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Transformation (anthropologie structurale)

La transformation, dans les travaux d'analyse structurale des sociĂ©tĂ©s humaines de l'anthropologue Claude LĂ©vi-Strauss, dĂ©signe le passage d'un phĂ©nomĂšne collectif (un fait social Ă  un endroit et moment donnĂ©s) Ă  un autre, Ă©tudiĂ©s en tant que systĂšmes, par permutation d'Ă©lĂ©ments et/ou de relations autour de l’invariant que constitue la structure. Ce concept empruntĂ© aux mathĂ©matiques et aux sciences naturelles est l'un des fondements de l'anthropologie structurale. LĂ©vi-Strauss l'a appliquĂ© principalement Ă  l'Ă©tude des mythes.

GenĂšse

Si Lévi-Strauss s'est inspiré en partie du modÚle mathématique et géométrique de transformation[1], c'est essentiellement à partir des sciences naturelles, et plus précisément des travaux de biomathématiques de D'Arcy Wentworth Thompson, qu'il forge sa propre conception de la transformation :

« Elle me vient d'un ouvrage qui a jouĂ© pour moi un rĂŽle dĂ©cisif et que j'ai lu pendant la guerre aux États-Unis: On Growth and Form, en deux volumes, de D'Arcy Wentworth Thompson, paru pour la premiĂšre fois en 1917. L'auteur, naturaliste Ă©cossais, [...] interprĂ©tait comme des transformations les diffĂ©rences visibles entre les espĂšces ou organes animaux ou vĂ©gĂ©taux au sein d'un mĂȘme genre. Ce fut une illumination, d'autant que j'allais vite m'apercevoir que cette façon de voir s'inscrivait dans une longue tradition: derriĂšre Thompson, il y avait la botanique de Goethe, et derriĂšre Goethe, Albert DĂŒrer avec son TraitĂ© de la proportion du corps humain[2]. »

DĂ©finition

La transformation en analyse structurale est dĂ©finie comme une variation structuralement dĂ©terminĂ©e (non alĂ©atoire) de configuration d'un phĂ©nomĂšne collectif donnĂ©, qu'il s'agisse d'une langue, d'un rĂ©cit collectif comme un mythe, de relations de parentĂ© ou encore de rites religieux ou sacrĂ©s. Par exemple, les variantes d'un phĂ©nomĂšne entre des peuples voisins constituent autant de transformations de ce phĂ©nomĂšne, et ces transformations sont structuralement liĂ©es (selon une logique propre) aux diffĂ©rences locales entre ces peuples, chacun produisant une variante du phĂ©nomĂšne considĂ©rĂ© en fonction de sa propre structure sociale[3]. Le concept de transformation est donc consubstantiel Ă  ceux de structure et de systĂšme, au cƓur de la dĂ©marche structurale de LĂ©vi-Strauss:

« N'est structuré que l'arrangement répondant à deux conditions: c'est un systÚme, régi par une cohésion interne; et cette cohésion, inaccessible à l'observation d'un systÚme isolé, se révÚle dans l'étude des transformations, grùce auxquelles on retrouve des propriétés similaires dans des systÚmes en apparence différents[4]. »

« La notion de transformation est inhĂ©rente Ă  l’analyse structurale. Je dirais mĂȘme que toutes les erreurs, tous les abus commis sur ou avec la notion de structure proviennent du fait que leurs auteurs n’ont pas compris qu’il est impossible de la concevoir sĂ©parĂ©e de la notion de transformation. La structure ne se rĂ©duit pas au systĂšme, ensemble constituĂ© d’élĂ©ments et de relations qui les unissent. Pour qu’on puisse parler de structure, il faut qu’entre les Ă©lĂ©ments et les relations de plusieurs ensembles apparaissent des rapports invariants, tels qu’on puisse passer d’un ensemble Ă  un autre au moyen d’une transformation[5]. »

Applications

AppliquĂ©e Ă  l'analyse linguistique (et plus largement, sĂ©miologique), la transformation correspond ainsi Ă  la traduction: « le propre d'un systĂšme de signe est d'ĂȘtre transformable, autrement dit, traduisible dans le langage d'un autre systĂšme Ă  l'aide de substitutions[6] ».

Mais c'est surtout Ă  l'analyse structurale en mythologie que LĂ©vi-Strauss a appliquĂ© le concept de transformation. La structure du mythe ne peut en effet ĂȘtre dĂ©couverte qu'en analysant un certain nombre (variable, mais le plus Ă©levĂ© possible) de mythes, pour les comparer et rechercher ces « diffĂ©rences qui se ressemblent », autrement dit les caractĂšres invariants qui dĂ©finissent la structure. Celle-ci ne peut donc jamais ĂȘtre dĂ©couverte Ă  travers l'Ă©tude d'un seul mythe (ou d'une seule variante d'un mĂȘme mythe): « un mythe ne doit jamais ĂȘtre interprĂ©tĂ© seul, mais dans son rapport avec d'autres mythes qui, pris ensemble, constituent un groupe de transformation[7] ». Ce concept, largement dĂ©taillĂ© par LĂ©vi-Strauss dans ses nombreux ouvrages et articles sur les mythes, fut particuliĂšrement dĂ©veloppĂ© dans le « texte fondateur »[8] de l'analyse structurale des mythes, La Structure des mythes, article de 1955 originellement en anglais (The Structural study of Myth) et repris comme chapitre XI de Anthropologie structurale[9].

