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GraphĂš paranomon

La graphē paranĂłmƍn (en grec ancien : ÎłÏÎ±Ï†áœŽ παραΜόΌωΜ), ou graphĂš para nomon[1], Ă©tait une action criminelle en illĂ©galitĂ©. Cette expression grecque signifie « poursuite contre des (projets de lois) illĂ©gaux ». Il s’agissait d’une action publique, portant donc sur un acte prĂ©sumĂ© contraire Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Tout citoyen avait le droit de soulever cette exception d’illĂ©galitĂ©, en se considĂ©rant comme lĂ©sĂ© en tant que membre de la communautĂ©, et des sanctions capitales Ă©taient prĂ©vues comme garantie de la souverainetĂ© de la loi[2]. La poursuite pouvait ĂȘtre intentĂ©e contre des lois ou des dĂ©crets dĂ©jĂ  adoptĂ©s, ou avant leur adoption, lorsqu'il ne s'agissait que de propositions. Une fois la poursuite engagĂ©e sous serment (áœ‘Ï€Ï‰ÎŒÎżÏƒÎŻÎ±), la loi ou le dĂ©cret en question s'annule. À AthĂšnes il n'existait pas d'autres mesures annulant une loi, une nouvelle loi ne devait donc pas contredire les lois plus anciennes, d'oĂč la graphĂš paranomon. Par ses origines, par sa procĂ©dure et par ses sanctions, cette institution judiciaire Ă©tait non seulement un moyen de dĂ©fense de la lĂ©galitĂ©, mais aussi une des armes les plus redoutables dont disposait le droit criminel dans l’AthĂšnes antique[3].

Histoire et fonctionnement

La plainte et les sanctions

Cette forme d’action judiciaire fut introduite Ă  AthĂšnes sous la dĂ©mocratie, Ă  une date inconnue, peut-ĂȘtre dans les annĂ©es 461-443 av. J.-C.[1], ou vers l’an 415 av. J.-C. Elle a Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme un substitut Ă  l'ostracisme tombĂ© en dĂ©suĂ©tude Ă  la mĂȘme Ă©poque, bien que David Whitehead rĂ©fute cette hypothĂšse. Selon lui, la graphĂš paranomon Ă©tait honteuse pour le condamnĂ©, considĂ©rĂ© comme un criminel (contrairement Ă  l'ostracisĂ©).

Le citoyen souhaitant engager une action en illĂ©galitĂ© pouvait annoncer son intention sous la foi du serment dans l’assemblĂ©e du peuple, avant ou aprĂšs le vote des dispositions jugĂ©es illĂ©gales. Cette dĂ©claration officielle avait pour effet de suspendre la validitĂ© du dĂ©cret. Le citoyen accusateur devait ensuite dĂ©poser sa plainte par Ă©crit, en indiquant la loi qui, selon lui, avait Ă©tĂ© violĂ©e[4]. Une graphĂš paranomon pouvait ĂȘtre intentĂ©e pour vice de forme, en cas d’infraction aux rĂšgles de procĂ©dure, ou pour illĂ©galitĂ© sur le fond. L’accusateur devait dĂ©montrer que le dĂ©cret attaquĂ© entrait en contradiction avec les lois existantes. La responsabilitĂ© d'une loi jugĂ©e "illĂ©gale" revenait au prĂ©sident de l'AssemblĂ©e, considĂ©rĂ© comme un traitre ayant enfreint les lois de la citĂ©, et pas Ă  l'AssemblĂ©e elle-mĂȘme, innocente en vertu d’ une fiction structurelle, la fiction juridique. La responsabilitĂ© de l'auteur d'une loi expirait un an aprĂšs sa proposition ; passĂ© ce dĂ©lai, il Ă©tait possible d'examiner la loi, mais pas de sanctionner l'auteur[5]. Pour la motion elle-mĂȘme, il n’y avait pas de prescription, elle pouvait toujours ĂȘtre annulĂ©e par une sentence du tribunal[6].

La peine pour condamnation, prononcĂ©e par le tribunal, Ă©tait une amende dont le montant variait ; il arrivait que le condamnĂ© ne puisse pas la payer. Dans ce cas, ou aprĂšs trois graphĂš paranomon, le citoyen perdait le droit de faire aucune proposition Ă  l’ecclĂ©sia, et il en rĂ©sultait la perte du droit de vote par atimie, ce qui mettait ainsi fin Ă  une carriĂšre politique. Pour cette raison, des politiciens actifs commencĂšrent Ă  recruter des agents pour proposer des projets de loi qu'ils avaient eux-mĂȘmes Ă©crits. Les sanctions seraient alors tombĂ©es sur l'agent plutĂŽt que sur le politicien lui-mĂȘme. La sanction pouvait aller jusqu’à la peine de mort[7].

