Mathématiques incas
Les mathématiques des Incas sont omniprésentes dans l'art inca, tel le tissage. Leur développement est expliqué par plusieurs facteurs, tels la géographie. On les désigne aussi sous le nom d'ethnomathématiques des Incas.
La civilisation inca (1400-1530), s'étendait sur les actuels Pérou, Équateur, Bolivie, Chili, Argentine et au sud de la Colombie, avec une population d'environ 12 millions, dont plusieurs groupes ethniques et une vingtaine de langues[1]. Ne connaissant pas l'écriture[note 1], ils utilisaient des quipus pour « écrire » les statistiques de l'État. Un quipu est un encordage dont les cordes présentent trois types de nœuds symbolisant respectivement l'unité, la dizaine et la centaine[2]. Les Incas ont donc développé un système de numération positionnel en base 10, similaire à celui utilisé aujourd'hui.
Histoire
Les quipus constituent un système original de consignation de données qui a été développé très tôt dans le Pérou ancien. Les récentes découvertes de Ruth Shady sur le site de Caral ont démontré que les quipus étaient connus par les civilisations précolombiennes il y a près de 4 500 ans[3].
DĂ©veloppement
Les géographies variées des Andes, du bassin amazonien, de la côte du Pacifique et des déserts environnants donnent à l'empire inca une géologie et un climat très variés et instables, en plus des inondations, sécheresses et tremblements de terre périodiques. Ces aspects indiquent un besoin de connaissances mathématiques : le génie agricole et le génie civil sont essentiels à la survie, par exemple pour le contrôle de l'irrigation et la construction de ponts[4].
De plus, comme pour toute autre groupe humain, la connaissance et la prédiction des saisons et du climat se développement de pair avec les mathématiques et l'astronomie[4].
Influences des groupes culturels
Comme mentionné précédemment, l'empire inca était formé de plusieurs groupes culturels, chacun avec ses propres pratiques et connaissances mathématiques. Lors de leur absorption dans l'empire, ces connaissances ont presque certainement été aussi assimilées[5].
Les Moches, du nord du Pérou, ont pu apporter des connaissances reliées à l'agriculture avec l'irrigation par des rivières. Les Huaris pratiquaient l'irrigation en terrasses et leur art était en grande partie basé sur des mathématiques. Les Aymaras pratiquaient aussi ce type d'agriculture ainsi que de la domestication de lamas et d'alpacas. Un autre groupe est les Nazcas, du sud du Pérou, dont les géoglyphes révèlent une compréhension de la géométrie et de l'astronomie[5].
Un exemple concret de contribution de groupes culturels distincts, est le quipu, qui était connu des Huaris et Aymaras avant la prise d'ampleur de l'empire inca[5]. Par ailleurs tous les groupes de l'empire inca, même s'ils pouvaient jouir d'une certaine indépendance, étaient taxés. Les quipus étaient donc essentiels aux archives et à l'administration de l'État, dans ce contexte culturellement varié[6].
Découverte des « coordonnées cartésiennes »
Le quipu pĂ©ruvien VA 42527 (Museum fĂĽr Völkerkunde, Berlin), dĂ©jĂ Ă©tudiĂ© par Gary Urton, comporte une division en quatre quadrants très particulière. En associant l’analyse statistique des donnĂ©es Ă une Ă©tude de type expĂ©rimentale de ce quipu, de façon curieuse, Alberto Sáez-RodrĂguez[7] ouvre de nouvelles pistes de recherche dans l’étude des quipus. Dans son article scientifique, Alberto Sáez-RodrĂguez prouve l'existence d'une carte stellaire en deux dimensions, correspondant aux coordonnĂ©es X, Y des 6 Ă©toiles les plus brillantes de l'amas ouvert des PlĂ©iades (M45). L’enjeu de ce travail est de dĂ©montrer que les Incas connaissaient bien un système de coordonnĂ©es rectangulaires 200 ans avant RenĂ© Descartes.
