Mauvais œil
Le mauvais œil est une croyance selon laquelle un regard, un éloge ou un compliment d'une personne à une autre aurait le pouvoir de faire peser une malédiction ou de la malchance sur cette dernière[1].
Théorie
Selon Francesco Alberoni le mauvais œil est pour la société une façon de « gérer » l’envie et de canaliser de manière préventive la violence qui pourrait en découler. Celui qui éprouve l’envie souffre, sans toutefois accuser l’autre car il n’a aucun comportement agressif envers lui. Dans la jalousie, l’autre est perçu comme un rival. L’autre, le rival vient nous enlever notre objet de désir. Dans l’envie nous sommes blessés par la comparaison avec autrui[2]. René Girard (1923-2015) établit que dès que nous désirons (l’envie)ce que notre prochain possède, la rivalité entre lui et nous est inévitable et peut déboucher sur la violence. Il l’appelle désir mimétique[3].
Histoire
Le « regard assassin », capable d'attirer le malheur, la maladie ou la mort, apparaît dans les textes de Sumer, de Babylone et d'Assyrie. En Europe au Moyen Âge, les sorcières étaient réputées pour user du mauvais œil contre tous ceux qui avaient le malheur de croiser leur route. Leurs victimes étaient alors frappées de maux divers, perdaient l'amour de leur conjoint ou étaient jetées dans la misère.
Dans cette croyance, les sorcières - étant associées à l'image de veilles femmes - seraient liées à la ménopause. Puisque les sorcières ne pouvaient plus vu leur âge expulser leurs « impuretés » par les voies naturelles, elles le faisaient à travers leurs yeux[4].
Face au mauvais œil, les petits enfants et les animaux seraient particulièrement vulnérables. Partout où les superstitions liées au mauvais œil sont encore vivaces, il est considéré comme dangereux d'attirer l'attention sur la beauté de ses enfants, de peur que le mauvais œil ne leur jette un regard jaloux.
Mauvais œil dans les traditions religieuses
Judaïsme
Dans le judaïsme, la croyance en un mauvais œil est apparaît dans la Bible. Dans le Deutéronome (28:54), il est mentionné : « l’homme le plus délicat d’entre vous, le plus habitué à la mollesse aura un œil mauvais envers son frère, envers la femme qui repose sur son sein, envers ceux de ses enfants qu’il aura épargnés; il ne donnera à aucun d’eux la chair de ses autres enfants, dont il fera sa nourriture ». La première acceptation n’est autre que « l’envie ». Le traité Avot présente de nombreuses citations :
- « l’œil mauvais (l’envie), l’inclinaison mauvaise et la haine du prochain mettent un homme hors du monde »(2:16)
- « un bon œil, un esprit humble et un caractère modeste, voilà le propre des disciples d’Abraham notre père »(5:22)
Dans les Proverbes (23:6), on peut lire : « on ne mange pas le pain de celui qui a mauvais œil » ou (28-22)« l’homme qui a le mauvais œil a hâte de s’enrichir »[5]
La seconde affirmation est claire: l’éclat d’un œil peut avoir des effets funestes.
- Dans le traité talmudique Baba metzia (B.m:107b) on peut lire : « il meurt quatre-vingt dix neuf personnes du mauvais œil pour une mort naturelle »
- Dans le traité chabath (34.-B.b.75a) le regard de plusieurs rabbins passe pour avoir transformé en un tas de pierres l’individu qui les offensait[6]
Protections
Des amulettes ou talismans permettraient de détourner l'influence néfaste. Ils sont souvent en forme d'œil, comme l'œil d'Horus dans l'ancienne Égypte.
Ces yeux sont traditionnellement placés :
- à l'entrée des maisons
- sur la coque des bateaux, etc.
Si l'on ne dispose pas d'amulette, la parade la plus immédiate consiste en un geste symbolique de la main appelé signe des cornes (poing fermé, index et auriculaire pointés pour former des « cornes »), recommandé pour dévier la trajectoire du regard malfaisant.
Il existe également des talismans représentant un poing fermé avec le pouce situé entre l'index et le majeur. Les romains en possédait déjà (certains de ces talismans ont été retrouvés dans la ville romaine d'Herculanum). Ce type de talisman est appelé une « figue » (dénomination venant de la gestuelle : la main « faisant la figue »).
L'Antiquité utilise les représentations d'un visage pour chasser le mauvais œil. Ainsi des masques grotesques ou hideux figurent sur les tombeaux, les cuirasses et les jambières des guerriers, les marteaux des portes, les fontaines, la vaisselle, les meubles et tous les objets du quotidien. Ces mascarons décorent aussi les façades. Cette mode arrive en France avec les Guerres d'Italie. Le XVIIIe siècle la généralise à Paris, Versailles, Bordeaux, Nancy ou Nantes[7]...
Au Portugal, les enfants sont préservés du mauvais œil à l'aide de colliers supportant de petits talismans complexes composés d'un croissant de lune (contre les sortilèges), une corne (pour favoriser la chance), un pentacle et une main « faisant la figue » (contre le mauvais œil). La figue est souvent utilisée seule.
