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Bataille de Carrhes

La bataille de Carrhes (ou Charan) du [1], prÚs de la ville fortifiée de Carrhes (Harran, dans l'actuelle Turquie), est une victoire décisive des Parthes conduits par le général Suréna sur les légions romaines sous les ordres du général Crassus.

Bataille de Carrhes
Informations générales
Date 9 juin 53 av. J.-C.
Lieu CarrhĂŠ, Turquie
Issue Victoire décisive des Parthes
Forces en présence
11 légions :
25 Ă  30 000 lĂ©gionnaires (selon les sources romaines)
60 000 lĂ©gionnaires (selon les sources perses)
4 000 cavaliers
4 000 fantassins lĂ©gers
9 000 archers Ă  cheval
1 000 cataphractaires
train de 1 000 chameaux
Pertes
20 000 morts (selon Plutarque)
10 000 prisonniers
40 000 morts (selon les sources perses)
38 cataphractaires

Guerre contre les Parthes

CoordonnĂ©es 36° 52â€Č 00″ nord, 39° 02â€Č 00″ est
GĂ©olocalisation sur la carte : Empire romain
(Voir situation sur carte : Empire romain)
Bataille de Carrhes
GĂ©olocalisation sur la carte : Turquie
(Voir situation sur carte : Turquie)
Bataille de Carrhes
GĂ©olocalisation sur la carte : Syrie
(Voir situation sur carte : Syrie)
Bataille de Carrhes

Les sources antiques

Les rĂ©cits les plus dĂ©taillĂ©s de la bataille viennent de Plutarque et de Dion Cassius, qui Ă©crivent plusieurs siĂšcles aprĂšs l’évĂ©nement, vraisemblablement en puisant dans une ou des sources antĂ©rieures. La narration de Tite-Live, presque contemporain de la bataille, n’est connue de nos jours que par un abrĂ©gĂ© sommaire[2]. D’autres historiens antiques ne font qu'une mention rĂ©sumĂ©e de la campagne dĂ©sastreuse : Velleius Paterculus[3], Eutrope[4], Julius Obsequens[5], Lucius Ampelius[6]. Presque tous insistent sur l’inconsĂ©quence de Crassus qui ne tint aucun compte des prĂ©sages dĂ©favorables, annonciateurs du dĂ©sastre, et en font le responsable de cette dĂ©faite romaine.

Le récit de la campagne et de la bataille a été repris par l'historien du XIXe siÚcle Theodor Mommsen, qui s'est fondé principalement sur la narration de Plutarque[7].

Contexte historique

Les guerres de conquĂȘte menĂ©es par Sylla, Lucullus et PompĂ©e avaient amenĂ© la frontiĂšre de l'Empire romain sur l'Euphrate ; les gĂ©nĂ©raux romains avaient conclu des traitĂ©s de paix et d'amitiĂ© avec les Parthes, derniĂšre grande puissance indĂ©pendante du Moyen-Orient, mais en les traitant de plus en plus comme un royaume vassal ; PompĂ©e avait refusĂ© Ă  leur souverain le titre de roi des rois et menĂ© deux incursions sur leur territoire. Lucullus et PompĂ©e avaient songĂ© Ă  envahir l'empire parthe, considĂ©rĂ© comme une puissance de second rang. En 57 av. J.-C., CicĂ©ron, attachĂ© Ă  une politique de paix, s'inquiĂšte Ă  l'idĂ©e que Gabinius, nommĂ© proconsul de la province de Syrie et chargĂ© de restaurer PtolĂ©mĂ©e XII en Égypte, pourrait en profiter pour mener une expĂ©dition contre les Parthes[8].

