La Pensée captive
La PensĂ©e captive: Essai sur les logocraties populaires (Zniewolony umysĆ) est une oeuvre du philosophe et essayiste dissident CzesĆaw MiĆosz de 1953. Elle dĂ©crit comment, aprĂšs le choc de destruction de la Seconde guerre mondiale et sous les mĂ©thodes brutales du libĂ©rateur soviĂ©tique, l'intelligentsia polonaise accepte par Ă©tapes de se conformer Ă la nouvelle doctrine communiste appuyĂ©e sur un corpus idĂ©ologique, le matĂ©rialisme dialectique, confondant marxisme et impĂ©rialisme russe, et niant largement les valeurs et les esthĂ©tiques qu'elle dĂ©fendait auparavant.
La Pensée captive | |
Auteur | CzesĆaw MiĆosz |
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Genre | Essai |
Date de parution | 1953 |
Nombre de pages | 334 |
Résumé
Préface de Karl Jaspers
La pression des Etats totalitaires sur lâindividu n'est pas une bascule brusque de la vĂ©ritĂ© au mensonge, mais sâinstille. Milosz est de ces personnages rendus complexe par le totalitarisme soviĂ©tique ; il nâa pas le fanatisme de la libertĂ© des dissidents.
Au lieu dâune histoire L'auteur a servi dans la diplomatie polonaise de 1946 Ă 1950. Il n'est pas parti car il avait des liens trop forts sur place, en l'occurrence la langue, polonaise, qu'il utilisait comme poĂšte surrĂ©aliste. Jusquâen 1950 en Pologne, on incitait seulement Ă adhĂ©rer au rĂ©alisme socialiste ; il a essayĂ© de comprendre le Diamat (matĂ©rialisme dialectique) pour finir par le rejeter quand on a commencĂ© Ă lâimposer.
I. Murti-Bing
Ignacy Witkiewicz dans son roman LâInassouvissement (1932) dĂ©crit une Pologne arrivĂ©e au bout dâun cycle de civilisation : Ă©rotomanie, discussions mĂ©taphysiques abstrues (sur Husserl), maladies psychiques, etc. Son puissant voisin sino-mongol est beaucoup plus fruste et brutal. Mais la conquĂȘte de la Pologne se fait sans coup fĂ©rir, en inondant celle-ci prĂ©alablement de pilules Murti-Bing, qui permet de transmettre par voie organique la vision du monde des conquĂ©rants. Ses utilisateurs Ă©prouvent du bien ĂȘtre Ă la prendre et deviennent indiffĂ©rents au sort politique dâune Pologne occupĂ©e. Witkiewicz Ă©tait en cela visionnaire, et sâest dâailleurs suicidĂ© en 1939 Ă lâarrivĂ©e des troupes soviĂ©tiques.
Ce qui aide les Polonais Ă prendre aujourdâhui du Murti-Bing, câest dâabord « le vide », câest-Ă -dire le manque de rĂ©fĂ©rentiel mĂ©taphysique commun. Un paysan et un clerc mĂ©diĂ©val se retrouvaient dans celui du Christianisme, alors quâaujourdâhui il nâexiste plus ce sens suprĂȘme partagĂ©. De plus un aspect de nĂ©cessitĂ© se dĂ©gage : le socialisme apparaĂźt comme « lâunique courant du rĂ©el, dont la vigueur provient de son harmonie avec les lois historiques » (p32[1]) ; crĂ©er une Ćuvre qui se fait hors de lui lui ferait perdre sa valeur. Alors que lâOccident crĂ©e une infinitĂ© dâaberrations esthĂ©tiques et philosophiques, le socialisme rassure dâailleurs lâartiste par une voie toute tracĂ©e pour le fond et la forme : « Prenons comme exemple la poĂ©sie. Outre la poĂ©sie politique, la poĂ©sie lyrique est aussi autorisĂ©e, pourvu quâelle soit : 1e sereine, 2e dĂ©pouillĂ©e de tout Ă©lĂ©ment de pensĂ©e contraire aux principes gĂ©nĂ©ralement admis (en pratique, cela revient Ă nâadmettre que des descriptions de la nature et lâexpression des sentiments quâon Ă©prouve pour ses proches) ; 3e comprĂ©hensible ». Lâartiste se contente au dĂ©but du rĂ©alisme critique, câest-Ă -dire dâune critique de la sociĂ©tĂ© capitaliste, mais doit ensuite passer au rĂ©alisme socialiste (p39), câest-Ă -dire au stade de lâĂ©loge positif du socialisme. Câest une Ă©tape beaucoup plus engageante, oĂč lâartiste Ă©prouve de la culpabilitĂ© par rapport aux traditions intellectuelles de sa jeunesse : considĂ©rer la religion catholique comme opium du peuple par exemple, ou encore accepter que la Pologne adopte le russe comme langue universelle et les Russes comme Centre du nouvel ensemble territorial.