Effets sur les institutions

La graphĂš paranomon visait Ă  empĂȘcher les dĂ©cisions irrĂ©flĂ©chies de l'EcclĂ©sia[1] et les excĂšs des dĂ©magogues, afin que la souverainetĂ© populaire ne devĂźnt pas un pouvoir arbitraire et tyrannique, aux dĂ©pens du respect souverain de la loi. Dans l’ensemble, elle imposa un frein au pouvoir lĂ©gislatif de la dĂ©mocratie, comme le dit Gustave Glotz : « Tous ceux dont le nom Ă©tait inscrit sur un dĂ©cret rendu par l’EcclĂ©sia ou sur une loi adoptĂ©e par les nomothĂštes avaient une grave responsabilitĂ©. Avant de faire une proposition, un orateur devait se dire qu’un an durant, il en rĂ©pondrait sur sa tĂȘte[5]. » Mais l’histoire montre aussi qu’une graphĂš paranomon pouvait se rĂ©vĂ©ler impuissante Ă  rĂ©frĂ©ner les passions mauvaises ; les AthĂ©niens ne surent pas toujours faire prĂ©valoir la justice et les intĂ©rĂȘts permanents de la citĂ© sur les passions et les caprices du dĂ©mos. Ainsi, en 406 av. J.-C., dans le procĂšs des gĂ©nĂ©raux vainqueurs aux Ăźles Arginuses, un citoyen courageux[Note 1] essaya de suspendre la procĂ©dure, en soulevant l’exception d’illĂ©galitĂ©, car cette procĂ©dure Ă©tait triplement illĂ©gale[Note 2]. Mais au milieu des passions dĂ©chaĂźnĂ©es, la foule s’insurgea contre ce qu’elle jugeait ĂȘtre une entrave intolĂ©rable au « pouvoir du peuple de faire ce qu’il voulait[8]. » Seul Socrate, qui siĂ©geait comme prytane au sein de la BoulĂš, s’opposa au dĂ©lire collectif de la foule en refusant la mise aux voix demandant la condamnation des gĂ©nĂ©raux[9]. Les stratĂšges vainqueurs furent condamnĂ©s Ă  mort, dans une procĂ©dure illĂ©gale[10], dont les AthĂ©niens se repentirent peu aprĂšs[11].

Cette disposition judiciaire a eu d’importantes consĂ©quences. Le peuple possĂ©dait, avec la graphĂš paranomon, un moyen imprescriptible de rĂ©viser et parfois d’annuler les dĂ©crets et les lois adoptĂ©es par l’assemblĂ©e. Les AthĂ©niens purent Ă©liminer ainsi du texte de leurs lois les contradictions ou les obscuritĂ©s, ce qui leur permit de se passer de jurisconsultes[5]. Elle joua donc un rĂŽle similaire Ă  celui d’une cour de rĂ©vision telle que la Cour suprĂȘme des États-Unis. Cependant, les juges de l'HĂ©liĂ©e (tribunal athĂ©nien) Ă©taient des citoyens ordinaires qui n'en faisaient pas leur mĂ©tier. Leur seule distinction Ă©tait l'Ăąge minimal requis (30 ans) pour former des dikastĂ©ria (jurys), alors que l'AssemblĂ©e, l’EcclĂ©sia, Ă©tait formĂ©e de tous les citoyens majeurs (18 ou 20 ans)[12]. Ce systĂšme peut ĂȘtre comparĂ© aux chambres hautes des dĂ©mocraties modernes. Cependant, Ă  AthĂšnes, cet examen n’était pas automatique, mais devait ĂȘtre engagĂ© Ă  l’initiative d’un citoyen. Contrairement Ă  une chambre haute ou Ă  un tribunal spĂ©cialement crĂ©Ă© Ă  cet effet, le rĂ©examen n'avait pas une visĂ©e objective de contrĂŽle : il s'agissait d'une accusation dont un dĂ©nonciateur abusif pouvait ĂȘtre puni.

En s’imposant la discipline de la graphĂš paranomon, le peuple athĂ©nien se dota surtout d’une institution qui rendit vaine toute tentative de ruiner la dĂ©mocratie de l’intĂ©rieur, par les voies constitutionnelles ; le parti oligarchique n’avait de chance d’accĂ©der au pouvoir que par une rĂ©volution, comme on le vit avec la rĂ©volution oligarchique des Quatre-Cents et des Trente[5]. La dĂ©faite dĂ©finitive de ces tyrans apporta Ă  l’institution de la graphĂš paranomon une consĂ©cration suprĂȘme sous l’archontat d’EuclidĂšs, en 403 av. J.-C.[13]

Mais ce fut aussi Ă  cette Ă©poque que l’action publique en illĂ©galitĂ© eut des effets pervers ; une rĂ©vision gĂ©nĂ©rale des lois entraĂźna son usage abusif dans la lutte des partis politiques. Ainsi, Aristophon d’AzĂ©nia, un chef de parti, eut Ă  se dĂ©fendre contre l’accusation d’illĂ©galitĂ© soixante-quinze fois[14]. Pour Gustave Glotz, « on en arrivait Ă  ce point que la graphĂš paranomon, sans empĂȘcher l’EcclĂ©sia de lĂ©gifĂ©rer Ă  tort et Ă  travers, Ă©tait une gĂȘne pour les innovations sages comme pour les autres, une entrave Ă  cette libertĂ© de parole dont les citoyens Ă©taient si fiers[14]. » Elle devint parfois une arme utilisĂ©e contre un rival politique, ou, dans une autre perspective, contre un dirigeant politique.