C'est pendant le Premier triumvirat que Crassus, militairement moins glorieux que ses rivaux PompĂ©e et CĂ©sar, dĂ©cide de s'illustrer et de se donner une gloire comparable Ă  la leur. Son seul succĂšs militaire jusqu'ici est son intervention contre la rĂ©volte de Spartacus, qui date de prĂšs de vingt ans et ne lui a valu qu’une ovation, tandis que PompĂ©e, qui avait alors remportĂ© des victoires plus prestigieuses, obtenait un triomphe[9]. AprĂšs son consulat en 55, Crassus reçoit la charge de proconsul de Syrie. Plutarque indique tantĂŽt que la proposition du tribun Tribonius confiait Ă  Crassus la conduite de la guerre contre les Parthes[10], tantĂŽt que le dĂ©cret du peuple ne statuait pas sur un futur conflit[11]. En rĂ©alitĂ©, Crassus dispose de moyens considĂ©rables pour l'expĂ©dition, preuve qu'il agit bien sur ordre du SĂ©nat qui a lĂ©gitimĂ© cette dĂ©cision ; le SĂ©nat ne lui aurait sĂ»rement pas consenti un tel dĂ©ploiement de forces s'il s'agissait de satisfaire seulement son amour de la gloire, et non de rĂ©pondre Ă  une menace potentielle des Parthes[12].

En novembre 55, Crassus s'embarque au port de Brindes avec onze lĂ©gions et l’intention dĂ©clarĂ©e de conquĂ©rir les Parthes[9]. Cependant le dĂ©part de Crassus est marquĂ© par plusieurs prĂ©sages dĂ©favorables : un de ses adversaires organise une cĂ©rĂ©monie lugubre au cours de laquelle de puissantes malĂ©dictions (en latin, dirĂŠ, imprĂ©cations mortelles) sont prononcĂ©es contre le gĂ©nĂ©ral sur le point de quitter Rome ; puis, dans le port de Brindes, au cri d'un marchand de figues, « Cauneas ![13] » beaucoup croient Ă  un prĂ©sage oral (en latin, omen) oĂč se serait fait entendre l'avertissement « Cave ne eas ! », « attention, n'y va pas ! »[14].

Alliés de Rome

Carte politique du Moyen-Orient vers 55 av. J.-C.

Bien que jugés parfois perfides, les peuples alliés de Rome dans cette campagne ont fourni une part importante des effectifs de l'armée. Les rois et princes locaux pouvaient verser de l'argent ou lever un contingent de guerriers.

Le roi des Galates DĂ©iotaros a sans doute fourni un contingent, de mĂȘme qu' Antiochos Ier de CommagĂšne, et surtout Ariobarzane II de Cappadoce. Le seigneur de l'OsroĂšne, Abgar II AriamnĂšs, riche des substantiels droits de douane que rapportait la citĂ© caravaniĂšre d'Édesse, a largement contribuĂ© Ă  financer l'expĂ©dition de Crassus. Parmi les alliĂ©s de moindre importance, on compte aussi Tarcondimotus, le chef d'une confĂ©dĂ©ration de tyrans dans le massif de l'Amanus qui domine la Cilicie, ainsi qu'ArchĂ©laos II de Comana, grand prĂȘtre du riche sanctuaire de Comana Pontica.

L'alliĂ© le plus puissant Ă©tait le roi d'ArmĂ©nie, Artavazde II : par sa situation gĂ©ographique, et la politique ambitieuse de Tigrane le Grand, son royaume constituait un bastion en mĂȘme temps qu'une sorte de troisiĂšme force[15]. Il mit Ă  la disposition de Crassus une armĂ©e composĂ©e essentiellement de dix mille cavaliers cuirassĂ©s, six mille cavaliers de sa garde personnelle et 30 000 fantassins.

Enfin, pour financer la longue campagne qui s'annonçait, Crassus s'empara mĂȘme de l'or conservĂ© dans les sanctuaires de sa province, dans le temple de la dĂ©esse Atargatis Ă  HiĂ©rapolis Bambyce et dans le temple de JĂ©rusalem. Ce sacrilĂšge, inspirĂ© par une cupiditĂ© aveugle, suscita l'indignation des populations locales et s'accompagna de deux nouveaux mauvais prĂ©sages : en sortant du sanctuaire de HiĂ©rapolis Bambyce, Publius Crassus glissa sur le seuil, tomba, et son pĂšre, le proconsul Crassus qui le suivait, tomba Ă  son tour[16].

