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Lynchage de Jesse Washington

Jesse Washington est un ouvrier agricole afro-amĂ©ricain lynchĂ© Ă  Waco au Texas le . Washington est âgĂ© de 17 ans lorsqu'il est accusĂ© du viol et du meurtre de la femme de son employeur Ă  Robinson dans le Texas. Il n'y a aucun tĂ©moin oculaire de l'agression mais il est vu Ă  proximitĂ© de la maison vers l'heure du meurtre. Rapidement arrĂŞtĂ©, il est interrogĂ© par le shĂ©rif du comtĂ© de McLennan et finit par avouer.

Lynchage de Jesse Washington
Photographie en noir et blanc de Jesse Washington attaché à un arbre face à une foule.
Photo du corps de Jesse Washington après son lynchage illégal par une foule à Waco.
Autre nom Waco Horror
Date 15 mai 1916
Lieu Waco
Cause Meurtre de Lucy Fryer.
Résultat Jesse Washington est lynché, la réputation de Waco est atteinte et l'opinion publique américaine vis-à-vis du lynchage évolue.
Chronologie
Meurtre de Lucy Fryer et arrestation de Jesse Washington.
Procès et lynchage de Jesse Washington.
Publication de The Waco Horror, supplément de The Crisis dédié à l'évènement.

Washington est jugĂ© pour meurtre au tribunal de Waco. Il plaide coupable et est rapidement condamnĂ© Ă  mort. AussitĂ´t après l'annonce de la sentence, il est entraĂ®nĂ© hors du tribunal par des spectateurs et lynchĂ© devant l'hĂ´tel de ville. Plus de 10 000 personnes, dont des membres de l'administration et de la police et des Ă©coliers libĂ©rĂ©s pour leur pause de midi, se rassemblent pour assister au lynchage. La foule castre Washington, lui coupe les doigts et le suspend au-dessus d'un feu de joie. On le hisse et le redescend dans les flammes Ă  plusieurs reprises et pendant environ deux heures pour retarder sa mort. Après l'extinction du feu, son torse calcinĂ© est trainĂ© dans la ville et des morceaux de son corps sont vendus en souvenirs. Un photographe professionnel prend des clichĂ©s de l'Ă©vĂ©nement, fournissant ainsi l'un des rares tĂ©moignages visuels d'un lynchage en cours. Ces images sont imprimĂ©es et vendues comme cartes postales Ă  Waco.

Si ce lynchage est soutenu par de nombreux habitants de Waco, il est en revanche condamné par les journaux de tous les États-Unis. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) engage l'activiste Elisabeth Freeman pour enquêter sur place. Elle réalise une analyse détaillée de l'événement en dépit des réticences des habitants à s'exprimer sur le sujet. Après avoir reçu le rapport de Freeman, le cofondateur de la NAACP, W. E. B. Du Bois, publie un compte-rendu complet avec des photographies du corps calciné de Washington dans le magazine The Crisis et la NAACP met en exergue cette mort dans le cadre de sa campagne anti-lynchage.

La mort de Washington reçoit une couverture médiatique sans précédent aux États-Unis, affectant durablement la réputation de Waco jusqu'alors considérée comme une ville moderne et progressiste et contribuant à réduire la pratique du lynchage dans le pays.

Ce lynchage est cité dans le film BlacKkKlansman de Spike Lee, sorti en 2018.

Contexte

Ă€ la fin du XIXe siècle et au dĂ©but du XXe siècle, un nombre significatif de lynchages ont lieu dans les États du sud-est des États-Unis principalement contre les Afro-AmĂ©ricains dans les États du Mississippi, de la GĂ©orgie et du Texas. Entre 1890 et 1920, environ 3 000 Noirs sont tuĂ©s par des foules, principalement en reprĂ©sailles de supposĂ©s crimes contre des Blancs. Les partisans du lynchage justifient la pratique comme un moyen d'assurer la domination sur les Afro-AmĂ©ricains, Ă  qui ils attribuent une nature criminelle[1]. Le lynchage permet Ă©galement de renforcer la solidaritĂ© entre Blancs Ă  une Ă©poque de rapides changements dĂ©mographiques et culturels[2]. Si cette pratique est tolĂ©rĂ©e dans la plupart des communautĂ©s du sud, des opposants commencent Ă  apparaĂ®tre, dont certains leaders religieux et la rĂ©cente National Association for the Advancement of Colored People (NAACP)[1].