En reprenant les rĂ©cits mythiques de peuples voisins, en AmĂ©rique du Nord et du Sud, Ă  partir d'une analyse trĂšs poussĂ©e de ses propres matĂ©riaux ethnographiques et d'autres publications, LĂ©vi-Strauss estime qu'il existe un lien entre d'une part les variations (parfois subtiles) entre mythes de peuples diffĂ©rents, et d'autre part les variations des conditions de vie entre ces peuples, qu'il s'agisse de variations internes (culturelles), externes (Ă©cologiques, gĂ©ographiques, climatiques) ou encore de variations temporelles au sein d'un mĂȘme peuple.

Autrement dit, les diffĂ©rences entre versions mythiques reflĂštent celles entre les peuples qui les produisent: elles ne se distribuent pas de maniĂšre alĂ©atoire mais selon un ordre, une loi de cohĂ©rence interne, la nĂ©cessitĂ© d'un Ă©quilibre, de la mĂȘme maniĂšre que des molĂ©cules agrĂ©gĂ©es dans un environnement particulier s'organisent en un cristal :

« Si l'on nous permet une image risquĂ©e, le mythe est un ĂȘtre verbal qui occupe, dans le domaine de la parole, une place comparable Ă  celle que revient au cristal dans le monde de la matiĂšre physique [...] : objet intermĂ©diaire ente un agrĂ©gat statistique de molĂ©cules et la structure molĂ©culaire elle-mĂȘme[10]. »

Une des illustrations de ce phĂ©nomĂšne est que les premiĂšre et derniĂšre version d'un mythe sont l'une face Ă  l'autre dans des rapports symĂ©triques et inverses, avec de nombreuses versions intermĂ©diaires possibles: ainsi le mythe amĂ©ricain du Ash Boy se prĂ©sente par rapport au conte europĂ©en de Cendrillon comme « symĂ©trique et inverse dans les moindres dĂ©tails »[11] : le hĂ©ros est masculin, orphelin (Cendrillon a deux familles avec le remariage de son pĂšre), d'aspect repoussant (Cendrillon est ravissante), il aime sans retour (Cendrillon n'est aimĂ©e de personne) et finira dĂ©pouillĂ© de son apparence hideuse (Cendrillon couverte de vĂȘtements somptueux) par une intervention surnaturelle.

Dans cet article, LĂ©vi-Strauss prĂ©sente la formule canonique du mythe: Fx (a) : Fy (b) ≈ Fx (b) : Fa-1 (y), Ă©quation mathĂ©matique qui sera largement commentĂ©e[12] et deviendra l'une des illustrations les plus cĂ©lĂšbres de l'application Ă  la mythologie du concept de transformation.

Bibliographie

  • Marcel HĂ©naff, Claude LĂ©vi-Strauss et l'anthropologie structurale, Paris, Belfond, coll. « Points Essais », (rĂ©impr. 2011), 654 p. (ISBN 978-2-7578-1934-0, 2-7578-1934-8 et 2-7578-1934-8)
  • Denis Bertholet, Claude LĂ©vi-Strauss, Paris, Odile Jacob, , 465 p. (ISBN 978-2-7381-2182-0)
  • Maurice Godelier, LĂ©vi-Strauss, Paris, Seuil, , 583 p. (ISBN 978-2-02-105401-9)
  • Claude LĂ©vi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, (rĂ©impr. 2012), 480 p. (ISBN 978-2-266-13931-1)
  • Claude LĂ©vi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, (rĂ©impr. 2009) (ISBN 2-266-14003-5, OCLC 495548507)
  • Jean Petitot, « La gĂ©nĂ©alogie morphologique du structuralisme », Critique, Paris, vol. 55, nos 621-21,‎ , p. 97-122 (ISSN 0011-1600)
  • Claude LĂ©vi-Strauss et Didier Eribon, De prĂšs et de loin, Paris, Odile Jacob,
  • Lucien Scubla, Lire LĂ©vi-Strauss, Le dĂ©ploiement d’une intuition, Paris, Odile Jacob, , 337 p. (ISBN 2-7381-0498-3, lire en ligne)
  • Gildas Salmon, Les structures de l’esprit. LĂ©vi-Strauss et les mythes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pratiques thĂ©oriques », , 288 p. (ISBN 978-2-13-059065-1)

Références

  1. HĂ©naff 1991, p. 30
  2. LĂ©vi-Strauss et Eribon 1990, p. 158-159
  3. Salmon 2013, introduction, p.3 Ă  17
  4. LĂ©vi-Strauss 1973, p. 28, chap.I Le champ de l'anthropologie
  5. LĂ©vi-Strauss et Eribon 1990, p. 159
  6. LĂ©vi-Strauss 1973, p. 29, chap.I Le champ de l'anthropologie
  7. Lévi-Strauss 1973, p. 83, chap.V Religions comparées des peuples sans écriture
  8. Godelier 2013, p. 283.
  9. LĂ©vi-Strauss 1958, p. 235.
  10. LĂ©vi-Strauss 1958, p. 264.
  11. LĂ©vi-Strauss 1958, p. 260.
  12. Scubla 1998.

Articles connexes

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