PremiÚre année de la guerre

Crassus arrive en Syrie en 54 av. J.-C., et Ă©tablit un pont de bateaux pour franchir l’Euphrate : ce jour-lĂ , une bourrasque arrache du sol les enseignes militaires, ce qui est interprĂ©tĂ© comme un mauvais prĂ©sage de plus. Il affronte ensuite victorieusement l'armĂ©e de SilacĂšs, gouverneur de MĂ©sopotamie. On a longtemps pensĂ©[17] que l'Euphrate avait Ă©tĂ© la frontiĂšre fixĂ©e d'un commun accord par PompĂ©e et PhraatĂšs III ; mais il est peu probable que les Parthes aient acceptĂ© de bon grĂ© que Rome fixĂąt une frontiĂšre Ă  leurs ambitions territoriales[18].

Crassus obtient la soumission de quelques villes proches de l’Euphrate, prend et pille ZĂ©nodotie (localitĂ© non identifiĂ©e) qui rĂ©sistait et revient passer l’hiver en Syrie[19]. Selon Plutarque et Dion Cassius, Crassus commet alors une erreur stratĂ©gique : en arrĂȘtant son offensive et en se repliant en Syrie pour y passer l’hiver, il laisse tout le temps aux Parthes de prĂ©parer leur armĂ©e[20]. En fait, Crassus n'a pas d'autre choix : la saison hivernale est impropre Ă  la guerre, et les pluies dans les dĂ©serts argileux de ces contrĂ©es les rendent impraticables ; en outre il eĂ»t Ă©tĂ© imprudent de se retrouver isolĂ© en territoire ennemi, sans l'appui d'un contingent de cavalerie appropriĂ©[21]; enfin, il est probable que Crassus a besoin de parfaire l'entraĂźnement de ses soldats et de rĂ©unir davantage d'argent[22]. Avant de prendre ses quartiers d'hiver, Crassus laisse en garnison sept mille lĂ©gionnaires dans plusieurs villes, et confie la citadelle de Carrhes au prĂ©fet Coponius.

Itinéraire des Romains

Au printemps 53 av. J.-C., Artavazde II, Ă  la tĂȘte d'une partie de sa cavalerie, opĂšre sa jonction avec Crassus ; le roi d'ArmĂ©nie propose Ă  son alliĂ© romain un itinĂ©raire long allant de Syrie en ArmĂ©nie et de lĂ  en MĂ©die AtropatĂšne. La proposition d'Artavazde Ă©tait-elle « un stratagĂšme pour sauver son royaume, qui risquait d'ĂȘtre envahi par les Parthes, en laissant tout faire aux Romains », un piĂšge avant un retournement d'alliance, comme l'Ă©crit Plutarque[20]? Il aurait fallu, Ă  partir d'Édesse, suivre la route du nord et franchir les montagnes, ce qui supposait une quantitĂ© d'or supplĂ©mentaire pour le paiement des troupes et des alliĂ©s, tout en se fiant entiĂšrement Ă  l'expĂ©rience des auxiliaires d'Artavazde : Crassus aurait alors mis son armĂ©e en position de faiblesse[23]. Le gĂ©nĂ©ral romain dĂ©cide de suivre la route la plus courte en passant par la haute MĂ©sopotamie. Crassus franchit l’Euphrate Ă  Zeugma (peut-ĂȘtre lĂ  oĂč Alexandre le Grand l'avait lui-mĂȘme franchi[24] - [25]), avec pour objectif d'atteindre CtĂ©siphon et SĂ©leucie du Tigre. De son cĂŽtĂ©, le roi parthe OrodĂšs II scinde son armĂ©e en deux et envoie son infanterie ravager l’ArmĂ©nie, pour la punir de son alliance avec les Romains[26], tandis qu’il confie sa cavalerie au gĂ©nĂ©ral SurĂ©na pour qu’il empĂȘche la progression des Romains[27]. La premiĂšre partie de ce plan rĂ©ussit, car Artavazde d’ArmĂ©nie informe Crassus que l’attaque qu’il subit l’empĂȘche d’envoyer tout renfort aux Romains[28]. Crassus est alors privĂ© d'un appui militaire essentiel.

