912, mais qu'Urysohn ne connaissait pas[8]. Cette publication contient le lemme de l'article.
On doit encore Ă Tietze aussi le thĂ©orĂšme de prolongement, qui porte maintenant son nom et dont le lemme de l'article n'est qu'un cas particulier[8]. Jean DieudonnĂ© dĂ©veloppe l'usage du thĂ©orĂšme en gĂ©omĂ©trie diffĂ©rentielle et dĂ©veloppe simultanĂ©ment et indĂ©pendamment avec Salomon Bochner la notion de partition de l'unitĂ©[9] en 1937. Il introduit aussi la dĂ©finition d'espace paracompact[9] en 1944, elle remplace souvent celle d'espace normal, qui contient trop d'exceptions pathologiques pour ĂȘtre vĂ©ritablement fertile en topologie algĂ©brique[6].
Usages
On trouve le lemme d'Urysohn dans deux contextes géométriques différents.
- En topologie algĂ©brique, ce lemme est utilisĂ© pour Ă©tablir des rĂ©sultats topologiques fondamentaux. Ainsi l'une des dĂ©monstrations du thĂ©orĂšme de Jordan, qui indique qu'un lacet sĂ©pare l'espace en deux composantes connexes, utilise le thĂ©orĂšme de prolongement de Tietze, lequel â malgrĂ© l'existence d'une dĂ©monstration directe plus simple[10] â se dĂ©duit, par tradition, du lemme d'Urysohn.
- En géométrie différentielle, le lemme d'Urysohn est utilisé pour établir un des outils les plus importants[11] de la géométrie différentielle. Cet outil porte le nom de partition de l'unité. Il permet par exemple d'établir l'existence d'une densité sur une variété différentielle.
DĂ©monstrations topologiques
Lemme d'Urysohn
Soit D une partie dĂ©nombrable dense de ]0, 1[, par exemple l'ensemble des fractions dyadiques[12] - [13], ou simplement ââ©]0, 1[[14].
- On dĂ©finit une famille (U(r))râD d'ouverts telle que
et On procĂšde pour cela par rĂ©currence, aprĂšs avoir choisi une bijection r de â dans D : soit n un entier naturel et supposons que les U(rk) pour k < n vĂ©rifient les deux conditions ci-dessus. Le fermĂ© est alors inclus dans l'ouvert Puisque X vĂ©rifie la propriĂ©tĂ© T4, il existe donc un ouvert U(rn) tel que - On dĂ©finit ensuite une fonction f de X dans [0, 1] par
Par construction, f vaut 0 sur F et 1 sur G. Elle est continue car semi-continue à la fois supérieurement et inférieurement.
Corollaire
Soit K une partie compacte d'un espace localement compact X. L'objectif est de montrer l'existence d'une fonction f continue, à support compact, qui vaut 1 sur K[15]. Puisque X est localement compact, pour tout point k de K, il existe un ouvert Uk contenant k et dont l'adhérence est compacte. La famille (Uk) forme un recouvrement ouvert du compact K, donc il est possible d'en extraire un sous-recouvrement fini (Ukn). L'union des Ukn est un ouvert U contenant K et dont l'adhérence L est compacte donc normale. Le lemme d'Urysohn montre qu'il existe une fonction fL, qui vaut 1 sur K et 0 sur le complémentaire de U dans L. On prolonge fL par une fonction f, définie sur X et qui vaut 0 sur le complémentaire de L dans X. La fonction f est continue sur le fermé L, et nulle donc continue sur le complémentaire de U dans X. Elle est donc continue sur l'union X de ces deux fermés. Le support de la fonction f est un fermé du compact L, la fonction f est donc à support compact.