Carte postale dépeignant en couleur des habitants devant le pont suspendu de Waco.
Carte postale de 1911 représentant des habitants de Waco. La ville se voulait un endroit idyllique.

En 1916, Waco au Texas est une ville prospère de 30 000 habitants. Après qu'elle a Ă©tĂ© associĂ©e au crime durant le XIXe siècle, les chefs de la communautĂ© cherchent Ă  changer sa rĂ©putation et envoient des dĂ©lĂ©gations dans tous les États-Unis pour la dĂ©crire comme un endroit idyllique. Dans les annĂ©es 1910, l'Ă©conomie de Waco est dĂ©veloppĂ©e et la ville a acquis une rĂ©putation pieuse[3]. Une classe moyenne noire a Ă©mergĂ© dans la rĂ©gion ainsi que deux universitĂ©s traditionnellement noires[4]. Au milieu des annĂ©es 1920, les Noirs reprĂ©sentent environ 20 % de la population de Waco[5]. Dans son Ă©tude de 2006 sur le lynchage, la journaliste Patricia Bernstein dĂ©crit la ville comme couverte d'un « fin vernis » de paix et de respectabilitĂ©[6]. Les tensions raciales sont cependant prĂ©sentes : les journaux locaux mettent l'accent sur les crimes commis par des Afro-AmĂ©ricains et Sank Major, un homme noir, est lynchĂ© sur un pont près du centre-ville en 1905[4]. Un petit nombre d'activistes anti-lynchage vivent dans la rĂ©gion dont le prĂ©sident de l'universitĂ© Baylor[7]. En 1916, plusieurs facteurs entraĂ®nent un dĂ©veloppement du racisme local dont la projection de Naissance d'une nation, film très populaire de D. W. Griffith qui promeut le suprĂ©macisme blanc, et la vente de photographies d'un homme noir rĂ©cemment lynchĂ© Ă  Temple au Texas[4].

Meurtre et arrestation

Ă€ Robinson dans le Texas, Lucy Fryer est tuĂ©e le alors qu'elle se trouve seule chez elle[8]. Elle et son Ă©poux George sont des immigrants anglais respectĂ©s dans la communautĂ© rurale oĂą ils exploitent une ferme[9]. Le shĂ©rif du comtĂ© de McLennan, Samuel Fleming, est rapidement informĂ© du meurtre et lance immĂ©diatement une enquĂŞte avec une Ă©quipe composĂ©e de policiers, d'habitants et d'un mĂ©decin. Ce dernier dĂ©termine que Lucy Fryer est morte des suites d'un traumatisme crânien. Les voisins soupçonnent Jesse Washington, un adolescent noir de 17 ans qui travaille sur la ferme des Fryer depuis cinq mois[10]. L'un d'eux affirme ainsi avoir vu Washington près de la maison quelques minutes avant que le corps de Lucy ne soit dĂ©couvert[11] - [12]. Dans la soirĂ©e, les assistants du shĂ©rif se rendent chez Washington et le trouvent devant sa maison, vĂŞtu d'une blouse couverte de sang[10]. Il dĂ©clare que le sang est le sien et qu'il a saignĂ© du nez[13]. Jesse, son frère William et leurs parents sont emmenĂ©s dans la ville voisine de Waco pour ĂŞtre interrogĂ©s. Ses parents et son frère sont rapidement relâchĂ©s mais Jesse subit de nouveaux interrogatoires. Les enquĂŞteurs rapportent qu'il nie, mais donne des explications contradictoires sur ses actes[10]. Selon une rumeur, il aurait eu une altercation avec un homme blanc quelques jours avant le meurtre[11].