MalgrĂ© la pilule de Murti-Bing prise, il y a en Europe centrale une absence de bonheur positif qui indiquerait un manque dâeffets : « Pourtant il y a quelquechose dâinsaisissable dans le climat humain de capitales telles que Varsovie ou Prague. Le fluide collectif qui rĂ©sulte de lâĂ©change et de lâaddition des fluides individuels est mauvais. Câest une aura faite de force et de malheur, de paralysie intĂ©rieure et extĂ©rieure » (p48)
II. LâOccident
LâEurope centrale et orientale a vĂ©cu la dĂ©vastation durant la seconde guerre mondiale, beaucoup plus quâĂ lâouest ou aux Etats-Unis ; celle-ci a des effets psychologiques profond en ce quâelle fait table rase des valeurs prĂ©cĂ©dentes : les titres universitaires, les postes prestigieux en entreprise ou dans la sociĂ©tĂ©, le cours des monnaies perdent toute valeur en quelques semaines. Il en est de mĂȘme de la valeur protectrice de la maison dans laquelle on avait investit et qui se transforme en dĂ©bris, ou encore de la cĂ©rĂ©monie du mariage qui se transforme en lâexpression du concubinage de 2 ĂȘtres se serrant les coudes. Ces « expĂ©riences dĂ©cisives » (p56) sont le sceau de rĂ©alitĂ© qui font admettre de se soumettre au nouveau pouvoir soviĂ©tique. Le centre-EuropĂ©en se voit rĂ©pĂ©ter que le fascisme est une rĂ©action bourgeoise devant lâinĂ©luctable montĂ©e du communisme, et quâil entraĂźne une guerre quâil est amenĂ© Ă perdre ; il acquiert donc « la conviction que le nazisme et lâamĂ©ricanisme sont des phĂ©nomĂšnes semblables, issus des mĂȘmes bases Ă©conomiques » (p58).
Il est difficile pour un EuropĂ©en de lâest de ne pas se mĂ©prendre sur les Ătats-Unis. Alors quâil connaĂźt une traditionnelle coupure forte entre intelligentsia et peuple, il ne comprend pas le continuum de classe quâopĂšre la culture populaire amĂ©ricaine : il visionnera un film de sĂ©rie B amĂ©ricain comme sâil Ă©tait reprĂ©sentatif des milieux intellectuels ou au contraire critiquera la coupure entre la culture de lâĂ©lite et de celle du peuple. « Par exemple, la peinture dâavant-garde, si « difficile » et « incomprĂ©hensible », atteint pourtant des cercles trĂšs vastes, par lâinfluence quâelle exerce sur le style de la publicitĂ©, de la mode fĂ©minine, du dĂ©cor de thĂ©Ăątre, de lâarchitecture dâintĂ©rieur et â ce qui est peut-ĂȘtre plus important encore â sur la forme des machines et des appareils dont tout le monde se sert. En comparaison, le style « Empire soviĂ©tique », consistant Ă peindre de grands panneaux sur lesquels on voit des dignitaires groupĂ©s et posant de diverses façons, est complĂštement dĂ©tachĂ© de la vie. Ayant dĂ©truit lâexpĂ©rimentation dans lâart, le Centre [Moscou] sâest condamnĂ©, dans le domaine des arts appliquĂ©s (âŠ), Ă une imitation grossiĂšre des arts appliquĂ©s de lâOuest, qui, eux sont continuellement renouvelĂ©s » (p67).
