Machine de Turing
En informatique thĂ©orique, une machine de Turing est un modĂšle abstrait du fonctionnement des appareils mĂ©caniques de calcul, tel un ordinateur. Ce modĂšle a Ă©tĂ© imaginĂ© par Alan Turing en 1936, en vue de donner une dĂ©finition prĂ©cise au concept dâalgorithme ou de « procĂ©dure mĂ©canique ». Il est toujours largement utilisĂ© en informatique thĂ©orique, en particulier dans les domaines de la complexitĂ© algorithmique et de la calculabilitĂ©.
Ă l'origine, le concept de machine de Turing, inventĂ© avant l'ordinateur, Ă©tait censĂ© reprĂ©senter une personne virtuelle exĂ©cutant une procĂ©dure bien dĂ©finie, en changeant le contenu des cases d'un ruban infini, en choisissant ce contenu parmi un ensemble fini de symboles. D'autre part, Ă chaque Ă©tape de la procĂ©dure, la personne doit se placer dans un Ă©tat particulier parmi un ensemble fini d'Ă©tats. La procĂ©dure est formulĂ©e en termes d'Ă©tapes Ă©lĂ©mentaires du type : « si vous ĂȘtes dans l'Ă©tat 42 et que le symbole contenu sur la case que vous regardez est « 0 », alors remplacer ce symbole par un « 1 », passer dans l'Ă©tat 17, et regarder maintenant la case adjacente Ă droite ».
La thĂšse de Church postule que tout problĂšme de calcul fondĂ© sur une procĂ©dure algorithmique peut ĂȘtre rĂ©solu par une machine de Turing. Cette thĂšse n'est pas un Ă©noncĂ© mathĂ©matique, puisqu'elle ne suppose pas une dĂ©finition prĂ©cise des procĂ©dures algorithmiques. En revanche, il est possible de dĂ©finir une notion de « systĂšme acceptable de programmation » et de dĂ©montrer que le pouvoir de tels systĂšmes est Ă©quivalent Ă celui des machines de Turing (ils sont Turing-complets).
DĂ©finition
Quoique son nom de « machine » puisse conduire à croire le contraire, une machine de Turing est un concept abstrait, c'est-à -dire un objet mathématique. Une machine de Turing comporte les éléments suivants :
- Un ruban infini divisĂ© en cases consĂ©cutives. Chaque case contient un symbole d'un alphabet fini donnĂ©. L'alphabet contient un symbole spĂ©cial appelĂ© « symbole blanc » ('0' dans les exemples qui suivent), et un ou plusieurs autres symboles. Le ruban est supposĂ© ĂȘtre de longueur illimitĂ©e vers la gauche ou vers la droite, en d'autres termes la machine doit toujours avoir assez de longueur de ruban pour son exĂ©cution. On considĂšre que les cases du ruban contiennent par dĂ©faut le « symbole blanc » ;
- Une tĂȘte de lecture/Ă©criture qui peut lire et Ă©crire les symboles sur le ruban, et se dĂ©placer vers la gauche ou vers la droite du ruban ;
- Un registre d'état qui mémorise l'état courant de la machine de Turing. Le nombre d'états possibles est toujours fini, et il existe un état spécial appelé « état de départ » qui est l'état initial de la machine avant son exécution ;
- Une table d'actions qui indique Ă la machine quel symbole Ă©crire sur le ruban, comment dĂ©placer la tĂȘte de lecture (par exemple « » pour une case vers la gauche, « » pour une case vers la droite), et quel est le nouvel Ă©tat, en fonction du symbole lu sur le ruban et de l'Ă©tat courant de la machine. Si aucune action n'existe pour une combinaison donnĂ©e d'un symbole lu et d'un Ă©tat courant, la machine s'arrĂȘte.
DĂ©finition formelle
Plusieurs dĂ©finitions formelles proches les unes des autres peuvent ĂȘtre donnĂ©es d'une machine de Turing. L'une d'elles[1], relativement courante, est choisie ici. Une machine de Turing est un quintuplet oĂč :
- est un ensemble fini d'Ă©tats ;
- est l'alphabet de travail des symboles de la bande, contenant un symbole particulier (dit blanc), ;
- est l'Ă©tat initial, ;
- est la fonction de transition ;
- est l'ensemble des Ă©tats acceptants (ou finals[2], terminaux), .
Il s'agit d'un modÚle de machine de Turing complÚte et déterministe ; i.e est définie et unique[3].