Discours politiques sur des actions en illégalité

Un grand nombre des poursuites connues ne concernent pas une lĂ©gislation de fond, mais des dĂ©crets honoraires, apparemment sans importance du point de vue moderne. Celles-ci ont toutefois permis de dĂ©battre d’un large Ă©ventail de questions et de problĂšmes. Notons les deux discours de DĂ©mosthĂšne, Sur la couronne en 333 av. J.-C., en rĂ©ponse Ă  Eschine Contre CtĂ©siphon. DĂ©mosthĂšne y remplissait la fonction de synĂ©gore, l'avocat de CtĂ©siphon, un de ses proches. La loi consistait Ă  couronner DĂ©mosthĂšne au thĂ©Ăątre de Dionysos et non Ă  l'EcclĂ©sia comme le statuait une loi, pour avoir financĂ© la rĂ©paration de fortifications, mais Ă©galement pour une bonne politique d'aprĂšs CtĂ©siphon. Cette graphĂš paranomon reflĂ©tait la rivalitĂ© entre deux hommes politiques : Eschine du parti macĂ©donien et DĂ©mosthĂšne du parti belliciste.

Bibliographie

Sur l’Histoire grecque
  • Édouard Will, Le Monde grec et l’Orient : Le Ve siĂšcle (510-403), t. I, Paris, P.U.F., coll. « Peuples et Civilisations », , 716 p. Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article.
  • (en) Mogens Herman Hansen, La dĂ©mocratie athĂ©nienne Ă  l'Ăąge de DĂ©mosthĂšne, Oxford, (prĂ©sentation en ligne), p. 205-218.
  • Marie-Claire Amouretti, Françoise RuzĂ© et Philippe Jockey, Le Monde grec antique, Paris, Hachette, coll. « Hachette supĂ©rieur », , 352 p. (ISBN 978-2-01-702562-7). Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article.
  • Gustave Glotz, La CitĂ© grecque : Le dĂ©veloppement des institutions, Paris, Albin Michel, coll. « L’Évolution de l’HumanitĂ© », , 478 p. Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article.
Sur la graphĂš paranomon
  • Paul ClochĂ©, « Remarques sur l’emploi de la graphĂš paranomĂŽn », Revue des Études Anciennes, t. 38, no 4,‎ , p. 401-412 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  • Claude MossĂ©, « Les procĂšs politiques et la crise de la dĂ©mocratie athĂ©nienne », Dialogues d’Histoire ancienne, vol. 1,‎ , p. 207-236 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  • Dominique Lenfant, « Le Pseudo-XĂ©nophon et les dĂ©lits entraĂźnant l’atimie dans l’AthĂšnes de son temps : pour un retour au texte des manuscrits (Constitution des AthĂ©niens, III, 13) », Revue des Études Grecques, t. 127, no 2,‎ , p. 255-270 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  • Oxford Classical Dictionary, 2e Ă©dition, Oxford 1996, s.v. graphĂš paranomon

Notes et références

Notes

  1. Xénophon nous a conservé son nom : Euryptolémos, fils de Peisianax.
  2. Elle soustrayait les stratÚges à la procédure normale ; elle ne garantissait pas le secret du vote ; enfin elle prévoyait un seul jugement collectif pour tous les prévenus.

Références

  1. Amouretti, Ruzé et Jockey 2018, p. 159.
  2. Gustave Glotz 1970, p. 137-138.
  3. Gustave Glotz 1970, p. 189.
  4. DĂ©mosthĂšne, Contre Timocrate, 18, 71.
  5. Gustave Glotz 1970, p. 191.
  6. DĂ©mosthĂšne, Contre Leptine, 144.
  7. DĂ©mosthĂšne, Contre Timocrate, 138.
  8. Xénophon, Helléniques, Livre I, 7, 12.
  9. Édouard Will 1972, p. 682.
  10. Édouard Will 1972, p. 387.
  11. Gustave Glotz 1970, p. 145-146.
  12. Amouretti, Ruzé et Jockey 2018, p. 162.
  13. Aristote, Constitution des Athéniens, XL, 2.
  14. Gustave Glotz 1970, p. 336.
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