Fondamentalement, les centre-EuropĂ©enns doutent (et espĂšrent) que lâOccident puisse apporter une alternative Ă la « MĂ©thode » (la doctrine socialiste) Il faudrait une alternative qui ait du contenu, et ne soit pas quâun simple Ă©loge de la libertĂ© (car « Ătre libre de quelque chose, câest beaucoup, mais câest bien moins que dâĂȘtre libre pour quelque chose » (p.64).) « Le matĂ©rialisme dialectique trouve en eux facilement un Ă©cho, car câest une forme de pensĂ©e terrestre. Ils auraient volontiers saluĂ© une littĂ©rature et un art Ă©trangers Ă la MĂ©thode, mais Ă condition quâils soient forts, terrestres et sains » (p.71).
La « lutte contre le cosmopolitisme » concentre ces contradictions : lâEurope centrale est appelĂ©e Ă se dĂ©barrasser de sa tradition dâimiter lâEurope occidentale (ainsi les palais en Pologne ont des Italiens pour architectes), mais en cela ils imitent une autre tradition Ă©trangĂšre, celle de la Russie. En effet la dĂ©testation d'un occident dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© qui devrait ĂȘtre rĂ©gĂ©nĂ©rĂ© par un peuple nouveau, « terrestre, dur », par les « Scythes » dont parlait Alexandre Blok pour dĂ©signer les Russes, est un trait typique de la Russie.
Au final, la MĂ©thode permet dâavoir toujours raison et vient de Russie, et il nây a pas dâalternative Ă attendre du cĂŽtĂ© occidental, qui mĂ©rite donc le dĂ©goĂ»t. Pourtant les Centre-EuropĂ©ens gardent toujours un vague espoir de ce cĂŽtĂ©-lĂ .
III. Le Ketman
Les populations dâEurope centrale pratiquent vis Ă vis de l'idĂ©ologie communiste qui leur est imposĂ©e le ketman (la dissimulation mentale dans le vocabulaire chiite, Ă©quivalent de la TaqĂźya) : elles savent quâelles vivent dans un mensonge convenu et quâelles ont un jeu Ă jouer. Il faut en distinguer plusieurs types :
- Le ketman national : alors que la lutte contre le titisme est bien lancée, il est tenté de défendre une voie nationale du socialisme : « Socialisme : oui ; Russie : non » (p97).
- Le ketman de la pureté révolutionnaire : on le trouve plutÎt en Russie, avec Mayakovski comme figure de proue.
- Le ketman esthĂ©tique : adepte de lâĂ©vasion par lâobservation, il se rĂ©fugie dans le merveilleux pour supporter lâappauvrissement des choses Ă voir. Mais le pouvoir a tendance Ă rĂ©primer celles-ci, que ce soit en architecture, Ă lâexception des thĂ©Ăątres qui fleurissent et qui fond salles comble justement sur des classiques merveilleux type Shakespeare, aux arts dĂ©coratifs dont la Pologne et la TchĂ©coslovaquie Ă©taient leaders pourtant avant guerre.
- Le ketman professionnel : il se concentre sur son métier.
- Le ketman sceptique : peu dangereux car son scepticisme embrasse tout.
