Ethnographie
Lâethnographie est une pratique du domaine des sciences sociales qui a pour but d'Ă©tudier sur le terrain la culture et le mode de vie de peuples, communautĂ©s, sociĂ©tĂ©s, ou autres types de groupes sociaux. Elle est aujourd'hui autant utilisĂ©e en anthropologie qu'en sociologie ou en gestion[1] selon que l'objet d'Ă©tude porte davantage sur les diffĂ©rentes cultures chez les ĂȘtres humains, la sociĂ©tĂ©, ou l'Ă©conomie et les ressources humaines. Le mot ethnographie est composĂ© du prĂ©fixe « ethno » (du grec ÎÎžÎœÎżÏ, peuple, nation, ethnie) et du suffixe « graphie » (au grec ÎłÏÎŹÏΔÎčÎœ, Ă©crire), pour signifier description des peuples. En Russie par exemple, on parlera plus volontiers d'« Ă©tude des peuples ».
L'ethnographie sous-entend une enquĂȘte de terrain composĂ©e de mĂ©thodes de rĂ©colte d'informations, de retranscription et d'un suivi en Ă©criture, avec bien souvent une pĂ©riode d'observation participanteâŁâŁ telle que pratiquĂ©e en anthropologie sociale et culturelle. L'ethnographie en tant que premiĂšre phase de collecte et de description a pour but d'enregistrer des faits humains pertinents pour l'analyse d'un peuple, d'une communautĂ© ou d'une sociĂ©tĂ©, aussi bien dans une perspective diachronique (historique) que synchronique (actuel).
Histoire
Le terme « ethnographie » serait apparu pour la premiÚre fois en 1767, dans un livre de Johann Friedrich Schöpperlin (1732-1772)[2]. Il a été mentionné pour désigner des collections d'édition. En 1839 est fondée, à Paris, une société ethnologique[3].
Autrefois cantonnée aux populations dites alors « primitives »[4], son champ s'est finalement étendu à tout type de groupes humains et tous types de milieux. Depuis le mouvement des indépendances des pays colonisés, l'ethnographie occidentale s'est ainsi tournée de plus en plus sur ses propres sociétés et groupes sociaux.
L'ethnographie peut donc parfois porter sur des populations dont les origines sont trÚs proches du chercheur (ce qui a soulevé des nouvelles problématiques d'observation). Il peut s'agir d'un groupe social large (la bourgeoisie parisienne par exemple) ou des usagers d'une institution, d'un groupe de jeunes, de SDF, des voyageurs des transports publics, du milieu geek, ou de la recherche en mathématique, aussi bien qu'une communauté Achuar située en Amazonie. Les possibilités d'une ethnographie du proche sont ainsi de fait tout aussi infinies qu'en terrain dit : « exotique ».
Les débuts de l'ethnographie
Les premiers anthropologues sâappuient sur des documents de seconde main comme les rĂ©cits de voyages d'explorateurs ou de missionnaires ou encore les rapports des administrations coloniales. Cette division du travail entre celui qui collecte les informations et celui qui les interprĂšte reste la norme dans les pays dâEurope jusquâen 1914[5]. La figure de lâ« anthropologue en chambre » (armchair anthroplogist) dont James George Frazer peut faire figure dâarchĂ©type est alors dominante[6].
Les voyages dâexploration Ă visĂ©e scientifique formalisent progressivement la tĂąche que remplissaient spontanĂ©ment, mais de maniĂšre alĂ©atoire, les explorateurs, en fixant des objectifs de collecte dâinformation sur les populations rencontrĂ©es : lâexpĂ©dition Baudin (1801) vers les Terres Australes compte ainsi dans ses rangs François PĂ©ron qui voyage en qualitĂ© dâ« anthropologiste ». Les visĂ©es gĂ©opolitiques de lâexpĂ©dition Lewis et Clark, soutenue par Thomas Jefferson, sâaccompagnent Ă©galement dâun plan dâĂ©tude des tribus amĂ©rindiennes qui se trouveraient sur son parcours.
Lâanthropologie du XIXe siĂšcle se caractĂ©rise ensuite par une intense volontĂ© de collecte dâinformation concernant les populations extra-europĂ©ennes, premiĂšre Ă©tape dâun travail de mise en ordre et de classification, conçu dans une perspective Ă©volutionniste. Sans jamais avoir quittĂ© lâEurope, James George Frazer a compilĂ© un matĂ©riel considĂ©rable pour rĂ©diger Le Rameau d'or qui se prĂ©sente comme un immense rĂ©pertoire de mythes et de rites en provenance du monde entier.
De son cĂŽtĂ©, en sâappuyant sur les missions et les administrations coloniales, Lewis Henry Morgan sâest attachĂ© Ă rĂ©pertorier lâensemble des terminologies de parentĂ© utilisĂ©es dans le monde[7]. Dans ce contexte oĂč lâanthropologue est avant tout un exĂ©gĂšte, la critique de la fiabilitĂ© des sources revĂȘt une importance cruciale. La rĂ©daction de guides dâenquĂȘtes et la formation des futurs enquĂȘteurs est une prĂ©occupation des ethnologues.
DĂšs 1800, Joseph-Marie de GĂ©rando avait inaugurĂ© le genre en publiant sa ConsidĂ©ration sur les diverses mĂ©thodes Ă suivre dans l'observation des peuples sauvages Ă destination de lâexpĂ©dition Baudin. Cette prĂ©occupation reste toujours vivace en France au dĂ©but des annĂ©es 1930, comme en tĂ©moigne la publication des Instructions sommaires pour les collecteurs dâobjets ethnographiques en 1931[8].