Démonstrations différentielles
Fonction plateau
Dans toute la suite de l'article E dĂ©signe un espace euclidien et n sa dimension. La dĂ©monstration du lemme d'Urysohn en gĂ©omĂ©trie diffĂ©rentielle demande la construction de fonctions plateau, analogue Ă celle illustrĂ©e sur la figure de droite. On cherche une application fÎŽ, oĂč ÎŽ est un rĂ©el strictement positif, de E et Ă valeurs dans les nombres rĂ©els positifs, Ă support dans la boule fermĂ©e de centre le vecteur nul et de rayon ÎŽ, infiniment diffĂ©rentiable et d'intĂ©grale sur E Ă©gale Ă 1[16].
Pour construire une telle fonction, on bĂątit d'abord la fonction illustrĂ©e en rouge sur la figure de gauche. Soit a et b deux nombres rĂ©els tels que a < b, on cherche Ă construire une application Ïab dĂ©finie sur R, Ă support Ă©gal Ă [a, b], infiniment dĂ©rivable et Ă valeurs dans les nombres rĂ©els strictement positifs. On dĂ©finit la fonction Ïab par :
Une rapide vĂ©rification montre que Ïab est bien infiniment dĂ©rivable, Ă support Ă©gal Ă [a, b] et Ă valeurs positives. Comme elle est Ă valeurs strictement positives sur ]a, b[, l'intĂ©grale dont la valeur est notĂ©e k-1 est bien diffĂ©rente de 0.
On cherche alors Ă construire la fonction illustrĂ©e en bleu sur la figure de gauche. C'est une fonction Ïab de R dans l'intervalle [0, 1] qui vaut 1 pour toute valeur infĂ©rieure Ă a, 0 pour toute valeur supĂ©rieure Ă b et qui est infiniment dĂ©rivable. Pour la construire, il suffit de considĂ©rer la primitive de la fonction -k.Ïab qui vaut 0 en b. La fonction fÎŽ est alors dĂ©finie par :
Lemme
On suppose que E est un espace euclidien, K, illustrĂ© en vert sur la figure de gauche est un compact, Ω est un ouvert contenant K, en jaune sur la figure et on note cΩ, en rouge, le fermĂ© complĂ©mentaire de Ω. L'objectif est de construire une application dĂ©finie sur E, Ă valeurs dans [0, 1], qui vaut 1 sur K, 0 sur cΩ et infiniment diffĂ©rentiable. Cela revient Ă dire que la fonction g recherchĂ©e possĂšde un graphe inclus dans la cage jaune de la figure en haut Ă droite (sauf sur la zone rouge oĂč elle est nulle) et qu'elle recouvre le graphe de la fonction caractĂ©ristique que K, illustrĂ©e en bleu-vert sur la mĂȘme figure. En termes plus mathĂ©matiques on obtient, si ÏK et ÏΩ dĂ©signent les fonctions caractĂ©ristiques de K et de Ω :
Considérons la fonction de K dans R+, qui à x associe la distance entre x et cΩ. C'est une fonction continue, définie sur un compact, elle atteint sa borne inférieure. Si cette borne inférieure était nulle, elle serait atteinte en un point x adhérent à K et à cΩ. Comme ces deux ensembles sont fermés, x serait élément de K et de cΩ. Par définition de Ω, un tel point ne peut exister et la borne inférieure est strictement positive. Soit Ύ un réel strictement positif tel que 2.Ύ soit plus petit que cette borne inférieure (illustré sur la figure de gauche). On considÚre alors l'ensemble V, illustré en violet sur la figure de gauche, des points de E situés à une distance inférieure ou égale à Ύ de K. Par construction, tout point de cΩ est à une distance au moins égale à Ύ de V et toute boule de centre un point de K et de rayon Ύ est incluse dans l'ensemble V.
