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L'Opium des intellectuels

L'Opium des intellectuels est un livre écrit par le philosophe français Raymond Aron et paru en 1955.

L'Opium des intellectuels
Auteur Raymond Aron
Pays Drapeau de la France France
Genre Essai
Éditeur Calmann-Lévy
Collection Liberté de l'esprit
Lieu de parution Paris
Date de parution 1955
Nombre de pages 337
ISBN 978-2012790612
Chronologie

Présentation

Le livre décrit dans un premier temps les trois mythes sur lesquels repose l'idéologie de la gauche (le mythe de la Gauche, le mythe de la Révolution, le mythe du Prolétariat); une deuxième partie analyse et critique la vision marxiste de l'histoire ; enfin, dans un troisième temps, Raymond Aron souligne avec étonnement la fascination que l'idéologie marxiste exerce sur les intellectuels et cherche à en dégager les raisons. Le titre fait référence à la célèbre formule marxiste selon laquelle la religion est l'opium du peuple, exprimant ainsi (non sans une certaine malice) d'une part le parallélisme entre communisme et religion et d'autre part l'attrait irrationnel que le communisme exerce sur les intellectuels.

« Cherchant à expliquer l'attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu'ils soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai d'abord les mots sacrés : gauche, Révolution, prolétariat »[1].

Mythes politiques

La gauche est victime d'un certain nombre de mythes.

Le premier de ces mythes, c’est justement le mythe de la gauche. La gauche se voit elle-même comme animée par trois idées : d'une part la liberté contre l’arbitraire, d'autre part la mise en place d'un ordre non pas traditionnel mais rationnel, et enfin la défense de l’égalité contre les privilèges. Mais au delà de ces visions mythiques, de même que la droite peut être définie par un idéal-type qui la caractérise, c'est en réalité un idéal-type qui définit la gauche, en l'occurrence l'idée de progrès. En effet, la gauche n'existe qu'à condition de penser que l’avenir vaut mieux que le présent; et c'est justement la raison pour laquelle, créée historiquement en réaction à l’ancien régime, éprise à l'origine de liberté, son positionnement souffre désormais d'ambiguïtés et de confusions : « Sont-ils de gauche ceux qui réclament la liberté pour tous les peuples d'Asie et d'Afrique, mais non pour les polonais ou les allemands de l'est ? » (L'opium des intellectuel, collection Pluriel, page 45).

Le deuxième de ces mythes, c'est celui de la Révolution. La gauche s'en est d'ailleurs appropriée le terme puisque, sinon, elle l'appelle plus prosaïquement un coup d'État. Ce mythe de la Révolution s'accompagne de la nostalgie du passé des révolutions historiques, comme le printemps des peuples mais aussi d'un idéal utopiste. La gauche vit dans l'attente de cette révolution libératrice, qui contrairement aux théories marxistes, ne s'est pas accomplie. Durant la première guerre mondiale, l'union sacrée déjoua la théorie. Quant à la révolution bolchévique, il s'agit un coup d'État d'une minorité composée de cadres, et non d'ouvriers, profitant d'un État affaibli. Il s'agit de la substitution violente d'une élite à une autre. Ce n'est pas la fin de l'histoire ou la concrétisation que la dictature du prolétariat puis le socialisme doivent succéder au capitalisme[2].

Enfin le troisième mythe, c’est celui du prolĂ©tariat, sauveur collectif chez Marx exactement comme le Messie est sauveur collectif chez les chrĂ©tiens. Aron soulève une première difficultĂ© quant au prolĂ©tariat, qui rĂ©side dans sa dĂ©finition mĂŞme: Par exemple, le travailleur d’un service public est-il un prolĂ©taire alors mĂŞme qu’il reçoit son argent de l’État ? Se posent ainsi trois questions: d'une part sur les frontières du prolĂ©tariat (oĂą commence-t-il ? qui est prolĂ©taire ? qui ne l'est pas ?), d'autre part sur son unitĂ© (les prolĂ©taires forment-ils une entitĂ© homogène, ou bien divers groupes en rĂ©alitĂ© distincts les uns des autres ?), et enfin sur son lien avec l’idĂ©al rĂ©volutionnaire. Aron fait ensuite la distinction entre deux sortes de libĂ©rations du travailleur, la libĂ©ration "rĂ©elle" (c'est-Ă -dire l'amĂ©lioration progressive des conditions de vie et de travail que l'on constate aux États-Unis et en Europe occidentale) et la libĂ©ration « idĂ©elle Â» (c'est-Ă -dire la prise du pouvoir thĂ©orique par un ProlĂ©tariat mythifiĂ© Ă  la suite d'une RĂ©volution, comme en URSS). La libĂ©ration idĂ©elle repose sur une libĂ©ration de rupture, c’est une libĂ©ration totale du travailleur qui suppose la RĂ©volution, mais finalement indiffĂ©rente Ă  la rĂ©alitĂ© des conditions de vie qui en rĂ©sultent. La libĂ©ration rĂ©elle est une libĂ©ration partielle, pragmatique, progressive et jamais achevĂ©e, mais qui permet une amĂ©lioration vĂ©ritable des conditions de travail. Force est alors de constater que les pays Ă  la libĂ©ration idĂ©elle ont des conditions de vie dĂ©tĂ©riorĂ©es (ouvriers d'Europe de l'Est) alors que les pays qui appliquent des rĂ©formes sociales sans doctrine obtiennent de bien meilleurs rĂ©sultats (travaillisme anglais, sociĂ©tĂ© suĂ©doise) et deviennent des pays Ă  libĂ©ration rĂ©elle. « Les ouvriers ne croient pas d'eux-mĂŞmes qu'ils sont Ă©lus pour le salut de l'humanitĂ©. Ils Ă©prouvent bien davantage la nostalgie d'une ascension vers la bourgeoisie Â» (L'opium des intellectuels, collection Pluriel, page 95). « Le mĂ©pris, que professent volontiers les intellectuels pour les mĂ©tiers de commerce et d'industrie, m'a toujours paru mĂ©prisable. Que les mĂŞmes, qui regardent de haut ingĂ©nieurs ou chefs d'industrie, croient reconnaĂ®tre dans l'ouvrier, devant son tour ou Ă  la chaĂ®ne de montage, l'homme universel, me paraĂ®t sympathique mais surprenant. Ni la division des tâches ni l'Ă©lĂ©vation du niveau de vie ne contribuent Ă  cette universalisation Â» (L'opium des intellectuels, collection Pluriel, page 82).