Le , Fleming emmène Washington dans le comté de Hill pour lui éviter des représailles. À l'issue d'un interrogatoire mené par le shérif du comté, Fred Long, et par Fleming, Washington reconnait avoir tué Lucy Fryer à la suite d'une dispute concernant ses mules ; il décrit l'arme du crime et son emplacement[14] - [15]. Long emmène Washington à Dallas tandis que Fleming rentre à Robinson[16]. Fleming découvre rapidement un marteau ensanglanté à l'endroit indiqué par Washington. À Dallas, ce dernier signe une déclaration qui décrit les circonstances du viol et du meurtre de Lucy Fryer, qui est publiée le lendemain dans les journaux de Waco[14]. Ces derniers embellissent l'histoire en décrivant les tentatives de résistance de la victime alors que Washington l'attaquait, bien que le médecin qui a examiné son corps ait indiqué qu'elle avait été tuée avant de pouvoir se défendre[17]. Une foule furieuse se rassemble devant la prison de Waco dans la soirée, mais se disperse quand elle découvre que Washington n'y est pas[14]. Un journal salue néanmoins l'action et la même nuit, une petite cérémonie funéraire privée est organisée en hommage à Lucy Fryer[18].

Le , un grand jury est réuni dans le comté de McLennan et Washington est inculpé. Le procès est programmé pour le [14]. Le journal Times-Herald de Waco publie une annonce le demandant aux résidents de la ville de laisser la justice décider du sort de Washington[19]. Fleming se rend à Robinson le pour demander aux habitants de rester calmes et son discours est bien accueilli[20]. Plusieurs avocats inexpérimentés assurent sa défense[21]. Ils ne préparent pas de plaidoirie mais relèvent que Washington paraît placide les jours précédant le procès[22].

Procès et lynchage

Photographie en noir et blanc d'une foule agglutinée autour d'un arbre et de Jesse Washington.
La foule se prépare à lyncher Jesse Washington.

Le matin du , le tribunal de Waco se remplit rapidement et la foule empĂŞche presque les juges d'entrer. Plus de 2 000 personnes sont prĂ©sentes Ă  l'intĂ©rieur et Ă  l'extĂ©rieur de la salle[23] - [24]. Les participants sont presque tous blancs mais quelques membres silencieux de la communautĂ© noire de la ville sont nĂ©anmoins prĂ©sents. Lorsque Washington est amenĂ© Ă  l'audience, un homme pointe un pistolet sur lui mais est rapidement dĂ©sarmĂ©[25]. Le juge tente de maintenir l'ordre et demande Ă  l'auditoire de rester silencieux. Le choix des jurĂ©s se fait rapidement, la dĂ©fense ne s'oppose Ă  aucun des choix de l'accusation[25]. Bernstein avance que le procès avait une « atmosphère de tribunal de pacotille[26] ». Lorsque le juge demande Ă  l'accusĂ© s'il plaide coupable ou non coupable et dĂ©taille les peines encourues, Washington marmonne une rĂ©ponse, peut-ĂŞtre un « Oui », que la cour interprète comme un plaider-coupable. L'accusation dĂ©crit les charges et la cour entend les tĂ©moignages des officiers de police et du mĂ©decin qui a examinĂ© le corps de Lucy Fryer. Le docteur explique comment la victime est morte, sans mentionner de viol. L'avocat de Washington lui demande s'il a commis le crime. Washington rĂ©pond alors « That's what I done » (« C'est ça qu'j'ai fait ») et s'excuse Ă  voix basse. Le procureur s'adresse Ă  l'auditoire et dĂ©clare que le procès a Ă©tĂ© conduit Ă©quitablement, ce Ă  quoi la foule rĂ©pond par une ovation. Le jury se retire ensuite pour dĂ©libĂ©rer[25].

