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Village Potemkine

L'expression « village Potemkine » dĂ©signe un trompe-l'Ɠil Ă  des fins de propagande.

Feux d'artifice lors d'une visite de Catherine II de Russie en Crimée, tableau anonyme.

Selon une légende historique, de luxueuses façades en carton-pùte auraient été érigées à la demande du ministre russe Grigori Potemkine afin de masquer la pauvreté des villages lors de la visite de l'impératrice Catherine II en Crimée en 1787[1].

Controverse

Selon Vladimir Volkoff, l'expression aurait Ă©tĂ© inventĂ©e par Georg von Helbig[2], un diplomate saxon qui cherchait Ă  discrĂ©diter Grigori Potemkine auprĂšs de l'impĂ©ratrice Catherine II, au moyen d’un pamphlet publiĂ© en 1797. Ce pamphlet accusait Potemkine d'avoir fait construire de beaux mais faux villages afin de plaire Ă  sa souveraine en visite dans la rĂ©gion dix ans plus tĂŽt. Potemkine avoua avoir fait fleurir, endimancher et apprĂȘter les villages visitĂ©s, mais nia formellement avoir fait construire des villages « dĂ©cors », affirmant qu'il n'y avait pas de misĂšre Ă  cacher en Nouvelle-Russie[3].

TĂ©moignage du prince de Ligne

Au sein de la vaste suite accompagnant l'impératrice lors de sa tournée, le prince Charles-Joseph de Ligne figure parmi les dignitaires privilégiés. Dans la correspondance avec la marquise de Coigny qu'il entretient lors de son voyage en Crimée, il s'exprime de la sorte au sujet du « conte ridicule » que certains répandaient injustement :

« Ceux mĂȘme d'entre les Russes qui sont fĂąchĂ©s de n'avoir pas Ă©tĂ© avec nous prĂ©tendront qu'on nous a trompĂ©s et que nous trompons. On a dĂ©jĂ  rĂ©pandu le conte ridicule qu'on faisoit transporter sur notre route des villages de carton de cent lieues Ă  la ronde ; que les vaisseaux et les canons Ă©toient en peinture, la cavalerie sans chevaux, etc. [
] Je sais trĂšs bien ce qui est escamotage : par exemple, l'impĂ©ratrice, qui ne peut pas courir Ă  pied comme nous, doit croire que quelques villes, pour lesquelles elle a donnĂ© de l'argent, sont achevĂ©es ; tandis qu'il y a souvent des villes sans rues, des rues sans maisons et des maisons sans toit, porte ni fenĂȘtres. On ne montre Ă  l'impĂ©ratrice que les boutiques bien bĂąties en pierres, et les colonnades des palais des gouverneurs gĂ©nĂ©raux, Ă  quarante-deux desquels elle a fait prĂ©sent d'une vaisselle d'argent de cent couverts. On nous donne souvent, dans les capitales des provinces, des soupers et des bals de deux cents personnes. »

— Charles-Joseph de Ligne[4].

Selon son témoignage, lesdits villages ne sont que le fruit de la médisance, mais l'entourage de l'impératrice aurait volontairement dissimulé certains aspects (campements de Roms, mendiants, violences cosaques) afin de lui présenter le pays sous son meilleur jour.

Usages modernes

Dessin dissident du caricaturiste russe Vitaliy Peskov sur la vie soviétique (années 1970).