Liens avec l'Ă©criture ou l'absence d'Ă©criture inca
Alors que l'empire inca était très structuré et bureaucratisé, l'écriture n'y a apparemment pas existé[8]. Toutefois, la gestion de l'empire inca a nécessité des moyens de conserver et transmettre l'information numérique[1].
Administration et communication via les quipus
On connait surtout les quipus pour l'utilité qu'en avait l'administration inca. Ceux-ci s'en servaient pour toute la gestion économique et sociale de l'empire. Les quipucamayocs (« maîtres du Quipu »), présents au nombre de trois au minimum dans chaque communauté recensaient toutes les données démographiques et économiques du lieu. Ces données renvoyées vers les centres administratifs de l'empire permettaient aux Incas de contrôler la prospérité des communautés. Ils pouvaient ainsi répartir les surplus vers les communautés moins florissantes.
Les quipus semblent également avoir constitué un outil de communication dans l'ancien Pérou ; Garcilaso de la Vega, chroniqueur fils d'une princesse inca et d'un noble espagnol, nous rapporte un témoignage d'une telle utilisation. On sait en effet que les chaskis (les hommes à pied qui parcouraient l'Empire pour remettre le courrier) utilisaient les quipus pour mémoriser les messages avec des données qualitatives et quantitatives.
Statistiques
Les quipus pouvant aussi être interprétés comme des messages codés sous la forme de nœuds de différentes sortes sur des fils de laine, coton ou autre matériau et de différentes couleurs, ils servaient aux statistiques de l'État : recensement très précis (nombre d'habitants par âge et par sexe), nombre d'animaux, état des stocks, tributs payés et dus des différents peuples, enregistrement de l'ensemble des entrées et sorties de marchandises des entrepôts de l'État, etc. Seuls les administrateurs connaissaient la clé des quipus : c'étaient les quipucamayocs[9]. Ce système de quipus était aussi utilisé par les dirigeants des provinces pour transmettre les nouvelles importantes à l'Inca[10].
Autres applications
Il semblerait que les quipus aient aussi servi à notifier les grandes dates de l'Histoire et à consigner certains récits ou secrets religieux mais ceux-ci restent indéchiffrables de nos jours contrairement à certains quipus de statistiques.
Vers une pierre de Rosette
Le site archéologique de Incahuasi, dont les premiers quipus ont été découverts en 2013, permettra aux scientifiques d'en comparer un grand nombre ainsi que des objets avec lesquels ils ont été découverts. L'un des plus grands experts en quipus, Gary Urton, qui travaille aussi sur le site avec Alejandro Chu, qui a mené les excavations, a déclaré que sans être une véritable pierre de Rosette, il s'agit d'une importante quantité de nouvelles données et qu'il sera possible de bâtir un vocabulaire de base[11].
Principe des quipus
Un quipu est un encordage dont les cordes présentent trois types de nœuds symbolisant respectivement l'unité, la dizaine et la centaine[2]. Un agencement des nœuds sur une corde donne un nombre entre 1 et 999 ; les ajouts de cordes permettant de passer au millier, au million, etc.
Il s'agit d'un système d'écriture des nombres exprimés dans un système de numération positionnel en base 10. Chaque cordelette comporte trois types de nœuds distincts :
Demi-nœud (à gauche) et nœud en huit (à droite) |
- Des nœuds simples (demi-nœuds), chacun représentant une unité, au plus au nombre de neuf ;
- Des nœuds compliqués, formés d'un demi-nœud auquel on ajoute un ou plusieurs tours, chacun représentant une dizaine, au plus au nombre de neuf ;
- Des nœuds de huit, chacun représentant une centaine, au plus au nombre de neuf.
Un tel alignement de nœuds sur une cordelette permettait de former un nombre entier inférieur ou égal à 999. Dans cette écriture des entiers, le 0 était remplacé par l'absence de nœuds de tel ou tel type.
L'écriture d'un entier supérieur demandait l'utilisation de plusieurs cordelettes. L'ajout d'une seconde cordelette attachée à la première permettait de passer 999 à 1 000. Une éventuelle troisième cordelette attachée alors à la seconde permettait le passage de 999 999 à 1 000 000.