Après quatre minutes, le premier juré rend un verdict de culpabilité et annonce la condamnation à mort[27]. Le procès a duré environ une heure[28]. Les officiers de police s'approchent de Washington pour l'emmener mais ils sont repoussés par des spectateurs qui traînent Washington à l'extérieur[27] - [29]. Le jeune homme se défend et mord un homme mais est rapidement réduit au silence par la foule[30]. Une chaîne est placée autour de son cou et il est traîné en direction de l'hôtel de ville par une foule grossissante. Sur le chemin, il est déshabillé, poignardé et frappé à plusieurs reprises à l'aide d'objets contondants. Un groupe a apporté du bois pour préparer un brasier à proximité d'un arbre en face de l'hôtel de ville[27]. Washington, à peine conscient et couvert de sang, est aspergé d'essence et suspendu à l'arbre par la chaîne avant d'être descendu au sol[27] - [31]. La foule lui coupe les doigts, les oreilles et les orteils[27]. Le feu est allumé et Washington est à plusieurs reprises levé et descendu dans les flammes par ses bourreaux afin de prolonger son agonie[24] - [32]. Washington tente de remonter la chaîne mais n'y parvint pas du fait de la perte de ses doigts[33]. Le feu est éteint après deux heures, permettant à la foule de ramasser des os et des maillons de la chaîne en guise de souvenirs[27]. L'un des participants emporte une partie des organes génitaux de Washington[34] et un groupe d'enfants arrache ses dents pour les vendre. Le torse et la tête calcinés sont retirés de l'arbre et traînés par un cheval dans la ville. Ses restes sont emmenés à Robinson où ils sont publiquement exposés jusqu'à ce qu'un policier récupère le corps dans l'après-midi pour l'enterrer[27].

Le meurtre attire une importante foule, dont le maire et le chef de la police, bien que le lynchage soit illĂ©gal au Texas[27] - [35]. Fleming demande Ă  ses adjoints de ne pas interrompre le supplice et personne n'est arrĂŞtĂ© Ă  la suite de l'Ă©vĂ©nement[36]. Ses actions ont peut-ĂŞtre Ă©tĂ© motivĂ©es par un dĂ©sir de montrer qu'il luttait sĂ©vèrement contre le crime en prĂ©vision de sa candidature Ă  sa rĂ©Ă©lection au poste de shĂ©rif plus tard dans l'annĂ©e[37]. Le maire John Dollins a peut-ĂŞtre Ă©galement encouragĂ© la foule en croyant qu'un lynchage lui serait politiquement favorable[38]. La foule aurait rassemblĂ©, Ă  son maximum, 15 000 personnes, soit la moitiĂ© de la population de Waco[39]. Le tĂ©lĂ©phone a permis de rameuter rapidement les spectateurs[40]. Les mĂ©dias locaux ont rapportĂ© que des « cris de joie » ont Ă©tĂ© entendus lorsque Washington brĂ»lait, tout en prĂ©cisant que certains participants ont manifestĂ© leur dĂ©sapprobation[41]. Le Waco Semi-Weekly Tribune affirme que de nombreux habitants noirs de Waco ont assistĂ© au lynchage, une affirmation jugĂ©e douteuse par l'historienne Grace Hale de l'universitĂ© de Virginie[42]. Les rĂ©sidents de Waco, qui n'ont aucun lien avec la famille Fryer, forment l'essentiel de la foule[38]. Certains membres des communautĂ©s rurales voisines, dont peut-ĂŞtre George Fryer, se sont rendus en ville avant le procès pour assister aux Ă©vĂ©nements[42] - [43]. Le lynchage se dĂ©roulant en milieu de journĂ©e, les enfants des Ă©coles voisines se sont rendus dans le centre-ville pour y assister, et certains ont grimpĂ© dans les arbres pour avoir une meilleure vue[27] - [44]. De nombreux parents approuvent la prĂ©sence de leurs enfants, espĂ©rant que ce lynchage renforcerait leur foi dans la suprĂ©matie blanche ; le feu aurait d'ailleurs Ă©tĂ© allumĂ© par un enfant[45]. Certains Texans considèrent la participation Ă  un lynchage comme un rite de passage pour les jeunes hommes[46].

Conséquences

Fred Gildersleeve, un photographe professionnel habitant Ă  Waco, arrive devant l'hĂ´tel de ville peu avant le supplice, possiblement Ă  la demande du maire[47]. Ses photographies fournissent l'un des rares tĂ©moignages visuels d'un lynchage en cours plutĂ´t que l'image typique montrant uniquement les victimes mortes[48]. Les photographies de Gildersleeve incluent des images de la foule prises depuis un immeuble et des gros plans du corps de Washington. Certaines auraient Ă©tĂ© prises par son assistant[49]. Gildersleeve dĂ©veloppe des cartes postales montrant des adolescents, parfois âgĂ©s de 12 ans, rassemblĂ©s autour du corps de Washington[50]. Les individus photographiĂ©s ne font rien pour dissimuler leur identitĂ©. Manfred Berg de l'universitĂ© de Heidelberg considère que leur volontĂ© d'ĂŞtre photographiĂ©s indique qu'ils savaient que personne ne serait accusĂ© du meurtre de Washington[51]. Bien que certains rĂ©sidents de Waco aient envoyĂ© des cartes Ă  des proches en dehors de la ville, plusieurs citoyens influents persuadent Gildersleeve d'arrĂŞter de les vendre de peur qu’elles ne finissent par dĂ©tĂ©riorer l'image de la citĂ©[52].