Il s’apprĂȘte Ă  longer le cours de l’Euphrate, mais s’en Ă©loigne, sur le conseil d’un chef local, faux alliĂ© des Romains qui mĂšne un double jeu, le roi d'OsroĂšne Augarus, selon Dion Cassius[24], ou le chef d’un clan arabe, Abgar AriamnĂšs, selon Plutarque[29]. Ce conseiller dirige les Romains sur une zone de plaine dĂ©sertique, que Dion Cassius dĂ©crit avec des bois et des inĂ©galitĂ©s propices pour dissimuler des troupes[30]. L'itinĂ©raire ainsi suivi correspond sans doute Ă  la route des nomades mentionnĂ©e par le gĂ©ographe Strabon[31]. Le lieu de la bataille se trouverait donc Ă  une quarantaine de kilomĂštres de Carrhes, sur le territoire actuel de la Syrie[32]. C’est lĂ  qu’attendent les forces de SurĂ©na.

Affrontement

Forces en présence

Les forces de Crassus se composent de sept lĂ©gions, effectif indiquĂ© par Plutarque et estimĂ© par l'historien ThĂ©odore Mommsen Ă  environ 40 000 hommes[7] ; Ă  cela s'ajoutent les troupes que PompĂ©e et Gabinius avaient laissĂ©es en garnison en Syrie ; on compte encore prĂšs de 4 000 cavaliers, et autant de fantassins lĂ©gers[20] dont un millier de cavaliers gaulois avec Ă  leur tĂȘte le fils de Crassus, Publius, qui a l’expĂ©rience de plusieurs batailles auxquelles il a participĂ© durant la guerre des Gaules. Florus[33] mentionne quant Ă  lui onze lĂ©gions, en prenant en compte les unitĂ©s auxiliaires. Ainsi, l'ensemble du corps d'expĂ©dition, soldats, convois de ravitaillement, serviteurs, ordonnances et palefreniers compris, comptait entre 50 000 et 70 000 hommes : c'est un contingent exceptionnel et un dĂ©ploiement de forces prouvant que les Romains n'ont pas sous-estimĂ© leur ennemi parthe[34].

L'armĂ©e de SurĂ©na est surtout composĂ©e d'une cavalerie, dix mille hommes selon Plutarque, dont une escorte de 1 000 cavaliers lourds, les cataphractaires, Ă©quipĂ©s d'une lance pouvant atteindre quatre mĂštres qui sert Ă  repousser l'ennemi : ils sont entiĂšrement caparaçonnĂ©s, sans Ă©triers, et chargent tous ensemble pour effectuer une percĂ©e meurtriĂšre[27]. Les cavaliers sont accompagnĂ©s d'un grand train de chameaux portant une grande rĂ©serve de flĂšches[35]. L'armĂ©e parthe a le renfort d'un contingent mĂ©sopotamien de SilacĂšs et de plusieurs unitĂ©s d'alliĂ©s ou de mercenaires comme Alchaidamos[36]. Usant de la technique restĂ©e cĂ©lĂšbre sous le nom de « flĂšche du Parthe », les archers montĂ©s parthes font demi-tour face Ă  l'ennemi et paraissent ainsi s'enfuir mais pivotent en selle et tirent sur l'adversaire.