Les flĂšches dans la dĂ©finition de reprĂ©sentent les deux dĂ©placements possibles de la tĂȘte de lecture/Ă©criture, Ă savoir le dĂ©placement Ă gauche et le dĂ©placement Ă droite. La signification de cette fonction de transition peut ĂȘtre expliquĂ©e sur l'exemple suivant : signifie que si la machine de Turing est dans l'Ă©tat et qu'elle lit le symbole , alors elle Ă©crit Ă la place de , va dans l'Ă©tat , puis dĂ©place sa tĂȘte de lecture vers la gauche.
Le fonctionnement de la machine de Turing est alors le suivant : Ă chaque Ă©tape de son calcul, la machine Ă©volue en fonction de l'Ă©tat dans lequel elle se trouve et du symbole inscrit dans la case du ruban oĂč se trouve la tĂȘte de lecture. Ces deux informations permettent la mise Ă jour de l'Ă©tat de la machine grĂące Ă la fonction de transition. Ă l'instant initial, la machine se trouve dans l'Ă©tat , et le premier symbole du ruban est l'entrĂ©e du programme. La machine s'arrĂȘte lorsqu'elle rentre dans un Ă©tat terminal. Le rĂ©sultat du calcul est alors le mot formĂ© par les symboles successivement lus par la machine.
On peut contraindre un alphabet des entrées possibles dans la définition. On peut ainsi travailler plus précisément sur cet alphabet en réservant certains symboles de l'alphabet complet pour les étapes de calcul de la machine. En particulier, le symbole blanc ne doit pas faire partie de l'entrée et peut donc définir la fin de cette derniÚre.
Le premier exemple ci-dessous utilise une version trĂšs lĂ©gĂšrement diffĂ©rente de machine de Turing dans laquelle une machine s'arrĂȘte si elle est dans un Ă©tat terminal et qu'elle lit un certain caractĂšre sur le ruban (ici le symbole blanc). Le deuxiĂšme exemple ci-dessous est le premier exemple historique donnĂ© par Turing dans son article de 1936 : c'est une machine qui ne s'arrĂȘte pas.
Exemples
Doubler le nombre de â1â
La machine de Turing qui suit possĂšde un alphabet {â0â, â1â}, â0â Ă©tant le « symbole blanc ». On suppose que le ruban contient une sĂ©rie de â1â, et que la tĂȘte de lecture/Ă©criture se trouve initialement au-dessus du â1â le plus Ă gauche. Cette machine a pour effet de doubler le nombre de â1â, en intercalant un â0â entre les deux sĂ©ries. Par exemple, « 111 » devient « 1110111 ».
Lâensemble dâĂ©tats possibles de la machine est {e1, e2, e3, e4, e5} et lâĂ©tat initial est e1.
La table dâactions est la suivante :
Ancien Ă©tat | Symbole lu | Symbole Ă©crit | Mouvement | Nouvel Ă©tat |
---|---|---|---|---|
e1 | 0 | (ArrĂȘt) | ||
1 | 0 | Droite | e2 | |
e2 | 1 | 1 | Droite | e2 |
0 | 0 | Droite | e3 | |
e3 | 1 | 1 | Droite | e3 |
0 | 1 | Gauche | e4 | |
e4 | 1 | 1 | Gauche | e4 |
0 | 0 | Gauche | e5 | |
e5 | 1 | 1 | Gauche | e5 |
0 | 1 | Droite | e1 |
LâexĂ©cution de cette machine pour une sĂ©rie de deux '1' serait (la position de la tĂȘte de lecture/Ă©criture sur le ruban est inscrite en caractĂšres gras et rouges) :
|
|
|
|
Le comportement de cette machine peut ĂȘtre dĂ©crit comme une boucle :
- Elle dĂ©marre son exĂ©cution dans lâĂ©tat e1, remplace le premier 1 par un 0.
- Puis elle utilise lâĂ©tat e2 pour se dĂ©placer vers la droite, en sautant les 1 (un seul dans cet exemple) jusqu'Ă rencontrer un 0 (ou un blanc), et passer dans l'Ă©tat e3.
- LâĂ©tat e3 est alors utilisĂ© pour sauter la sĂ©quence suivante de 1 (initialement aucun) et remplacer le premier 0 rencontrĂ© par un 1.
- L'Ă©tat e4 permet de revenir vers la gauche jusquâĂ trouver un 0, et passer dans lâĂ©tat e5.
- L'Ă©tat e5 permet ensuite Ă nouveau de se dĂ©placer vers la gauche jusquâĂ trouver un 0, Ă©crit au dĂ©part par lâĂ©tat e1.
- La machine remplace alors ce 0 par un 1, se dĂ©place dâune case vers la droite et passe Ă nouveau dans lâĂ©tat e1 pour une nouvelle itĂ©ration de la boucle.