Dans les jours qui suivent l'événement, les journaux condamnent fermement le lynchage[53]. En moins d'une semaine, l'information est publiée jusqu'en Angleterre[54]. L'éditorial du New York Times fait remarquer que « dans aucune autre région prétendant être civilisée, un homme aurait pu être brûlé à mort dans les rues d'une grande ville au milieu de l'exultation sauvage de ses habitants[53] ». Dans le New York Age, James Weldon Johnson décrit les lyncheurs comme « inférieurs à toute autre personne habitant aujourd'hui la Terre[55] ». Bien que de nombreux journaux du Sud aient auparavant considéré le lynchage comme un moyen de défense d'une société civilisée, la mort de Washington les conduit à ne plus s'exprimer de cette manière[56]. Le Montgomery Advertiser écrit « qu'aucun autre sauvage ne fut plus cruel (...) que les hommes qui ont participé à cet épisode horrible et presque invraisemblable[57] ». Au Texas, le Houston Chronicle et l'Austin American critiquent les lyncheurs mais décrivent la ville en termes élogieux[58] - [59]. Le Dallas Morning News rapporte l'histoire dans des pages secondaires[60]. À Waco, le Times-Herald évite d'exprimer une opinion. Le Waco Morning News affirme brièvement sa désapprobation du lynchage mais concentre ses critiques sur les journaux qui, selon lui, attaquent la ville de manière injuste, qualifiant dédaigneusement de « bien-pensants » les éditoriaux qui ont condamné l'événement[61]. Un journaliste du Waco Semi-Weekly Tribune défend le lynchage en avançant que Washington méritait de mourir et que les Noirs doivent voir sa mort comme un avertissement contre le crime[62]. Le journal cite ensuite un éditorial du Houston Post hostile au lynchage afin de démontrer que la ville est attaquée[61].

À l'inverse de nombreux résidents de Waco, quelques personnalités religieuses et les dirigeants de l'université Baylor condamnent le lynchage[38]. Le juge qui a présidé le procès de Washington avance plus tard que les lyncheurs sont des « meurtriers » et le premier juré déclare à la NAACP qu'il désapprouve leur action[38] - [63] - [64]. Quelques citoyens ont envisagé de mener une protestation, mais l'idée est abandonnée de peur de représailles et de paraître hypocrites[65]. Après le supplice, les fonctionnaires de la ville affirment que les lyncheurs étaient réduits à un petit groupe de mécontents[51]. Même si ces affirmations sont contredites par les photographies, de nombreux récits sur l'histoire de Waco ont repris cette idée[66] - [67].

Comme cela était la norme pour de tels événements, personne n'a été inquiété pour avoir participé au lynchage[46]. Il n'y a pas eu non plus de répercussion négative pour Dollins et le chef de la police John McNamara : bien qu’ils n’aient rien fait pour arrêter la foule, ils sont demeurés très respectés à Waco[68].

Certains témoins du lynchage ont cependant été victimes de cauchemars persistants et de traumatismes psychologiques[69].

Les dirigeants de la communauté noire de Waco ont exprimé publiquement leurs condoléances à la famille Fryer et ne se sont plaints du lynchage de Washington qu'en privé. Une exception a été le journal Paul Quinn Weekly de l'université Paul Quinn, une institution de Dallas réservée aux Noirs, qui a publié plusieurs articles critiquant les lyncheurs et l'administration de la ville. Dans un article, l'auteur affirme que Jesse Washington est innocent, au contraire de George Fryer. A. T. Smith, l'éditeur du journal, est ensuite condamné pour diffamation[70]. George Fryer a également poursuivi l'université pour diffamation, sa véhémence poussant certains habitants de Robinson à se demander s'il n'a pas joué un rôle dans la mort de sa femme. Bernstein avance que cette hypothèse est « hautement improbable » mais concède qu'il y a « l'ombre d'une possibilité » qu'il en porte une part de responsabilité[71].

