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Sociologie des prénoms

La sociologie des prénoms est une branche de la sociologie qui étudie le choix des prénoms.

Histoire

Le plus ancien texte consacré à l'étude des prénoms a été publié en 1681 par Gilles-André de La Rocque. Cependant, son ouvrage, intitulé Traité de l'origine des noms et des surnoms, ne constitue pas véritablement une étude sociologique mais traite davantage de l'aspect liturgique du choix du prénom[1].

C'est seulement en 1888 que la première Ă©tude statistique sur les prĂ©noms est rĂ©alisĂ©e. L'article de Charles Fierville intitulĂ© « Ă‰tude sur le Cadastre de Burlats (fin du XVIe siècle) Â» constitue le premier essai de ce type. Son travail consiste Ă  relever les noms de baptĂŞme dans le cadastre de la commune tarnaise de Burlats. Son travail est uniquement statistique et il n'Ă©tudie en aucun cas les modes de transmission[1].

De nombreux travaux statistiques suivent, mais il faut attendre la fin des annĂ©es 1970 pour que la sociologie s'empare du domaine d'Ă©tude. L'Ă©tude de Philippe Besnard « Pour une Ă©tude empirique du phĂ©nomène de mode dans la consommation des biens symboliques : le cas des prĂ©noms Â», parue en 1979 dans les Archives europĂ©ennes de sociologie marque un point de dĂ©part du sujet[2].

« Le prénom présente deux caractéristiques particulièrement intéressantes : c'est un bien gratuit, dont la consommation est obligatoire. Dès lors l'étude de sa diffusion dans le temps est particulièrement apte à mettre en évidence, dans sa pureté, la fonction d'identification et de distinction propre à la consommation des biens de mode. »

— Philippe Besnard, « Pour une étude empirique du phénomène de mode dans la consommation des biens symboliques : le cas des prénoms », Archives européennes de sociologie, 1979[2]

Les différents modèles de choix des prénoms

Le modèle de l'Ancien Régime

Sous l'Ancien Régime, le choix des prénoms est restreint car c'est l'Église qui tient les registres de baptême qui tiennent lieu d'état civil. Les parents ne peuvent pas choisir n'importe quel prénom, ils doivent se référer à des normes liées à la religion chrétienne. Le Catéchisme du concile de Trente prescrit d'ailleurs d'imposer à l'enfant baptisé « un nom qui doit être celui de quelqu'un qui ait mérité, par excellence de sa piété et de sa fidélité pour Dieu, d'être mis au nombre des Saints »[1].

On utilise alors souvent le nom de baptême de la marraine pour la filleule ou celui du parrain pour le filleul, voire celui des grands-parents[3], tradition conservée jusqu'au début du XXe siècle.

On peut voir dans cette habitude sociale une manière de montrer son attachement aux générations précédentes, à la lignée familiale, mais aussi à la région. Avec ce modèle, le « stock » de noms disponibles est limité et la diversité des prénoms très faible (Catherine, Jeanne, Marie, Madeleine, Françoise, Louise pour les filles ; Jean, Paul, Pierre, Louis, Jacques, Martin, Matthieu pour les garçons, etc.). Cependant, la possibilité d'avoir plusieurs noms de baptême (bien qu'un seul soit un prénom d'usage) limite cette apparente monotonie. Le nom d'usage est alors souvent le dernier, les premiers reprenant celui du grand-père (ou de la grand-mère), puis du parrain (ou de la marraine), parfois du père ou de la mère, puis celui du saint ou de la sainte du jour ou d'un ancêtre dont on veut faire mémoire. Le nom de Marie est ajouté indifféremment pour les garçons et les filles, comme patronne. Dans certaines régions (Nord de la France et actuelle Belgique), le prénom Joseph remplira le même rôle de protecteur et sera attribué tant aux garçons qu'aux filles. Enfin le choix des noms de baptême chez les protestants est souvent d'ajouter au sien un prénom biblique (Sarah, Salomon, Jacob, Rebecca, etc.), notamment chez les calvinistes.

Ce modèle de choix des prénoms subsiste aujourd'hui chez certains membres de l'aristocratie ou de la bourgeoisie, afin de montrer l'affiliation à un groupe d'appartenance.