- Le ketman mĂ©taphysique : il a souvent un fond catholique. Pour lui lâĂ©poque mĂ©taphysique est un passage par lâabsence de mĂ©taphysique. « Les gouvernants tolĂšrent ce type de catholiques comme un mal passagĂšrement nĂ©cessaire, parce quâon nâen est pas encore Ă lâĂ©tape oĂč il sera possible dâexterminer entiĂšrement la religion et quâil vaut mieux avoir des dĂ©vots polis que rebelles » (p111). Les plus convaincus, les « catholiques progressistes » sont envoyĂ©s Ă lâĂ©tranger comme preuve de la tolĂ©rance de Moscou. Par contre les tendances « mĂ©taphysiques » chez artistes et intellectuels sont trĂšs rĂ©primĂ©es : « LâĂ©crivain, ayant une fonction civilisatrice, ne peut pas ĂȘtre une sorcier ni un chaman » (p112).
- Le ketman Ă©thique : il se plie Ă une vĂ©ritable ascĂšse individuelle. Il pousse le sens du sacrifice moral parfois Ă son dĂ©triment. On retrouve ce personnage chez les vieux communistes, alors que lâidĂ©al du communiste actuel est plutĂŽt celle dâun homme qui peut se dĂ©barrasser de ses scrupules.
IV. A ou le moraliste
Une suite de portraits va permettre de sentir lâĂ©volution de lâĂ©poque de maniĂšre incarnĂ©e.
Tout dâabord A., Jerzy Andrzejewski, passe successivement par trois phases : Il est dâabord reconnu comme un espoir de la littĂ©rature catholique. Il pare en fait des mots du thomisme de Jacques Maritain les sentiments moraux Ă©levĂ©s quâil veut donner Ă ses personnages. Au moment de la guerre, il les en a dĂ©pouillĂ©, pour ne laisser quâun sentiment moral dominant, la fidĂ©litĂ©, en sâinspirant de Joseph Conrad ; mais ce sentiment moral nâa pas de fondements mĂ©taphysiques comme dans le catholicisme, et, devant les morts inutiles des centaines de milliers de Juifs ou de combattants de lâInsurrection de Varsovie, A. quitte cette veine et se surprend mĂȘme Ă faire la satire des rĂ©sistants. Dans un dernier moment, les nouvelles autoritĂ©s soviĂ©tiques choient A. qui crĂ©e un roman Ă connotation morale, mais cette fois ci le personnage du prĂȘtre pur et hĂ©roĂŻque est remplacĂ© par un vieux communiste emprisonnĂ© et abbattu tragiquement par un rĂ©sistant. Toujours Ă la recherche de la simplification sublime, le passage se fait facilement. Et lorsque quelques annĂ©es aprĂšs les autoritĂ©s demandent aux Ă©crivains de se positionner clairement par rapport au communisme, il est un des premiers Ă sauter le pas, en Ă©crivant une lettre dâautocritique, qui sera triomphalement traduite et diffusĂ©e dans la presse stalinienne.
V. B ou lâamant malheureux
B., Tadeusz Borowski, est un jeune poĂšte convaincu de sa supĂ©rioritĂ©. DĂ©portĂ© Ă Auschwitz, il en Ă©crit le rĂ©cit, et trouve son style. Il dĂ©crit le fonctionnement du camp de maniĂšre crue, et refuse de se donner un rĂŽle moral. Il est un prisonnier astucieux qui fait le nĂ©cessaire pour survivre. Il dĂ©cide de rentrer en Pologne et accepte dĂ©crire dans le style rĂ©aliste. B. est donc un amant malheureux de lâhumanitĂ© : son expĂ©rience du camp lui a montrĂ© que le fond de l'homme est brutal, et que sa morale est dĂ©terminĂ©e par son environnement social. Il cesse rapidement d'Ă©crire des rĂ©cits pleins de noirceur et d'ironie et abandonne le roman pour Ă©crire des chroniques d'actualitĂ© vitupĂ©rant contre le monde capitaliste, toujours avec son obsession d'ĂȘtre plus direct et nu. Il ne supporte plus cependant d'ĂȘtre un auteur convenu et, reprenant l'exemple de MaĂŻakovski, il finit par se suicider.