EnquĂŞte et campagne de la NAACP

La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) engage Elisabeth Freeman[72], une militante pour le droit de vote des femmes de New York, pour enquêter sur le lynchage[73] - [74]. Elle s'était déjà rendue au Texas au début de l'année 1916 pour aider à organiser le mouvement pour le droit de vote dans l'État. Après avoir participé à une réunion sur ce thème à Dallas au début du mois de mai, elle se rend à Waco pour interroger les habitants, se présentant comme une journaliste. Elle découvre que presque personne ne souhaite évoquer l'événement[73] - [75]. Elle rencontre des représentants de la ville et obtient des photographies de Gildersleeve, initialement réticent à les fournir[73] - [76]. Elisabeth Freeman parvient à convaincre les représentants de la ville qu'elle a l'intention de défendre Waco contre les critiques à son retour dans le Nord[77]. Certains journalistes locaux deviennent néanmoins de plus en plus suspicieux et conseillent aux habitants de ne pas parler aux étrangers[77]. En revanche les Afro-américains de la ville l'accueillent chaleureusement[78].

Portrait en noir et blanc d'Elisabeth Freeman.
Elisabeth Freeman en 1913.

Fleming et le juge qui a présidé au procès déclarent tous deux qu'ils ne sont pas en cause dans le lynchage[79]. Un enseignant, qui a connu Washington, déclare à Freeman que ce dernier était illettré et que toutes les tentatives pour lui apprendre à lire avaient échoué[11]. Freeman conclut que les résidents blancs sont généralement en faveur du lynchage de Washington même si beaucoup considèrent que son corps n'aurait pas dû être mutilé[80]. Elle détermine que la foule a été menée par un maçon, un bistrotier et plusieurs employés d'une usine de glace. La NAACP ne les identifie pas publiquement[40] - [81]. À la fin de l'enquête, Freeman conclut que Washington a bien tué Lucy Fryer, motivé par les mauvais traitements qu'il avait reçus de la part de George Fryer[52].

W. E. B. Du Bois est rĂ©voltĂ© par les nouvelles du lynchage et dĂ©clare que « tout discours sur le triomphe du christianisme ou l'expansion de la culture humaine ne sont que des fadaises vaines tant que le lynchage de Waco est possible aux États-Unis[82] ». Après avoir reçu le rapport de Freeman, il place une image du corps de Washington sur la couverture du journal The Crisis, le magazine de la NAACP, et y rapporte l'Ă©vĂ©nement[76] - [83]. Cette Ă©dition, intitulĂ©e The Waco Horror, est publiĂ©e en tant que supplĂ©ment de huit pages dans le numĂ©ro de juillet[84]. Du Bois popularise l'expression Waco Horror pour dĂ©signer le lynchage de Washington, le Houston Chronicle et le New York Times ayant auparavant employĂ© le mot « horreur » pour dĂ©crire le lynchage[85]. En 1916, The Crisis a un tirage d'environ 30 000 exemplaires, trois fois le nombre de membres de la NAACP[86]. Bien que le pĂ©riodique ait auparavant fait campagne contre le lynchage, ce numĂ©ro est le premier contenant des images d'une telle mise Ă  mort. Le comitĂ© de la NAACP est initialement rĂ©ticent Ă  l'idĂ©e de publier des images aussi choquantes mais Du Bois insiste en avançant que des images non censurĂ©es permettront de faire changer les mentalitĂ©s[87]. En plus des images, l'Ă©dition contient des tĂ©moignages recueillis par Freeman auprès des habitants de Waco[88]. Du Bois rĂ©dige l'article de The Crisis et Ă©dite et organise le rapport de Freeman pour sa publication, sans la citer[89]. L'article se termine par un appel en faveur du mouvement anti-lynchage[89]. La NAACP distribue le rapport Ă  des centaines de journaux et de politiciens, une campagne qui dĂ©bouche sur une large condamnation du lynchage. De nombreux observateurs blancs sont ainsi troublĂ©s Ă  la vue des Sudistes cĂ©lĂ©brant le supplice[52]. The Crisis publiera Ă  nouveau des images de lynchages dans ses Ă©ditions suivantes[87] et la mort de Washington continuera de faire l'objet d'articles dans le journal. Le journaliste Oswald Garrison Villard Ă©crit dans une des Ă©ditions que le « crime Ă  Waco est un dĂ©fi Ă  notre civilisation amĂ©ricaine[90] ».