Ce processus se rĂ©pĂšte jusquâĂ ce que e1 tombe sur un 0 (câest le 0 du milieu entre les deux sĂ©quences de 1) ; Ă ce moment, la machine sâarrĂȘte.
Calculer un tiers en binaire
Dans l'exemple qui suit, la machine de Turing possĂšde un ruban vide et permet de construire la suite 01010101010101...
Ancien Ă©tat | Symbole Ă©crit | Mouvement | Nouvel Ă©tat |
---|---|---|---|
a | 0 | Droite | b |
b | 1 | Droite | a |
LâexĂ©cution de cette machine serait (la position de la tĂȘte de lecture/Ă©criture sur le ruban est inscrite en caractĂšres gras et magenta) :
Ătape | Ătat | Ruban |
---|---|---|
1 | a | 0 |
2 | b | 01 |
3 | a | 010 |
4 | b | 0101 |
5 | a | 01010 |
6 | b | 010101 |
7 | a | 0101010 |
8 | b | 01010101 |
... | ... | 01010101... |
Le comportement de cette machine peut ĂȘtre dĂ©crit comme une boucle infinie :
- Elle dĂ©marre son exĂ©cution dans lâĂ©tat a, ajoute un 0 et se dĂ©place Ă droite.
- Puis elle passe à l'état b, ajoute un 1 et se déplace à droite.
- Elle revient dans l'état a et réitÚre la premiÚre étape.
Cette machine est la contrepartie du calcul de un tiers dont l'Ă©criture en binaire est 0,010101010101...
Machines de Turing universelles
Comme Alan Turing le montre dans son article fondateur, il est possible de crĂ©er une machine de Turing qu'on appelle « machine de Turing universelle » et qui est capable de « simuler » le comportement de n'importe quelle autre machine de Turing. « Simuler » signifie que si la machine de Turing universelle reçoit en entrĂ©e un codage d'une machine T et des donnĂ©es D, elle produit le mĂȘme rĂ©sultat que la machine T Ă laquelle on donnerait en entrĂ©e les donnĂ©es D.
Une machine de Turing universelle a la capacité de calculer tout ce qui est calculable : on dit alors qu'elle est Turing-complÚte. En lui fournissant le codage adéquat, elle peut simuler toute fonction récursive, analyser tout langage récursif, et accepter tout langage partiellement décidable. Selon la thÚse de Church-Turing, les problÚmes résolubles par une machine de Turing universelle sont exactement les problÚmes résolubles par un algorithme ou par une méthode concrÚte de calcul.
RĂ©alisation d'une machine de Turing
Une machine de Turing est un objet de pensée : son ruban est infini, et donc la mémoire d'une machine de Turing est infinie. Une machine de Turing n'engendre jamais de débordement de mémoire, contrairement à un ordinateur dont la mémoire est finie. En oubliant ce problÚme de mémoire, on peut simuler une machine de Turing sur un ordinateur moderne.
Il est aussi possible de construire des machines de Turing purement mĂ©caniques. La machine de Turing, objet de pensĂ©e, a pu ainsi ĂȘtre rĂ©ifiĂ©e Ă de nombreuses reprises en utilisant des techniques parfois assez originales, dont voici quelques exemples.
- En , Jim MacArthur a réalisé une machine de Turing mécanique compacte, à 5 symboles, avec des billes comme support d'informations sur le ruban[4].
- En , Ă lâoccasion de lâannĂ©e Turing (en), une Ă©quipe d'Ă©tudiants de l'Ăcole normale supĂ©rieure de Lyon a rĂ©alisĂ© une machine de Turing entiĂšrement faite de piĂšces Lego sans Ă©lectronique[5] - [6].
- En , un prototype expĂ©rimental pour concrĂ©tiser des machines de Turing (Ă©lectro-mĂ©canique : rĂ©alisĂ©e avec les technologies de l'Ă©poque de Turing) avec un ruban circulaire et relativement facilement programmable. Conçue en deux parties transportables, elle peut ĂȘtre utilisĂ©e pour des prĂ©sentations et des cours[7] - [8].
- En octobre 2020, une machine de Turing pĂ©dagogique conçue par Thierry Delattre (Dunkerque), programmable pour des algorithmes ayant au maximum 12 Ă©tats et avec un alphabet de 3 symboles. 50 algorithmes peuvent ĂȘtre stockĂ©s en mĂ©moire. Une version ayant 22 Ă©tats et 8 symboles date de fĂ©vrier 2021[9].Machine de Turing programmable avec 3 symboles et au plus 12 Ă©tats.