VI. C. ou lâesclave de lâhistoire
C., Jerzy Putrament, rencontre lâauteur dans un club dâĂ©tudiants communistes Ă Vilnius. Ils sont tous deux de lâintelligentsia, en porte Ă faux avec leur milieu social, la bourgeoisie, quâils rejettent. C. est fils dâun Lithuanien mais aussi dâune Russe, et il garde cette marque dâĂ©trangetĂ© Ă lâĂąge adulte. Il participe pendant la seconde guerre mondiale Ă la formation de lâUnion des patriotes et de lâ ArmĂ©e populaire de Pologne, qui entend faire le pendant du gouvernement polonais en exil et de lâArmĂ©e polonaise de l'Ouest, dirigĂ©s Ă Londres, et empĂȘcher cette derniĂšre dâempĂȘcher un coup dâEtat communiste aprĂšs guerre. Il traverse des Ă©tapes de peur dâĂȘtre liquidĂ© par le NKVD. Les dĂ©portations massives depuis la Lithuanie, oĂč sa femme et son enfant sont raflĂ©s, ou encore le refus de lâarmĂ©e rouge de sauver lâinsurrection de Varsovie ne lâĂ©branlent pas. « Quinze mille soldats polonais, dont huit mille officiers, avaient Ă©tĂ© internĂ©s par lâURSS, conformĂ©ment au pacte Molotov Ribbentrop. Maintenant, on nâen retrouvait que quatre cent quarante huit. C. savait que les recherches des Polonais de Londres ne seraient pas couronnĂ©es de succĂšs ; câĂ©tait une affaire dĂ©licate, il ne fallait pas en parler. Tuer les soldats internĂ©s dâun pays avec qui lâon nâest mĂȘme pas en guerre nâest pas une coutume gĂ©nĂ©ralement admise par les nations civilisĂ©es, pourtant la logique de lâhistoire exige parfois que lâon use de procĂ©dĂ©s semblables » (p213- 214).
Il devient ensuite lâhomme utile pour reformer une intelligentsia dâaprĂšs guerre suffisamment docile. Passant pour un libĂ©ral auprĂšs des Occidentaux dans un de ses postes diplomatiques, pour ses coups de sang parfois antistalinien, cela ne lâempĂȘchait pas de rapatrier par la ruse des membres de la diaspora polonaise trop remuants.
VII. D. ou le troubadour
D., Konstanty Ildefons GaĆczyĆski, est un poĂšte flamboyant, dĂ©testant les tours dâivoire et sâamusant sans cesse dans une veine burlesque et merveilleuse. Dans lâentre deux guerres, il connaĂźt un virage antisĂ©mite, mais lĂ encore sans se donner de la peine de le justifier. A la libĂ©ration, il dĂ©cide de rentrer en Pologne et se met au service du nouveau rĂ©gime, lĂ aussi pour jouer un jeu dont il est le seul maĂźtre. Il dĂ©crit ainsi le Moscou dâun de ses voyages officiels comme un pays de cocagne avec les mĂȘmes inconvĂ©nients que Taormina en Sicile : des mandarines Ă profusion, quâil nâaime pas. Cependant la tolĂ©rance du rĂ©gime communiste Ă ce genre dâartiste nâĂ©tait que provisoireâŠ
VIII. Lâhomme, cet ennemi de lâordre
Le matĂ©rialisme dialectique est la nouvelle religion. Elle peut se rĂ©sumer Ă l'idĂ©e que tout est interdĂ©pendant. Et le gardien de cet ordre immanent est l'Ătat dans sa version soviĂ©tique et stalinienne. Cette religion est enseignĂ©e dans les Ă©coles et diffusĂ©e par la culture. Elle doit faire face Ă divers danger : la pensĂ©e rĂ©actionnaire, la religion catholique, mĂȘme si des chrĂ©tiens essayent de faire une synthĂšse vaine avec le marxisme, vaine car la foi chrĂ©tienne est basĂ©e sur la responsabilitĂ© et le salut individuel, alors que dans le marxisme le salut est collectif. Les plus grands dangers sont cependant de deux ordres : tout d'abord l'hĂ©rĂ©sie par rapport Ă la doctrine, car un changement d'interprĂ©tation de la doctrine est jugĂ© facteur de troubles potentiels immenses. D'autre part l'idĂ©e domine que l'URSS est un paradis sur terre : dĂšs lors, si les signes du succĂšs de son entreprise disparaissaient, le trouble qui saisira collectivement sa population risque d'y mettre fin.