D'autres journaux noirs ont couvert le lynchage, de même que des périodiques libéraux comme The New Republic et The Nation[91]. Freeman voyage dans tous les États-Unis pour faire des discours, estimant qu'un changement dans l'opinion publique fera plus que des actions législatives[71]. Même si d'autres lynchages ont atteint des niveaux de brutalité comparables à celui de Washington, la disponibilité des images et la publicité autour de sa mort en font une cause célèbre[92]. Les dirigeants de la NAACP espèrent lancer une bataille légale contre les responsables de la mort de Washington mais ils abandonneront devant le coût de la procédure[93]. La NAACP connaît en effet des problèmes financiers à cette période[86]. Leur campagne permet de lever des fonds, bien que son ampleur soit amoindrie en raison de l'entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale[92] - [94]. Le président de la NAACP, Joel Elias Spingarn, avancera que la campagne a placé « le lynchage dans l'esprit du public comme étant un problème national[95] ». Bernstein décrit cette campagne anti-lynchage comme le « commencement d'une bataille qui allait durer de nombreuses années[96] ».

Le nombre de lynchages aux États-Unis augmente à la fin des années 1910[97]. Des événements similaires ont lieu à Waco dans les années 1920, en particulier du fait de la résurgence du Ku Klux Klan[98]. Néanmoins, les autorités commencent à protéger les Noirs contre ces attaques[99] car elles craignent que la mauvaise publicité effraie les investisseurs[100]. La NAACP combat pour que le lynchage soit considéré comme une pratique sauvage et barbare, une conception qui finit par devenir prédominante dans l'opinion publique[101]. Bernstein crédite les efforts de la NAACP pour avoir aidé à mettre un terme « aux pires atrocités du système raciste » dans la région de Waco[102].

Analyses et héritage

En 2011, Manfred Berg conclut que Washington a probablement tué Fryer mais doute du viol[15]. La même année, Julie Armstrong de l'université de Floride du Sud avance que Washington n'a probablement pas commis les actes qui lui sont reprochés[103]. Bernstein note que les motivations de Washington n'ont jamais été établies. Elle affirme également que ses aveux auraient pu être extorqués et que l'arme du crime, peut-être la principale preuve contre lui, aurait pu être placée par les autorités[104].

Dans le film BlacKkKlansman (2018), l'acteur Harry Belafonte narre le lynchage de Jesse Washington.

Bernstein avance que le lynchage de Washington a été un événement unique au sens où il a lieu dans une ville avec une réputation progressiste et a rassemblé des milliers de personnes excitées par la violence. Les actes similaires se produisaient généralement dans des villes plus petites avec bien moins de spectateurs[105]. William Carrigan de l'université Rowan avance que la culture du centre du Texas a glorifié la violence vengeresse de la foule durant les décennies qui ont précédé le lynchage de Washington et affirme que cette culture de la violence explique pourquoi une attaque aussi violente a pu être publiquement célébrée[106]. Hale postule que la mort de Washington marque une transition dans la pratique du lynchage en démontrant son acceptation dans les villes modernes du XXe siècle[40]. Elle relève que ce lynchage illustre la manière dont les innovations technologiques comme le téléphone ou la photographie peuvent donner du pouvoir aux lyncheurs mais accroissent également la réprobation de leurs actes par la société[107].