Exemple : 203 956 demande deux cordelettes :
- La première cordelette comporte 9 nœuds de huit, 5 nœuds compliqués, 6 nœuds simples ;
- La seconde comporte 2 nœuds de huit, aucun nœud compliqué, 3 nœuds simples.
La première cordelette était attachée à une corde.
Nom des nombres et base 10
La lingua franca des Incas - et de leurs descendants - est le quechua. Le dialecte huallaga quechua est celui que les chercheurs croient comme ayant subi le moins de changements, donc ce sont les noms dans ce dialecte qui sont discutés dans l'article de Thomas E. Gilsdorf sur les ethnomathématiques des Incas[12]. Celui-ci donne une liste de noms de nombres :
huk - 1, ishkay - 2, kimsa - 3, chuska - 4, pichqa - 5, soqta - 6, qanchis - 7, pusaq - 8, isqon - 9; chunka - 10, pachak - 100, waranqa - 1000.
Format des grands nombres
Pour les plus grands nombres :
oĂą le noyau est une puissance de 10. Donc, les exemples :
- isqon pachak:
[9] {100} = 9 ÂĄ 100 = 900
- qanchis chunka pichqa:
[7] {10} + (5) = 75
- kimsa pachak chuska chunka qanchis waranqa ishkay :
[[3] {100} ([4] {10} (7))] {1000} (2) = 347002
Le système numérique des Incas est donc de base 10.
Art inca
Dans les motifs des textiles et céramiques incas, on trouve des comptes, symétries, rotations et réflexions. Selon Gilsdorf, ceci indique « un fort sens de l'ordre et de la précision sans la culture et les mathématiques incas »[13]. Le chapitre 4 de Urton (1997) donne plus de détails. On parle ici d'ethnomathématiques, puisque même si les concepts sont les mêmes, il est difficile pour un tisseur inca[note 2] d'expliquer son travail en termes de géométrie occidentale : le point de vue est complètement différent.
Astronomie inca
Les astronomes incas connaissaient les cycles du Soleil, de la Lune et de VĂ©nus. Leur calendrier Ă©tait solaire, avec douze cycles lunaires, en plus de l'ajustement requis pour totaliser 365 jours.
À Machu Picchu, un prisme de pierre, l'Intihuatani, est — nous dit-on — incliné de 13°, ce qui correspond précisément à la latitude de Machu Picchu (13° de latitude Sud)[14].
D'autre part, dans la ville de Cuzco se trouvent quelque 400 marques, huacas, le long de lignes imaginaires, ceques. Ceci a des significations astronomiques, mathématiques et religieuses. Moseley (1992), pages 78–79, le chapitre 7 de D'Altroy (2002), et Urton (1981) donnent plus de détails[15].
La yupana, calculatrice-ordinateur
La yupana (en quechua, « outil pour compter »), est un dispositif utilisé par les Incas, probablement comme sorte de calculatrice. Elles pouvaient être de pierre taillée ou de terre, avaient des casiers ou compartiments qui correspondaient aux unités décimales et il était possible de compter ou déterminer des quantités à l'aide de grains de maïs ou de quinoa.
Capacités
Grâce à ce système, on pouvait indiquer les unités, dizaines, centaines, etc. Des recherches récentes en relation avec les yupanas suggèrent qu'elles étaient capables d'exprimer par le calcul des nombres considérables en s'appuyant sur un système non-décimal, mais plutôt en relation avec le nombre 40 ; sommes, restes, multiplications et divisions étaient donc possibles ainsi que l'enregistrement de textes, ce qui emplit d'espoir les chercheurs en quête de la compréhension du fonctionnement des quipus.
La yupana dessinée par Guaman Poma révèle des connaissances astronomiques comme les cycles de Mercure et Vénus; la même yupana permet d'obtenir l'année solaire sidérale inca, dont la précision est impressionnante, et un fantastique calendrier perpétuel, créé autour du chiffre 5[16].