IX. Les Baltes
Des philosophes installĂ©s disent Ă lâauteur quâil est inutile de sâapitoyer comme il le fait sur le sort des Baltes, envahis par lâURSS en 1940 et 1944, puis rĂ©primĂ© dans leurs mouvements de rĂ©sistance par des dĂ©portations massives. Ces victimes nâont aucune importance car elles sont du mauvais cĂŽtĂ© de lâhistoire. La rĂ©alitĂ© de lâURSS est certes une brutalitĂ© dâatmosphĂšre et une peur nue, Ă la diffĂ©rence des pays capitalistes oĂč on ne rencontre qu'une peur de quelquechose, la peur de manquer dâargent ou du dĂ©classement social. Mais brutalitĂ© et peur sont intĂ©riorisĂ©es par les communistes locaux, mĂȘmes rĂ©primĂ©s ou reportĂ©s, comme une nĂ©cessitĂ©. Les petits pays baltes nâont rien apportĂ© Ă lâhistoire, et leur nationalisme, une idĂ©ologie sâopposant au nationalisme russe, est Ă combattre.
« Seul un blasphĂ©mateur impie peut comparer le passĂ© russe, gros du plus sublime accomplissement de lâhistoire, Ă celui des peuples qui furent libĂ©rĂ©s par les Russes. Le peuple russe est le rĂ©dempteur du monde.
On ne commet aucune cruautĂ©. On ne tue que ceux quâil faut tuer. One ne torture qe ceux dont on doit obtenir des aveux, on ne dĂ©porte que les groupes sociaux quâil faut dĂ©porter. Sâils pĂ©rissent, transplantĂ©s dans des conditions dĂ©favorables, câest la faute du climat, du travail, de la nourriture insuffisante, conditions qui, dans lâĂ©tape actuelle, ne sauraient ĂȘtre modifiĂ©es » (p323)
Pourtant, Ă vue dâhomme, cette assimilation Ă nâĂȘtre quâun matĂ©riau humain est mal vĂ©cue. Et Ă vue de philosophe, lâhomme nâest pas dĂ©terminĂ©, mais plein de mystĂšre.
RĂ©ception
L'ouvrage est traduit aussitÎt en français, puis dans des dizaines de langues, et est introduit à l'est clandestinement.
En Indonésie, l'ouvrage devient une référence des intellectuels dans leur lutte contre la dictature de Soeharto[2].
Le succĂšs de l'ouvrage pose MiĆosz comme un essayiste et dissident. Si le terme de "dissident" en tant que tel n'est pas prĂ©sent, le thĂšme du sort de l'Ă©crivain en exil, condamnĂ© Ă l'insignifiance, est bien lĂ . "Si la dissidence de Cz. MiĆosz Ă©tait choisie et rĂ©flĂ©chie, il n'a jamais eu la volontĂ© de se positionner comme un essayiste et le succĂšs mondial de son essai La pensĂ©e captive lui fit du tort en ce sens que beaucoup de gens (sauf en Pologne) ignorent qu'il Ă©tait avant tout un poĂšte." [2].