Dans la tradition juive le fil rouge est utilisé comme protégeant du mauvais œil, les symboles de la figue et du poisson sont également utilisés. Un autre exemple de magie apotropaïque contre le mauvais œil est celui des colliers textiles portés par les garçons pour leur Brit Milah, notamment dans les régions d'Alsace, d'Allemagne du Sud et de Suisse. Les colliers étaient souvent ornés de pièces de monnaie ou d'un corail coloré, destinés à éloigner le mauvais œil du garçon, le protégeant ainsi pendant la circoncision[8].
On se défend également grâce à des végétaux : trèfles (Irlande), ail (Grèce et Italie) ou orge (Inde). Les cloches ou les rubans rouges, accrochés aux vêtements des enfants ou au cou du bétail, sont utilisés comme leurres pour détourner l'attention du mauvais œil.
En Islam, le mauvais œil est appelé ayn. Selon le prophète de l'Islam: "Le mauvais œil est vérité"[9], c'est-à-dire qu'il existe et a des effets concrets sur notre monde. Pour s'en protéger, les musulmans lisent les deux dernières sourates du Coran, appelées sourates protectrices. Leur place en tant que dernières sourates du Coran est voulu afin qu'elles fassent parti des sourates les plus lues par les musulmans.
Dans certaines cultures on se protège du mauvais œil à l'aide de plomb que l'on fait fondre après l'avoir tourné sept fois dans le sens des aiguilles et sept fois dans le sens contraire sur la tête de la personne victime. Une fois le plomb fondu dans un récipient on le fait couler dans un récipient rempli à moitié d'eau de mer que l'on aura puisé dans sept vagues différentes. L'opération doit être répétée par trois fois et l'on jette l'eau dans les toilettes, dehors sur la route et devant la porte de la maison de la victime. Cette pratique étant très polluante, elle est généralement interdite.
En Arménie (aussi en Grèce, on l'appelle alors Matiasma) et en Turquie, le Gabuyt Achk (Nazar boncuk en turc) protège du mauvais œil. Cet objet n'a pas de rapport avec la religion, souvent les gens le suspendent au rétroviseur avant de leur voiture ou le portent autour du cou.
En Grèce, on se protège du mauvais œil en faisant un geste (poing fermé index et auriculaire relevé) pour le détourner. Ou l'on porte un petit bijou (ματόχαντρο matochantro) représentant le καλό μάτι (kalo mati: bon œil) ou simplement μάτι (l'œil).
Notes et références
- (en) Alan Dundes, The Evil Eye : a Casebook, University of Wisconsin Press, (ISBN 0-299-13330-3, 978-0-299-13330-6 et 0-299-13334-6, OCLC 24377196, lire en ligne), vii
- Francesco Alberoni, L’ Amitié, Pocket, , 158 p. (ISBN 978-2266062244)
- René Girard, LE BOUC ÉMISSAIRE, Grasset, , 298 p. (ISBN 978-2246267812)
- «L'affaire des poisons, les secrets de Louis XIV», L'ombre d'un doute, France 3.
- David Rouach, Les Talismans Magie et Tradition juives, Albin Michel, , 295 p.
- David Rouach, la Divination juive, Gpress, , 259 p. (ISBN 978-2-9555760-6-9)
- Bordeaux actu
- (de + en) Birth Culture. Jewish Testimonies from Rural Switzerland and Environs, Bale, Naomi Lubrich, (ISBN 978-3796546075)
- Rapporté par Boukhari dans son Sahih n°5944 et par Mouslim dans son Sahih n°2187.
Voir aussi
Bibliographie
- La Roqya : Traitement de la sorcellerie, djinns et mauvais œil par le Coran et la médecine prophétique, Abderraouf Ben Halima, 2001, (ISBN 978-2912213129)
- (fr) Jean Damestoy et Anne-Marie Lochet-Liotard, préface de Jean-Claude Lasserre, Mascarons, édition Mollat, 1997 (ISBN 2-909-351-36-X).
- (en) Alan Dundes (éd.), The Evil Eye : A Case Book, University of Wisconsin Press, Madison - Londres, 1992 (ISBN 0-299-13330-3 et 0-299-13334-6). - En ligne sur Google Books (texte partiel)
- Naomi Lubrich (éd.), Birth Culture. Jewish Testimonies from Rural Switzerland and Environs, Musée juif de Suisse, Bale 2022.
- (en) Sam Migliore, Mal'uocchiu : Ambiguity, Evil Eye, and the Language of Distress, University of Toronto Press, Toronto - Buffalo - Londres, 1997 (ISBN 0-8020-0959-X et 0-8020-7922-9). – En ligne sur Google Books (texte partiel).
- Helmut Schoeck (trad. Georges Pauline), L'Envie : une histoire du mal, Les Belles Lettres, , 532 p. (ISBN 2-251-44072-0 et 978-2-251-44072-9, OCLC 34005216)
Articles connexes
Lien externe
- Le site documentaire sur « Nazar Boncuk » des Turcs ou l'œil bleu qui protège du mauvais œil.