Idolâtrie de l'histoire

Le premier aspect de la critique d’Aron concerne donc un certain nombre de mythes qui entourent la gauche. Sa deuxième grande critique porte sur l’idolâtrie de l’histoire.

  • Les partis marxistes fonctionnent Ă  l’instar d’un dogme, d’une Église. Tout d’abord le parti est infaillible notamment vis-Ă -vis de sa vision de l’histoire. C’est ainsi que la vision marxiste de l’histoire repose sur un dĂ©veloppement Ă©quivalent par Ă©tape entre les diffĂ©rents pays. Ainsi l’échec de 1917 repose sur une volontĂ© d’application stricte du dogme. Cette foi dans le parti s’illustre par la solidaritĂ© que le communiste entretient avec l’URSS. Le fait mĂŞme que la rĂ©volution de 1917 mette en place l’industrialisation et l’accumulation du capital au nom du communisme montre le dĂ©calage entre la thĂ©orie et la rĂ©alitĂ©. Les partis communistes refusent de voir les contradictions de l’URSS ; ainsi une victoire, mĂŞme militaire menĂ©e par l’URSS est une victoire pour la paix. De mĂŞme, la doctrine refuse tout nationalisme mais le rĂ©gime fait la guerre au nom de la nation et ressort la figure d’Alexandre Nevski dans sa propagande. Quand une rĂ©volution dĂ©gĂ©nère, la faute n’en est pas Ă  Marx mais Ă  des Ă©vĂ©nements extĂ©rieurs tel le bouc Ă©missaire. De mĂŞme la prĂ©diction marxiste devrait rencontrer l’histoire durant le XXe siècle en se confondant avec l’expĂ©rience soviĂ©tique sans aucune justification. Cette vision d’une vĂ©ritĂ© sacro-sainte s’exprime Ă  travers les procès (Moscou 1936 par exemple) oĂą le juge dĂ©montre l’hĂ©rĂ©sie du coupable contre l’orthodoxie marxiste.
  • Les partis marxistes fonctionnent aussi sur la croyance dans un sens inĂ©luctable de l’histoire. L’ensemble des sociĂ©tĂ©s devrait aller vers le mĂŞme objectif, vers la mĂŞme finalitĂ©, celle de la fin de l’histoire. Si chaque Ă©vĂ©nement historique peut avoir un sens, rien n’indique que l’histoire, dans sa globalitĂ©, en ait un.
  • Le dernier point de la critique porte sur la vision de "nĂ©cessitĂ©" (c'est-Ă -dire d'une dĂ©termination causale) de l’histoire. Ainsi les Ă©vĂ©nements ne sont que des Ă©tapes, voire des faits insignifiants de l’histoire face Ă  l’Histoire. Toute cette vision repose sur une prĂ©vision thĂ©orique censĂ©e coller Ă  la rĂ©alitĂ© historique. Pour les marxistes, la rĂ©volution permet Ă  l’Homme de sortir de la prĂ©histoire sans gradation possible. Il s’agit donc de maĂ®triser l’histoire. Et c’est cette ambition historique qui fait de l’URSS un rĂ©gime totalitaire.

Aliénation des intellectuels

Après avoir critiqué les postulats du marxisme et sa vision de l’histoire, Aron réfléchit sur l’aliénation des intellectuels.