En URSS, dans le bloc de l'Est, en Chine et dans les autres États communistes, les touristes venus du camp impĂ©rialiste devaient repartir avec l'impression que les populations locales vivaient au moins aussi bien et aussi librement, sinon mieux, qu'Ă  l’ouest du rideau de fer : pour cela, l'« Intourist Â» et ses homologues disposaient d'hĂŽtels, de villages de vacances, de restaurants, de boutiques Beriozka et de wagons de chemin de fer confortables, propres, oĂč le chauffage, les ascenseurs et l'eau courante y compris chaude fonctionnaient correctement, et qui Ă©taient rĂ©servĂ©s Ă  cette clientĂšle particuliĂšre et Ă  la nomenklatura laquelle, naturellement, Ă©tait fort satisfaite du systĂšme, et veillait Ă  Ă©viter les contacts des touristes avec la population ordinaire (qui ne se plaignait pas non plus, car cela aurait Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme de la « propagande contre-rĂ©volutionnaire Â», voire comme de l'« espionnage au profit d'un pays impĂ©rialiste Â»)[5]. Ce systĂšme Ă©tait efficace, comme en tĂ©moignent les rĂ©cits de nombreux intellectuels et touristes occidentaux qui revenaient de ces pays sans y avoir rien vu d'inquiĂ©tant[6]. Pendant la Grande Guerre patriotique, les fourgons cellulaires du NKVD de Moscou, sans fenĂȘtres, portaient sur leurs flancs l'inscription « MŃŃĐŸ Meat Fleisch Viande Â», qui donnait aux visiteurs Ă©trangers l'impression que mĂȘme en pleine guerre, l'approvisionnement des Moscovites en produits carnĂ©s Ă©tait suffisant[7]. Par mĂ©tonymie, divers autres auteurs dĂ©signĂšrent ce systĂšme par l'expression de « villages Potemkine Â», sous-entendant ainsi que l'URSS ne faisait que poursuivre une tradition commencĂ©e par les tsars[8].

Dans les annĂ©es 1960, au plus fort de la rĂ©pression sanglante du soulĂšvement tibĂ©tain, les autoritĂ©s chinoises affirmaient que la sociĂ©tĂ© thĂ©ocratique tibĂ©taine Ă©tait constituĂ©e de fĂ©odaux et de monastĂšres exploiteurs d'un cĂŽtĂ©, et d'un peuple d'esclaves et de serfs de l'autre, que la RĂ©publique populaire Ă©tait en train de libĂ©rer : les visiteurs Ă©trangers suivaient un « circuit Potemkine » comprenant une ferme collective, une usine et un hĂŽpital modĂšles oĂč ils entendaient les rĂ©cits d'anciens « esclaves ou serfs libĂ©rĂ©s », prĂȘts Ă  conter de terribles histoires magnifiant l'intervention militaire chinoise au Tibet[9] - [10].

Le village modĂšle de Kijong en CorĂ©e du Nord a Ă©galement Ă©tĂ© qualifiĂ© de « village de Potemkine Â»[11].

Dans la colonie française du Cameroun des années 1950, le président de l'Assemblée du Cameroun, André Bovar, se souvient de « villages Potemkine » organisés à l'occasion des visites de délégations onusiennes : « Les visites de l'ONU, ça se passait bien. On connaissait leur itinéraire à l'avance. Par conséquent, on blanchissait les cases et on rénovait les écoles. C'était trÚs décontracté, et le résultat d'ailleurs était trÚs favorable[12]. »

Le photographe autrichien Gregor Sailer a exposé en 2018 ses images des villages Potemkine modernes[13].

En Afghanistan, Ă  la suite de l'offensive fulgurante des talibans d'aoĂ»t 2021 qui reprennent le contrĂŽle de la totalitĂ© du pays en moins d'un mois aprĂšs le dĂ©part des troupes amĂ©ricaines, plusieurs analystes dĂ©crivent l'État afghan mis en place par les États-Unis comme un « État Potemkine » limitĂ© Ă  la ville de Kaboul, illusoire, coĂ»teux et intenable sans perfusion financiĂšre de la communautĂ© internationale[14] - [15].

En 2022, la revendication précipitée par la Russie de Vladimir Poutine de l'annexion de certaines régions Ukrainiennes alors en plein conflit, et dont l'issue incertaine ne peut permettre un contrÎle suffisant pouvant mener à une annexion, a été comparée avec les villages Potemkine (et plus généralement à la campagne de Catherine II), dont il s'agissait d'ailleurs de la localisation précise[16].

Le 20 avril 2023, en pleine crise démocratique et au plus bas dans les sondages, le président de la République Française, Emmanuel Macron se présente «à l'improviste» dans la ville de Pérols étrangement acquise à sa cause[17] alors que la veille à Sélestat il avait été accueilli sous les huées et les insultes[18].