Hypothèses
Bien que certains investigateurs aient fait des hypothèses selon lesquelles cet instrument pourrait fonctionner comme un abaque[17] - [18] de calcul, d'autres sont plus sceptiques face à cette éventualité[19]. Néanmoins, le rapport du XVIe siècle du prêtre espagnol José de Acosta suggèrent que les Incas pouvaient avoir eu un dispositif similaire.
Les chercheurs croient que de telles calculatrices s'appuyaient sur les nombres de Fibonacci pour minimiser la quantité de grains à utiliser par casier[20].
Culture populaire
Les quipus sont mentionnés abondamment dans le dessin animé Les Mystérieuses Cités d'or de 1983, dans lequel, déchiffrés par le personnage de Zia, ils aident les héros à comprendre certaines des coutumes incas à de maintes reprises. En effet, l'astronomie, la culture et les mathématiques des Incas sont inter-reliées[15].
Notes et références
Notes
- Seules les données archéologiques apportent des informations sur leur organisation.
- Généralement, ce serait en fait une tisseuse, puisque c'est un travail considéré comme féminin. Cf. Gilsdorf 2008, Looking Deeper: Weaving, Symmetry, and Counting et son introduction.
Références
- J J O'Connor et E F Robertson, Mathematics of the Incas, The MacTutor History of Mathematics archive
- Marcia Ascher, Mathématiques d'ailleurs, Nombres, Formes et Jeux dans les sociétés traditionnelles, Éditions du Seuil, 1998.
- Tradición andina: Edad de oro, Teodosio Chávez C., Israel Chávez S. & Nadia Chávez S., T Chavez C, 2007, pp. 130-31
- Gilsdorf 2008, Geographic, Climatic, and Environmental Aspects of Inka Mathematics.
- Gilsdorf 2008, A Few Relevant Cultural Groups.
- Gilsdorf 2008, Understanding Preconquest Inka Culture.
- Saez-RodrĂguez, A. (2012). An Ethnomathematics Exercise for Analyzing a Khipu Sample from Pachacamac (PerĂş). Revista Latinoamericana de Etnomatemática. 5(1), 62–88
- L'explorateur Thierry Jamin prétend que le mot quechua qelqa, qui signifie « écriture », fait référence à une écriture inca perdue.
- Handbook of Inca mythology, Paul Richard Steele & Catherine J. Allen, ABC-CLIO, 2004, pp. 36-40
- de la Vega, ind. chapitre XVII
- « Untangling an Accounting Tool and an Ancient Incan Mystery ».
- Gilsdorf 2008, Quechua Number Words.
- Gilsdorf 2008, Looking Deeper: Weaving, Symmetry, and Counting.
- Gilsdorf 2008, A Few Remarks About Astronomy.
- Nicolino De Pasquale. «El Imperio Recuperado»
- W Burns Glynn, Calculation table of the Incas (Spanish), Bol. Lima No. 11 (1981), 1-15.
- D Pareja, Pre-Hispanic tools of computation : the quipu and the yupana (Spanish), Rev. Integr. Temas Mat. 4 (1) (1986), 37-56
- M Ascher and R Ascher, Code of the quipu : A study in media, mathematics, and culture (Ann Arbor, Mich., 1981).
- http://www.quipus.it/english/Andean%20Calculators.pdf
Sources
- (en) D'Altroy, Terence. The Incas. Oxford: Blackwell Publishing, 2003.
- (en) Moseley, Michael E. The Incas and Their Ancestors, the Archeology of Peru. London: Thames and Hudson, 1992.
- (en) Thomas E. Gilsdorf, Ethnomathematics of the Inkas, in Encyclopaedia of the History of Science, Technology, and Medicine in Non-Western Cultures, Springer-Verlag Berlin Heidelberg DOI: 10.1007/SpringerReference_77966, (lire en ligne).
- (en) Urton, Gary. At the Crossroads of the Earth and Sky: An Andean Cosmology. Austin: University of Texas Press, 1981.
- (en) Urton, Gary. The Social Life of Numbers, A Quechua Ontology of Numbers and Philosophy of Arithmetic. Austin: University of Texas Press, 1997.