Le modèle de choix de l'époque moderne

À partir du XIXe siècle, ce schéma classique tend à s'effacer. Une tendance à l'individualisation dans le choix du prénom et à la dispersion des prénoms apparaît. On passe d'un modèle où le prénom est signe d'appartenance familiale à un prénom support d'identité personnelle. Les parents cherchent à marquer la particularité du nouvel enfant qui devient le centre de la famille. La baisse de la mortalité infantile amorcée au XIXe siècle en France permet d'expliquer ce changement de la place de l'enfant.

De plus, on constate une véritable diffusion sociale des prénoms : une diffusion verticale du haut vers le bas de la société. Les classes sociales supérieures cherchent parfois des prénoms nouveaux, encore peu utilisés, pour se démarquer. Ensuite, les couches populaires s'approprient les nouveaux prénoms à la mode. Quand l'attribution d'un prénom décline dans les franges supérieures de la société, ce même prénom connaît un renouveau dans les classes populaires, qui préfèrent les prénoms qui ont fait leur preuve. Ils ont donc un retard dans la mode du prénom[4].

Le modèle de choix actuel

Depuis les annĂ©es 1990, de nouvelles tendances sociologiques apparaissent. L'ancienne diffusion verticale des prĂ©noms tend Ă  disparaĂ®tre au profit d'une sĂ©grĂ©gation sociale des goĂ»ts. Certains prĂ©noms sont ainsi typiquement ouvriers et d'autres typiquement bourgeois. Le choix des prĂ©noms « Antoine Â» et « Anthony Â» montre bien cette nouvelle emprise sociale sur ce choix, ces deux prĂ©noms ayant des taux diamĂ©tralement diffĂ©rents selon le milieu social Ă©tudiĂ©[4]. NĂ©anmoins, ce phĂ©nomène n'est pas total, il reste encore des prĂ©noms qui sont utilisĂ©s par toutes les classes sociales, tel « Alexandre Â»[4].

On peut identifier dans les classes populaires diffĂ©rents phĂ©nomènes quant au choix des prĂ©noms influencĂ©s par les sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es. Tout d'abord, les goĂ»ts populaires se caractĂ©risent par la forte prĂ©sence de prĂ©noms d'origine anglo-amĂ©ricaine tels que « Kevin Â», « Anthony Â» ou « Jordan Â», qui sont totalement absents du choix des parents des classes supĂ©rieures. De plus, le choix des couches populaires s'oriente vers des prĂ©noms qui n'ont pas de passĂ© en France, comme « Nadia Â» ou « Nadège Â», et vers des prĂ©noms utilisĂ©s dans un premier temps par les cadres, mais qui s'en sont vite dĂ©tournĂ©s, tels que « JĂ©rĂ©my Â» ou « Virginie Â». Ces deux tendances permettent de faire une constatation : les classes populaires se sont dĂ©tournĂ©es des prĂ©noms liĂ©s au calendrier chrĂ©tien. L'affaiblissement de l'influence de la religion dans celles-ci peut expliquer ce changement de comportement[4].

Les classes aisĂ©es utilisent en revanche encore des prĂ©noms classiques liĂ©s au calendrier chrĂ©tien, dans une logique de tradition. Leurs goĂ»ts se caractĂ©risent par le choix de prĂ©noms propres Ă  la famille, rares chez le reste de la population, afin de montrer l'anciennetĂ©. Les prĂ©noms masculins « Amaury Â», « CĂ´me Â» ou « François-Xavier Â», ou fĂ©minins comme « Madeleine », « Clotilde Â», « AliĂ©nor Â», « Philippine Â» sont typiques de ces modes. Les prĂ©noms traditionnels sont donc davantage utilisĂ©s par les populations aisĂ©es, ils apparaissent comme une valeur refuge. Le Bottin mondain et la rubrique naissance du Figaro sont souvent utilisĂ©s comme rĂ©fĂ©rence pour le choix d'un prĂ©nom[4].

Ainsi, avec ces nouvelles modes, la rotation des prĂ©noms les plus attribuĂ©s est de plus en plus rapide. Alors que le prĂ©nom « Michel Â» est le prĂ©nom le plus attribuĂ© aux garçons pendant trente ans, entre 1910 et 1940, le prĂ©nom « SĂ©bastien Â» est le plus choisi pendant seulement cinq ans, entre 1975 et 1980[5].