Witold Gombrowicz, polonais vivant en Argentine aprĂšs guerre note dans son journal: « MiĆosz raconte l'histoire de la faillite de la littĂ©rature en Pologne sans Ă -coup.(...) Je ne suis pas atterrĂ© par le changement des conditions de vie, la chute des Ătats, l'anĂ©antissement des villes et autres geysers inattendus qui jaillissent du sein de l'Histoire, mais le fait qu'un homme que j'ai connu sous le nom de X devienne soudainement Y, change sa personnalitĂ© comme d'une chemise et commence Ă agir parler, penser, et sentir Ă rebours de lui-mĂȘme me remplit de peur et d'embarras. Quelle impudeur terrible ! Quelle disparition ridicule ! Devenir un gramophone sur lequel on place un disque avec le label, « La Voix de son maĂźtre » ? Quel sort grotesque pour ces Ă©crivains ! " [3]
Il est comparé à 1984 de George Orwell (1949) et au Zéro et l'Infini d'Arthur Koestler (1940)[4], ou encore à Lingua Tertii Imperii de Victor Klemperer (1947), un essai déconstruisant la "logocratie" d'un Etat totalitaire, l'Allemagne nazie, par un auteur d'Allemagne de l'Est[5].
Editions
- La PensĂ©e captive (Zniewolony umysĆ, 1953) - traduit par Jeanne Hersch. Lausanne, La Guilde du Livre, 1953, par A. Prudhommeaux et par l'auteur. PrĂ©face de Karl Jaspers. Paris, Gallimard, 1953; Gallimard, N.R.F., Les Essais LXVII, 1980; Gallimard, 1988, 2007.
Traductions par année de parution
- The Captive Mind, London: Martin Secker and Warburg, 1953
- The Captive Mind, New York: Alfred A. Knopf, 1953
- The Captive Mind, Toronto: McClelland and Steward, 1953
- La pensée captive. Essai sur les logocraties populaires, Paris: Gallimard, 1953, 1962, 1980, 1982, 1988.
- VerfĂŒhrtes Denken, Köln: Kiepenheuer & Witsch, 1953, 1954, 1955, 1956, 1959, 1980
- El pensamiento cautivo, San Juan: Editiones de la Torre, Universidad de Puerto Rico, 1954, 1980
- La mente prigioniera, Milano: Aldo Martello Editore, 1955,
- SjÀlar i fÄngenskap, Stockholm: Natur och Kultur, 1956, 1980, 2000
- VerfĂŒhrtes Denken, Zurych: 1980
- Der trellbundne sinn, Oslo: Aschehoug, 1981
- Vangittu mieli, Porvoo: WSOY, 1983
- ÄȘ aichmĂĄlĆtÄ« skĂ©psÄ«, Ateny: EllÄ«nikÄ«â EurĆekdotikÄ«â, 1983
- De geknechte geest, Amsterdam: De Arbeiderspers, 1984
- Ponevolenij rozum, MĂŒnchen: SuÄasnist', 1985 (ukr.)
- Zarobljeni um, Belgrad: Beogradski Izdavacko-Graficki Zavod, 1985, 1987
- El pensamiento cautivo, Buenos Aires: Hyspamérica. 1988
- El pensamiento cautivo, Esplugues de Llobregat: Orbis, 1989
- The captive mind, New York: Vintage International, 1990
- A rabul ejtett Ă©rtelem, Budapest: Europa Konyvkiado, 1992
- Porobenijat razum, Varna: Galaktika, 1992; SofiĂą: Izdatelstvo âBalkaniâ, 2011
- Zotroceny duch, Praha: TROST, 1992
- Pavergtas protas. EsÄ , Vilnius: Lietuvos RaĆĄytoj SÄ jungos Leidykla, 1995, 2011
- Toraware-no tamashii, Tokyo: Kyodo Tsushinsha, 1996
- Zarobeniot um, Skopje: Nasa Kniga, 1998
- ZasuĆŸnjeni um, Zagrzeb: Nova Stvarnost, 1998
- SagustÄ«tais prÄts, RÄ«ga: Zvaigzne, 1998
- Gandirea captiva, BucureĆti: Humanitas, 1999
- Vangistatud mÔistus, Tallinn: Loomingu Raamatukogu, 1999
- Skuty rozum, MiĆsk: VĂŹlenskĂŹ Kljub, 2000
- PoraboĆennyj razum, Sankt-Petersburg: Aleteja, 2003
- La ment captiva, Walencja: Publicacions Universitat de ValĂšncia, 2005 (katal.)