Dans leur Ă©tude de 2004 sur le lynchage, Peter Ehrenhaus et A. Susan Owen comparent l'acte Ă  un sacrifice en avançant que les habitants de Waco considĂ©raient qu'ils Ă©taient dans leur droit en Ă©liminant Washington qu'ils imaginaient comme l'incarnation du Mal[108]. Bernstein compare la brutalitĂ© des lyncheurs Ă  la pratique du hanged, drawn and quartered (« pendu, trainĂ© et Ă©quarri Â») de l'Angleterre mĂ©diĂ©vale[109].

Amy Louise Wood de l'universitĂ© d'État de l'Illinois Ă©crit que l'Ă©vĂ©nement est « un moment dĂ©cisif dans l'histoire du lynchage » en avançant qu'avec la mort de Washington, « le lynchage a commencĂ© Ă  semer les graines de sa propre destruction[110] ». Bien que le spectacle du lynchage bĂ©nĂ©ficie auparavant aux suprĂ©macistes blancs, Wood affirme qu'après la mort de Washington, le mouvement anti-lynchage commence Ă  inclure des images de brutalitĂ©s raciales dans leurs campagnes[110]. Carrigan note que la mort de Washington a reçu une plus grande attention du public que tous les autres lynchages ayant eu lieu aux États-Unis et voit dans l'Ă©vĂ©nement un « tournant dans l'histoire de la violence populaire dans le centre du Texas[111] ». MĂŞme si le scandale ne met pas un terme Ă  la pratique, il aide Ă  arrĂŞter le soutien des autoritĂ©s Ă  ces actes[46]. Carrigan avance que le lynchage a Ă©tĂ© « le moment le plus infâme de l'histoire du centre du Texas » jusqu'au siège de Waco, qui fait 83 morts en 1993[31].

Après l'arrêt de la pratique du lynchage dans le centre du Texas, l'événement reçoit peu d'attention contemporaine de la part des historiens locaux[101]. Cependant, Waco reste durablement associée au racisme, image propagée par les livres d'histoire américains au grand dam des résidents blancs de la ville[112]. Dans les années qui suivent le lynchage, les Afro-Américains tiennent souvent Waco en faible estime et certains considèrent les tornades de mai 1953 (en) qui ont tué 114 personnes dans la région comme un châtiment divin[113]. Les dirigeants blancs de Waco choisissent une attitude non-violente en réponse aux manifestations du mouvement des droits civiques, possiblement pour éviter une nouvelle stigmatisation de la ville[114].

Dans les années 1990, Lawrence Johnson, un membre du conseil municipal de Waco, visionne des images de Washington au National Civil Rights Museum et commence à pétitionner pour qu'un monument commémore le lynchage[115]. En 2002, Lester Gibson, un autre membre du conseil, propose qu'une plaque soit installée devant l'hôtel de ville où Washington a été lynché, réclamant en outre que la plaque exprime les excuses de la ville[116]. La proposition est débattue puis rejetée. Dans les années 2000, l'idée d'un mémorial est relancée par la chambre de commerce de Waco et le représentant du comté de McLennan et le Waco Herald Tribune publient un éditorial en faveur d'un monument commémoratif sur le lieu du lynchage[117] - [118]. Certains descendants de Fryer se sont cependant opposés à l'érection d'un tel mémorial[117] - [81]. En 2016, la Texas Historical Commission approuve l'érection d'un marqueur historique commémorant l'évènement[119].

Dans la culture

Le chanteur de blues Sammy Price enregistre une version de Hesitation Blues faisant référence au lynchage de Washington. Price a vécu à Waco durant sa jeunesse, peut-être au moment de la mort de Washington[120].

Dans son roman Sironia, Texas de 1952, le romancier Madison Cooper (en), qui habitait à Waco, a décrit un lynchage inspiré de celui de Washington[121].

Au cinéma, dans une scène du film BlacKkKlansman : J'ai infiltré le Ku Klux Klan sorti en 2018, le réalisateur Spike Lee emploie un montage en parallèle entre une description du lynchage par un personnage incarné par Harry Belafonte et une projection devant des membres du Ku Klux Klan du film Naissance d'une nation[122] - [123].

Notes et références

  1. SoRelle 2007, p. 183-184.
  2. Carrigan 2006, p. 179.
  3. Bernstein 2006, p. 11-3.
  4. Wood 2009, p. 179-180.
  5. Carrigan 2006, p. 171-2.
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