On considĂšre la fonction caractĂ©ristique ÏV de l'ensemble V, illustrĂ©e sur la figure au milieu Ă droite et on dĂ©finit g comme le produit de convolution de la fonction ÏV et fÎŽ du paragraphe prĂ©cĂ©dent :
Comme les deux fonctions sont à support compact, l'intégrale est bien définie. Comme fΎ est une fonction infiniment différentiable, la fonction g l'est[17]. Comme la fonction caractéristique est à valeurs positives comprises entre 0 et 1 et que fΎ est une fonction positive, d'intégrale sur E égal à 1, la fonction g prend ses valeurs dans l'intervalle [0, 1]. Si x est un élément de K, la fonction qui à t associe fΎ(x - t) est partout nulle, sauf sur la boule de centre x et de rayon Ύ. Si x est élément de K, cette boule est incluse dans V, on en déduit :
Si x est Ă©lĂ©ment de cΩ, la fonction qui Ă t associe fÎŽ(x - t) est encore partout nulle, sauf sur la boule de centre x et de rayon ÎŽ. Sur cette boule, la fonction ÏV est nulle, on en dĂ©duit que sur le complĂ©mentaire de Ω, la fonction g est bien nulle. Cette remarque termine la dĂ©monstration[3]. La fonction g est celle illustrĂ©e sur la figure en bas Ă droite.
Notes et références
- Dans un espace métrique, le lemme d'Urysohn est immédiat : voir l'article Axiome de séparation (topologie).
- Serge Lang, Analyse RĂ©elle, Paris, InterEditions, , 230 p. (ISBN 978-2-7296-0059-4), p. 38.
- La démonstration de la version différentielle présentée ici est analogue à celle de « Lemme d'Urysohn », sur les-mathematiques.net.
- (en) Tony Crilly, chap. 1 « The emergence of topological dimension theory », dans I. M. James, History of Topology, Elsevier, (ISBN 978-0-08053407-7, lire en ligne), p. 1-24.
- (de) Boto von Querenburg (de), Mengentheoretische Topologie, vol. 3, Berlin, Springer, , 3e Ă©d., 353 p., poche (ISBN 978-3-540-67790-1 et 3540677909).
- Nicolas Bourbaki, ĂlĂ©ments d'histoire des mathĂ©matiques [dĂ©tail des Ă©ditions], Springer, 2006, p. 205.
- (de) P. Urysohn et P. Aleksandrov, « Zur Theorie der topologischen RÀume », Mathematische Annalen, 1924.
- L. C. Arboleda, « Les DĂ©buts de l'Ăcole Topologique SoviĂ©tique : Notes sur les Lettres de Paul S. Alexandroff et Paul S. Urysohn Ă Maurice FrĂ©chet », Arch. Hist. Exact Sci., vol. 20, no 1, 1979, p. 73-89.
- Article « Jean Dieudonné » dans l'EncyclopÊdia Universalis.
- (en) Mark Mandelkern, « A short proof of the Tietze-Urysohn extension theorem », Archiv der Mathematik, vol. 60, no 4,â , p. 364-366 (lire en ligne).
- Marcel Berger et Bernard Gostiaux, Géométrie différentielle : variétés, courbes et surfaces [détail des éditions], p. 114.
- (en) James Dugundji, Topology, Allyn & Bacon, , 447 p. (ISBN 978-0-697-06889-7, lire en ligne), p. 146-147.
- FrĂ©dĂ©ric Paulin, « Topologie, analyse et calcul diffĂ©rentiel, Ăcole Normale supĂ©rieure (2008-2009) », p. 37.
- (en) « proof of Urysohn's lemma », sur PlanetMath.
- La démonstration proposée ici est extraite de Lang 1977, p. 38.
- On trouve ce type de construction dans Berger Gostiaux, p. 19.
- Voir à ce sujet l'article « Intégrale paramétrique ».
Voir aussi
Bibliographie
(en) M. Henle, A combinatorial introduction to topology, Dover Publications (1994) (ISBN 0486679667)
Lien externe
G. Favi, Quelques idéaux maximaux de l'anneau des fonctions continues Journal de l'IMA, Université de Basel (Une démonstration de la version topologique)