Dans la culture populaire

Dans l’humour populaire soviĂ©tique, une blague illustre le principe des villages Potemkine : « Un Occidental perdu par ses surveillants s’égare dans la campagne soviĂ©tique et arrive dans un kolkhoze ordinaire, qui n’a rien Ă  voir avec ceux des circuits touristiques. Il aperçoit des champs en friche, la moissonneuse-batteuse dĂ©sossĂ©e qui rouille dans son hangar, les quelques tĂȘtes de bĂ©tail rachitiques. Le gĂ©rant du kolkhoze l’intercepte et appelle le KGB : — « Il a tout vu, qu’est-ce qu’il faut en faire ? ». Mais les tchĂ©kistes le rassurent : — « T’en fais pas camarade : s’il se met Ă  nous dĂ©nigrer, notre appareil de communication saura rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© ! Â» »[19].

On voit quelque chose de semblable dans la douziĂšme planche de la bande dessinĂ©e (trĂšs contestĂ©e) Tintin au pays des Soviets de HergĂ© (1930), quand le reporter belge s’aperçoit que les usines « marchant Ă  plein rendement » que l’on montre aux communistes anglais venus visiter l’URSS ne sont que des dĂ©cors.

Notes et références

  1. « 9 juillet 1762 - AvÚnement de Catherine II », sur herodote.net (consulté le ).
  2. Vladimir Volkoff, Petite histoire de la dĂ©sinformation, Éditions du Rocher, 1998, p. 57.
  3. HĂ©lĂšne CarrĂšre d'Encausse, Catherine II, un Ăąge d'or pour la Russie, Paris, Fayard, 2002 (ISBN 2-213-61355-9), p. 460.
  4. Lettres du prince de Ligne à la marquise de Coigny pendant l'année 1787, Paris, 1886, « Lettre VIII », p. 57-59.
  5. Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme réalité, Julliard, 1981, p. 58 et suivantes.
  6. Ce fut notamment le cas de nombreux Ă©crivains, journalistes, acteurs, chanteurs, scientifiques sympathisants des Partis communistes occidentaux.
  7. Andreï Amalrik, Correspondants étrangers à Moscou, et Alain Besançon, L'affaire Soljenitsyne : deux approches positives, « Contrepoint » no 15, évoquant L'Archipel du Goulag.
  8. Jean Elleinstein, Histoire de l'URSS, tome III : L'URSS en guerre, 1939-1946, Paris, éd. Sociales, 1974 et Histoire du phénomÚne stalinien, Paris, Grasset, 1975, 248 p.
  9. Patrick French, Tibet, Tibet, une histoire personnelle d'un pays perdu, 2003, p. 83 et 294.
  10. Sofia Stril-Rever, Appel au monde, Seuil (ISBN 2021048705), p. 65.
  11. P. Grangereau, Au pays du grand mensonge, voyage en Corée du Nord, Paris, Petite bibliothÚque Payot, 2003.
  12. Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsita, KAMERUN !, La DĂ©couverte, .
  13. Anne-Claire Meffre, « À la recherche les villages Potemkine modernes », madame.lefigaro.fr, 13 aoĂ»t 2018.
  14. Dov Alfon, « À Kaboul, la dĂ©route de l’interventionnisme amĂ©ricain », LibĂ©ration (consultĂ© le ).
  15. « Afghanistan : quelle responsabilité de l'Occident dans la situation actuelle ? », sur Atlantico.fr (consulté le ).
  16. « Les annexions en Ukraine, un succÚs tactique de Poutine qui se retournera contre lui », sur slate.fr (consulté le ).
  17. « REPLAY. Emmanuel Macron dans l'Hérault : une halte surprise à Pérols, aprÚs sa visite à Ganges. Revivez la journée », sur midilibre.fr (consulté le )
  18. « VIDEO. Emmanuel Macron sifflé et chahuté lors d'un bain de foule à Sélestat », sur Franceinfo, (consulté le )
  19. Amandine Regamey, Prolétaires de tous pays, excusez-moi !, Buchet-Chastel, 2007 (ISBN 228302093X) ; Antoine et Philippe Meyer, Le communisme est-il soluble dans l'alcool ?, Seuil, 1979 (ISBN 2020053810).

Voir aussi

Articles connexes

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