Lien entre ethnologie et ethnographie
Ethnologie et ethnographie sont deux démarches distinctes et qui ont été pensées comme des moments successifs par Claude Lévi-Strauss (qui y rajoutait l'anthropologie) :
- l'ethnographie, de type pratique, enregistre l'organisation d'une société ;
- l'ethnologie, de type plus formel et réflexif, établit à partir de ces descriptions les lignes générales de structure et d'évolution de cette société ;
- l'anthropologie serait alors une méta-analyse de dimension comparatiste entre différentes sociétés ethnographiées (sur une thématique précise cependant).
Sur le plan mĂ©thodologique, la trajectoire de lâethnologie française et de lâethnologie anglo-saxonne divergent sensiblement pendant lâentre-deux-guerres. Durant cette pĂ©riode, le modĂšle français repose sur une collecte collective extensive et itinĂ©rante[9] qui, tels la mission Dakar-Djibouti ou le voyage de La Korrigane dans les mers du sud, renoue avec la tradition des expĂ©ditions dâexploration. Mettant plus particuliĂšrement lâaccent sur la civilisation matĂ©rielle, ces missions entendent rĂ©aliser un inventaire ethnologique du monde. Le musĂ©e est pensĂ© comme la finalitĂ© du travail ethnologique : les expĂ©ditions phares qui sont lancĂ©es Ă cette pĂ©riode sâarticulent Ă©troitement avec le MusĂ©e dâethnographie du TrocadĂ©ro, remplacĂ© en 1937 par le MusĂ©e de l'Homme.
Pendant ce temps, au Royaume-Uni, le travail de terrain et le contact prolongĂ© avec les tribus observĂ©es sâimposent progressivement comme une des caractĂ©ristiques fondamentales de la discipline. En 1922, lâintroduction des Argonautes du Pacifique occidental de BronisĆaw Malinowski marque un tournant en thĂ©orisant la mĂ©thode d'observation participante.
LĂ oĂč le recensement de la culture matĂ©rielle constituait la base du travail ethnographique, Malinowski insiste sur la nĂ©cessitĂ© de sâimmerger en profondeur dans la culture des sociĂ©tĂ©s observĂ©es ; lâinstallation chez lâhabitant, lâadoption du mode de vie, lâapprentissage de la langue deviennent des prĂ©alables indispensables Ă la comprĂ©hension du « point de vue de lâindigĂšne »[10].
Notes et références
- (en) Sierk Ybema, Dvora Yanow, Harry Wels et Frans H. Kamsteeg, Organizational ethnography : studying the complexities of everyday life, SAGE, , 306 p. (ISBN 978-1-4462-4818-8, 1446248186 et 9781446278925, OCLC 758387620)
- Prolusio scholastica qua Sueviae veteris per temporum periodos descriptae primae lineae, ad supplendum Speneri notitiam Germaniae, Nördlingen, Karl Gottlob Beck 1767.
- (en)Scholarly Societies Project, Data for Societies founded 1810 to 1839
- Le terme de « primitif » ne semble dĂ©finitivement pas Ă l'abri des confusions impliquĂ©es par son Ă©tymologie et qui reflĂšte un moment de la science et de l'histoire des idĂ©es dominĂ© par un Ă©volutionnisme pĂ©rimĂ©. MĂȘme s'il a Ă©tĂ© Ă©crit qu'« Un peuple primitif n'est pas un peuple arriĂ©rĂ© ou attardĂ© » (Claude LĂ©vi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, p. 114), il est prĂ©fĂ©rable (d'un point de vue Ă©thique comme Ă©pistĂ©mologique) de relĂ©guer le terme au musĂ©e. Cette approche culturaliste est effectivement largement dĂ©criĂ©e par la communautĂ© ethnologique aujourd'hui, car si elle peut servir d'un point de vue politique, elle est infondĂ©e scientifiquement et cette dĂ©finition ne repose sur aucune rĂ©alitĂ© sociologique ou historique. Aujourdâhui, on parle parfois plus volontiers de populations autochtones ou indigĂšne, mĂȘme si ces termes-ci sont Ă©galement porteur d'une vision ethnocentriste.
- De LâEstoile (2007), p. 106.
- DeliĂšge (2006), p. 37.
- DeliĂšge (2006), p. 26.
- Selon Jean Jamin, elles furent rĂ©digĂ©es par Maurice Griaule et Michel Leiris sur la base des cours de Mauss Ă lâInstitut dâethnologie. De LâEstoile (2007), Note 10, p. 141.
- De L'Estoile (2007), p. 171.
- BronisĆaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, 1922, p. 25. CitĂ© dans DeliĂšge, p. 149.
Bibliographie
- Han F. Vermeulen, Before Boas: The Genesis of Ethnography and Ethnology in the German Enlightenment, Lincoln, University of Nebraska Press, 2015.
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- La revue L'Homme en ligne : Revue de référence en ethnologie.
- Ethnographiques.org : Revue francophone en ligne.
- La méthode ethnographique : Pour en apprendre plus sur la méthode ethnographique, par Lapassade
- Revue L'Ethnographie depuis 1859
- BĂROSE (Base d'Ă©tudes et de recherches sur l'organisation des savoirs ethnographiques en Europe) : encyclopĂ©die en ligne.