- Tutsak EdilmiĆ Akil, Ankara: Elips Kitap, 2006
- Zarobljeni um, Belgrad: Paideia, 2006
- Mente cativa, SĂŁo Paulo, 2010 (port.)
- Ha-Ráșaáž„ ha-ĆĄbáșyah, Tel-Abiyb: QeĆĄeb l-Ć iyrah, 2011 (hebr.)
- BĂši jĂŹngĂč de xÄ«nlĂng, Taibei: Tendency Publishing, 2011; Pekin: Guangxi Normal University Press, 2013
- Bei jin gu de tou nao, Guilin: Guangxi Normal University Press, 2013
Compte-rendus
- Yves Florenne, "La Pensée captive", Le Monde, 31 août 1954
- François Ferrer, CZESLAW MILOSZ, ĂCRIVAIN HORS LES MURS, Esprit, Nouvelle sĂ©rie, No. 49 (1) (Janvier 1981), pp. 107-117 (11 pages)
- "La pensée captive de Czeslaw Milosz", Stalker, 26/01/2015. C'est un résumé de l'oeuvre conduit avec style.
- Christine MengĂšs-Le Pape, Les ambiguites de la rhetorique politique : Czeslaw Milosz, âLa pensee captiveâ, 2016
- KrzyĆŒanowski, Jerzy R. (Automne 1999). "The Captive Mind Revisited",World Literature Today, Vol. 73, No. 4. 73 (4), p658â662
- Ahuja, Akshay (12 Novembre 2006). "Review of The Captive Mind". The Occasional Review
Notes et références
- Les rĂ©fĂ©rences renvoient Ă l'Ă©dition La PensĂ©e captive (Zniewolony umysĆ, 1953) - traduit par Jeanne Hersch. Lausanne, La Guilde du Livre, 1953, par A. Prudhommeaux et par l'auteur. PrĂ©face de Karl Jaspers. Paris, Gallimard, N.R.F., Les Essais LXVII, 1980
- VĂ©ronique Antoinette, « Czeslaw Milosz : la « PensĂ©e captive » sous le joug communiste », Nouvelle Europe,â (lire en ligne, consultĂ© le ).
- Adam Zagajewski (2007), Polish Writers on Writing, Trinity University Press, p83
- KrzyĆŒanowski, Jerzy R. (Automne 1999). "The Captive Mind Revisited",World Literature Today, Vol. 73, No. 4. 73 (4), p658â662
- "La pensée captive de Czeslaw Milosz", Stalker, 26/01/201
Articles connexes
- Lingua Tertii Imperii de Victor Klemperer (1947) est un essai déconstruisant la "logocratie" d'un Etat totalitaire, l'Allemagne nazie, par un auteur d'Allemagne de l'Est.
- Le ZĂ©ro et l'Infini d'Arthur Koestler (1940)
- 1984 de George Orwell (1949)
- Les Hauteurs béantes de Zinoviev est un roman certes situé à Moscou et dans les années 1970, mais traitant des compromissions de l'intelligentsia avec la doctrine communiste et donnant la sensation d'une pensée captive acceptée malgré ses contradictions flagrantes avec la réalité.
- Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie est un essai qui cherche également à comprendre à quel point l'homme engage sa liberté dans l'acceptation de la contrainte.