De plus, on constate un affaiblissement de la conscience commune, de l'influence de la vie locale et des coutumes plurisĂ©culaires. Les jeunes adultes, essentiellement urbains, cherchent dans le prĂ©nom un signe de modernitĂ©, d’oĂą la disparition des particularitĂ©s rĂ©gionales dans l'adoption des prĂ©noms d'usage Ă  la mode : en Bretagne ou Ă  Paris, les prĂ©noms se ressemblent de plus en plus, mĂŞme si des particularitĂ©s subsistent[4] (« LoĂŻc Â», « GwennaĂ«l Â», « Erwan Â» en Bretagne). Cependant, le choix des deuxièmes ou troisièmes prĂ©noms (le prĂ©nom d'usage Ă©tant dĂ©sormais le premier Ă  l'Ă©tat civil et non plus le dernier) reste dictĂ© par la piĂ©tĂ© familiale (le plus souvent le nom du grand-père ou de la grand-mère et parfois encore du parrain et de la marraine) voire les traditions religieuses, comme en Belgique francophone oĂą il reste frĂ©quent de placer l'enfant sous la protection de saint Ghislain.

Un choix personnel à l'origine d'une régularité statistique

Même si le choix du prénom est purement personnel, les sociologues ont remarqué des régularités statistiques. Ce choix, qui au premier abord semblerait aléatoire, révèle des tendances qui ont pu être théorisées par les sociologues.

Prénom classique

Les sociologues dĂ©finissent un prĂ©nom comme classique lorsque la courbe de nouveau-nĂ©s ayant reçu ce prĂ©nom est stable Ă  travers les annĂ©es. Le nombre de prĂ©noms classiques est très faible, on cite ainsi rĂ©gulièrement « Marie Â», « HĂ©lène Â», « Pierre Â» et « François Â». On retrouve dans cette classe de prĂ©noms ceux disponibles dans le stock restreint de l'Ancien RĂ©gime. Cependant, ce type de prĂ©nom est de plus en plus rare puisque la tendance veut que les modes soient de plus en plus brèves, comme mentionnĂ© plus haut[4].

Prénom mode

Depuis plus d'un siècle, les prénoms répondent davantage à un phénomène de mode. Ce constat, établi dès 1914 dans l'ouvrage Les Prénoms féminins, explique la rotation constante des prénoms les plus attribués.

« Les prénoms ont aussi une mode ; ils subissent la politique et les changements de régime, tout comme l'architecture, la peinture, ou simplement le costume. »

— Les prénoms féminins, 1914[6]

La majorité des prénom-modes suit une courbe semblable. La courbe d'attribution d'un prénom se caractérise par une progression rapide, une période de forte sollicitation et un affaiblissement échelonné. La courbe d'attribution est donc asymétrique, le déclin étant plus long que la montée. En outre, l'échelle de temps et de fréquence varie selon les prénoms.

La tendance actuelle veut un renouvellement de plus en plus rapide des modes de prĂ©noms ; de ce fait la durĂ©e de vie des prĂ©noms se raccourcit. Alors que des prĂ©noms mode comme « Michel Â» ont Ă©tĂ© sollicitĂ©s pendant près de cinquante ans, des prĂ©noms plus rĂ©cents comme « Dylan Â» ou « KĂ©vin Â» ont eu une durĂ©e de vie beaucoup plus courte, entre dix et vingt ans entre l'apparition du prĂ©nom et sa disparition. Ă€ la fin de la vie d'un prĂ©nom, lorsque celui-ci n'est plus choisi par les parents, il entre dans ce que les sociologues appellent le « purgatoire Â»[4].

Goûts et dégoûts

Pour Philippe Besnard, les goûts et les dégoûts en matière de prénom répondent à des règles précises. Selon lui, « l’allure de la courbe de diffusion passée, combinée à la distance qui nous en sépare est, en matière de prénoms comme en beaucoup d’autres, la clé principale de nos goûts et dégoûts du moment[7] ».

Les sociologues identifient trois raisons qui permettent d'expliquer pourquoi un prénom semble inesthétique à un moment donné :

  • sa carrière a Ă©tĂ© brillante ;
  • sa carrière a suivi la courbe d'attribution d'un prĂ©nom-mode ;
  • il n'est ni trop ancien, ni trop rĂ©cent et le sommet de sa courbe d'attribution se situe il y a quarante Ă  quatre-vingt-dix ans.