  • Les intellectuels sont ceux qui font Ă©voluer les doctrines, ils appartiennent Ă  une Ă©lite qui possède le pouvoir. Le passage au communisme se rĂ©sume Ă  un changement d’élite. Saint-Germain-des-PrĂ©s devient le paradis des intellectuels oĂą politique et romancier se cĂ´toient, oĂą chacun rĂŞve de prendre la place de l’autre. L’intellectuel a une attache nationale. Pourtant l’intellectuel dĂ©teste le système dans lequel il vit malgrĂ© le niveau de vie honorable. De mĂŞme l’intellectuel va dĂ©fendre le principe d’indĂ©pendance nationale mais ne dira mot de la situation en Pologne ou en TchĂ©coslovaquie. Alors mĂŞme qu’ils ont en rĂ©alitĂ© des valeurs aristocratiques, ils dĂ©fendent la dĂ©mocratie, alors mĂŞme qu’ils vivent tels des bourgeois, ils se veulent l’avant-garde du prolĂ©tariat. Si la rive gauche est le paradis des intellectuels, les États-Unis reprĂ©sentent l’enfer, un conglomĂ©rat de tout ce qu’ils dĂ©testent.
  • Le XXe siècle se caractĂ©rise par un certain nombre de faits majeurs. Le communisme n’est pas apparu comme l’hĂ©ritier naturel, historique du capitalisme (Russie sans Ă©tape capitaliste, persistance de pays capitalistes). Le deuxième grand fait majeur concerne la remise en question des institutions reprĂ©sentatives et de la dĂ©mocratie. Troisième fait majeur, c’est l’occidentalisation sans la libertĂ© Ă  l’est, c’est « l’occidentalisation contre l’occident ». Au sein des pays, les idĂ©ologies sont diverses. Ainsi, les États-Unis ne connaissent pas de mouvement socialiste. Ainsi le conflit Ă©conomique dans ce pays est d’ordre technique et non idĂ©ologique. Les intellectuels français sont dans une situation unique puisqu'il n’ont pas inventĂ© les deux grandes idĂ©ologies mais un certain nombre de concepts tels la libertĂ©, l’égalitĂ© dont les deux blocs se rĂ©clament.
  • Les intellectuels sont en quĂŞte d’une religion. « On a maintes fois rapprochĂ© socialisme et religion, la diffusion du christianisme Ă  travers le monde antique et celle du marxisme Ă  notre Ă©poque. On s’entretue non pas pour savoir quelle Église reprĂ©sente la vĂ©ritable doctrine mais pour savoir quel parti reprĂ©sente le vrai. Le marxisme, tel la religion, porte condamnation de ce qui est, dessine une image de ce qui sera et investit un homme ou un groupe qui indiquera l’avenir rayonnant. Des missionnaires du socialisme rĂ©pandent l’incroyance dans les provinces au profit de l’athĂ©isme athĂ©e. « Le communisme est la première religion d’intellectuels qui ait rĂ©ussi ». Et le succès de cette religion repose sur le dĂ©veloppement des sciences qui rendent obsolète la religion. « La mort de Dieu laisse un vide dans l’âme humaine, les besoins du cĹ“ur subsistent qu’un nouveau christianisme devra satisfaire. Seuls les intellectuels sont capables d’inventer, peut ĂŞtre mĂŞme de prĂŞcher, un substitut des dogmes anciens qui soit acceptable aux savants. Enfin, les fonctions sociales que remplissait l’Église subsistent elles aussi. Sur quoi sera fondĂ©e la morale commune ? Comment sera sauvegardĂ©e ou restaurĂ©e, entre les membres de la collectivitĂ©, l’unitĂ© de croyance, faute de laquelle la civilisation elle-mĂŞme est en pĂ©ril ? »
  • La religion est rĂ©cupĂ©rĂ©e par l’État soviĂ©tique car elle apparaĂ®t comme la religion qui peut le plus favoriser la prospĂ©ritĂ©. Le chef de l’État se confond avec le chef de l’Église, l’idĂ©ologie, transcendante est dictĂ©e par ce chef. Cette idĂ©ologie, tirĂ©e « des livres sacrĂ©s du matĂ©rialisme dialectique » permet aux ĂŞtres d’accepter leur sort par une promesse de lendemain radieux. Le marxisme devient donc un opium pour les peuples et pour les intellectuels.

Il existe donc plusieurs sortes d’intellectuels, trois selon Aron, les communistes de Moscou, les communistes et progressistes d’Europe occidentale et les anticommunistes de Londres, Paris ou New York. Les intellectuels américains et soviétiques sont similaires en ce sens qu’ils sont ralliés dans un style différent à une idéologie d’État. Mais les deux idéologies sont fortement divergentes dans leurs rapports à la finalité politique. Le système américain ne connaît ainsi ni sauveur collectif ni achèvement de l’histoire. Dans cette situation les intellectuels français sont victimes d’une nostalgie, d’un sentiment de frustration face à une gloire perdue.

Notes et références

  1. Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, 1955, p. 7 (Ă©dition Agora 1986).
  2. L'opium des intellectuels, collection Pluriel, page 53

Annexes

Bibliographie

  • "L'opium des intellectuels", Sciences Humaines, Hors-sĂ©rie no 30 - /janvier- 100 ans de sciences humaines, [prĂ©sentation en ligne]
  • Raymond Aron, L'Opium des intellectuels (Poche), Hachette LittĂ©rature, nouvelle Ă©dition le 1 mars 2002, 338 p. (ISBN 978-2-01-279061-2)

Liens externes

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