Références et bibliographie
Références
- (en) Harry R. Lewis et Christos Papadimitriou, Elements of the Theory of Computation. Prentice-Hall, 1982; second edition September 1997.
- « FINAL », CNRTL : « En fait, il y a flottement entre finals et finaux : le 1er semble ĂȘtre le plur. de la lang. cour. et des Ă©crivains, le second celui des linguistes et des Ă©conomistes ».
- Kévin Perrot, « Calculabilité. Cours 1 : machines de Turing », sur univ-mrs.fr, (consulté en )
- (en) Jim MacArthur, « Turing machine », sur srimech.blogspot.fr, (consulté le ).
- « Projet RUBENS », sur rubens.ens-lyon.fr, (consulté le ).
- David Larousserie, Le Monde, « Une machine entiÚrement mécanique qui ne manque pas d'air », sur lemonde.fr, (consulté le ).
- Marc Raynaud, « Un prototype programmable pour concrétiser la machine de Turing », sur machinedeturing.com (consulté le ).
- Ouest-France, « Marc Raynaud, un mathématicien savant inventeur », sur ouest-france.fr, (consulté le ).
- « Machine de Turing â Codez puis faites exĂ©cuter des animations lumineuses attrayantes, des calculs mathĂ©matiques sur des nombres binaires, des sĂ©ries de nombres, ou tout autre application que vous inventerez Ă loisir ! » (consultĂ© le ).
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
- Manuels
- Olivier Carton, Langages formels, calculabilité et complexité : licence et master de mathématiques ou d'informatique, option informatique de l'agrégation de mathématiques, Paris, Vuibert, , 237 p. (ISBN 978-2-7117-2077-4, SUDOC 128299258).
- Jean-Michel Autebert, Calculabilité et décidabilité, Paris, Masson, , 118 p. (ISBN 978-2-225-82632-0, SUDOC 002676494).
- Ăric Jacopin, Les machines de Turing : Introduction Ă la caractĂ©risation de la complexitĂ© d'un problĂšme, Toulouse, Ăditions CĂ©paduĂšs, , 264 p. (ISBN 978-2-85428-865-0, SUDOC 132323214).
- Turing
- Alan Turing et Jean-Yves Girard, La machine de Turing, Paris, Ăditions du Seuil, , 192 p. [dĂ©tail de lâĂ©dition] (ISBN 9782020369282) ; cet ouvrage comprend notamment une traduction en français (par Julien Basch et Patrice Blanchard) de l'article original, ainsi qu'une correction par Emil Post des erreurs y figurant ;
- (en) Alan Turing, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London Mathematical Society, sĂ©rie 2, vol. 45,â , p. 230-265 (lire en ligne) ;
- (fr) Alan Turing, PrĂ©cis of âComputable Numbersâ (lire en ligne). â Un brouillon pour une Note aux Comptes-Rendus de lâacadĂ©mie des Sciences de Paris.
- Kleene
- Stephen Cole Kleene, Introduction to Metamathematics, Amsterdam, North-Holland, , x+550 (SUDOC 005505526, prĂ©sentation en ligne) â Nombreuses rĂ©impressions, en 1957, 1959, 1962, 1964, 1967, 1971, 1974, 1980, 1988, 1991, 1996, 2000, 2009 notamment par Wolters-Noordhoff (Groningen) (ISBN 0720421039), d'aprĂšs la notice Sudoc. Nombreuses traductions.
- (en), (fr) Stephen Cole Kleene, Mathematical Logic, Dover, â RĂ©impression Dover reprint, 2001, (ISBN 0-486-42533-9). Traduction française par Jean Largeault, Logique mathĂ©matique, Armand Colin, 1971 et Gabay 1987 (ISBN 2-87647-005-5).
Voir aussi
Articles connexes
- Machine de Turing non déterministe
- Machine de Turing probabiliste
- Machine de Turing alternante
- Machine de Turing symétrique
- Machine de Blum-Shub-Smale : une généralisation à des machines calculant sur
- ProblÚme de la décision
- Expérience de pensée
- Oracle (machine de Turing)
- Imitation Game, film sur la vie d'Alan Turing avec Benedict Cumberbatch
- Fonction constructible
Liens externes
- Le film « La Machine de Turing réalisée » de Christophe Gombert et Hugo Deboise à visionner en ligne gratuitement.
- Le génie interrompu d'Alan Turing : présentation et bibliographie d'une conférence BnF de Bernard Chazelle, programmée pour le
- Hamdi Ben Abdallah, « Comment fonctionne une machine de Turing ? », Interstices,â (lire en ligne), article permettant dâessayer une machine de Turing.