Le dĂ©mographe Jacques Dupâquier explique qu'une fois qu'un prĂ©nom-mode entre en dĂ©suĂ©tude, il devient ridicule. Il faut un certain temps pour qu'il redevienne Ă  la mode et que des prĂ©curseurs dĂ©cident de se le rĂ©approprier pour se dĂ©marquer. Le charme d'un prĂ©nom dĂ©modĂ© rĂ©apparaĂ®t lorsque la gĂ©nĂ©ration l'ayant portĂ© est morte. Ainsi, il faut en moyenne entre un siècle et un siècle et demi pour que le charme rĂ©tro d'un prĂ©nom resurgisse[4]. Cela a notamment Ă©tĂ© le cas pour les prĂ©noms « Julie Â» Ă  la mode en 1830 et 1980 ou « Pauline Â» Ă  la mode en 1850 et 1990[7].

« Dans les générations actuelles, il n’y a presque plus d’Ernestine, de Léontine, de Pauline, de Valentine, de Julie, d’Eugénie, ou de Victorine, noms qui eurent leur jour de faveur ; mais par contre nous avons des Germaine, des Suzanne, des Madeleine, des Yvonne, ou des Simone, noms plus gracieux ou bien des noms plus frivoles comme Arlette, Paulette ou Odette. Pour les hommes, ce n’est plus ni Louis, ni Charles, ni Édouard, ni Jules, ni Émile, ni Eugène, mais Paul, Robert, Roger, Georges, Lucien, Marcel. »

— Les prénoms féminins, 1914[6]

Cet extrait issu d'un ouvrage publié en 1914 et présentant aux parents les traits physiques et moraux des différents prénoms à la mode, permet de découvrir les grandes tendances de l'époque. Ainsi on retrouve parmi les prénoms en vogue au début du XXe siècle, des prénoms totalement absents au XIXe siècle comme les prénoms avec une terminaison en -ette[7]. A contrario, les prénoms populaires au XIXe siècle sont abandonnés.

Annexes

Articles connexes

Notes et références

Bibliographie

Ouvrages

  • Jacques Dupâquier, Alain Bideau et Marie-Elizabeth Ducreux, Le prĂ©nom, mode et histoire : Les entretiens de Malher 1980, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, , 398 p. (ISBN 2-7132-0840-8)
  • Jacques Dupâquier, Jean-Pierre PĂ©lissier et Danièle RĂ©baudo, Le temps des Jules : les prĂ©noms en France au XIXe siècle, Paris, Éditions Christian, (ISBN 978-2-86496-025-6)
  • Philippe Besnard et Guy Desplanques, Un prĂ©nom pour toujours : La cote des prĂ©noms, hier, aujourd'hui et demain, Paris, Balland, , 347 p. (ISBN 2-7158-0845-3)
  • Baptiste Coulmont, Sociologie des prĂ©noms, Paris, La DĂ©couverte, , 125 p. (ISBN 978-2-7071-5778-2)
  • Inconnu, Les prĂ©noms fĂ©minins, Paris, (lire en ligne)
  • (en) Stanley Lieberson, A Matter of Taste. How Names, Fashions, and Culture Change, London, Yale University Press, 2000.

Articles

  • Henri-Daniel Cosnard, « Les prĂ©noms bretons », Études et dossiers (Institut d'Ă©tudes judiciaires de Rennes), vol. 4,‎ , p. 40-43 (lire en ligne, consultĂ© le )
  • Guy Desplanques, « Les enfants de Michel et Martine Dupont s'appellent Nicolas et CĂ©line », Economie et statistique, no 184,‎ , p. 63-83 (lire en ligne, consultĂ© le )
  • Jean-Michel Berthelot, « Le choix du prĂ©nom. Des rĂ©gularitĂ©s statistiques aux mĂ©canismes cognitifs », Revue europĂ©enne des sciences sociales,‎ , p. 13-21 (lire en ligne, consultĂ© le )
  • Étienne Guertin-Tardif, « Dis-moi ton nom et je te dirai qui tu es », La Presse, MontrĂ©al, . (lire en ligne) (consultĂ© le )
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