Romains et Parthes ne se sont jusqu’alors jamais affrontĂ©s directement. Leurs armements et leurs tactiques de combat sont radicalement diffĂ©rents :

  • Les Romains combattent en fantassins, les lĂ©gionnaires romains, casquĂ©s, cuirassĂ©s et bien protĂ©gĂ©s par leur grand bouclier rectangulaire, sont rĂ©putĂ©s pour leur tĂ©nacitĂ© et leur efficacitĂ© dans les batailles rangĂ©es comme lors des siĂšges. La cavalerie romaine n’a qu'un rĂŽle d’appoint, pour protĂ©ger les flancs ou poursuivre un adversaire en retraite.
  • À l’inverse, les Parthes combattent Ă  cheval avec l'arc et la lance, et sont cuirassĂ©s le plus souvent[37]. Ils emploient un arc composite, renforcĂ© de lames de cornes de chĂšvres sauvages et de tendons de cerfs ou de gazelles ; cet arc redoutable peut dĂ©cocher des flĂšches au moins deux fois plus loin que celui des archers hellĂ©nistiques et romains[38] ; puissant et peu encombrant, il peut ĂȘtre maniĂ© avec efficacitĂ© par les cavaliers.

Pour ThĂ©odore Mommsen, « en face du Parthe ainsi armĂ©, tout le dĂ©savantage Ă©tait pour les lĂ©gions, et dans les moyens stratĂ©giques, puisque sans cavalerie, elles ne demeuraient pas maĂźtresses de leurs communications, et dans les moyens de combat, puisque, lĂ  oĂč l’on n’en vient point Ă  la lutte d’homme Ă  homme, l’arme Ă  longue portĂ©e triomphe nĂ©cessairement de l’arme courte[7] ».

DĂ©roulement de la bataille

L'armée romaine formée en carré face aux cavaleries lourde et légÚre des Parthes, juste avant que les archers à cheval parthes se déploient pour encercler les Romains, accompagnés à distance par les chameaux chargés de flÚches.

Les patrouilles de reconnaissance romaines, durement accrochĂ©es, signalent l’approche de l’armĂ©e parthe. Crassus fait ranger l’infanterie d’abord le plus largement possible pour Ă©viter d’ĂȘtre encerclĂ©, puis change d’avis et la dispose en un carrĂ© de douze cohortes de cĂŽtĂ©, soutenu par des unitĂ©s de cavalerie. Crassus commande le centre, son fils Publius une aile, et le questeur Cassius l’autre aile[39]. PlutĂŽt que d’établir un camp et d’attendre le lendemain, Crassus fait poursuivre la marche jusqu’à parvenir en vue des Parthes[40].

Le 9 juin 53, les Parthes apparaissent, mais on ne voit pas luire leurs armes sous le soleil, et Crassus croit avoir affaire Ă  une simple avant-garde. Les Parthes ont en effet recouvert leurs armes de housses et de gaines de peau[41]. Au signal du combat donnĂ© par Crassus, SurĂ©na fait gronder ses tambours Ă  sonnailles[42], dans un tumulte assourdissant, et fait soudainement dĂ©voiler ses cataphractaires, dont l’éclat des armures couvrant cavaliers et montures doit impressionner les Romains.

Crassus ayant rangĂ© son armĂ©e en quadrilatĂšre profond Ă  double front[43], SurĂ©na renonce Ă  enfoncer les lignes romaines avec ses cataphractaires ; les archers parthes Ă  cheval entament leur tactique habituelle, une manƓuvre d’encerclement, que Crassus tente de contrer en envoyant ses troupes lĂ©gĂšres. Celles-ci sont repoussĂ©es par une grĂȘle de flĂšches qui sĂšment la mort et la confusion jusque dans les lignes des lĂ©gionnaires[44]. Les archers montĂ©s harcĂšlent Ă  distance, Ă©vitant tout contact, et font pleuvoir leurs flĂšches : en tir Ă  cadence soutenue, un archer Ă©puise sa rĂ©serve de flĂšches en quelques minutes, ce qu’attendent les Romains. Mais les archers parthes vont Ă  tour de rĂŽle se rĂ©approvisionner Ă  l’arriĂšre, auprĂšs de chameaux chargĂ©s de flĂšches et entretiennent un tir ininterrompu[45].

Pour Ă©viter l’encerclement et dĂ©gager l’armĂ©e romaine, le jeune Publius Crassus contre-attaque les Parthes avec 1 300 cavaliers dont ses cavaliers gaulois, qui appliquent leur technique habituelle : tenter d'Ă©ventrer les chevaux ennemis. Les archers parthes prennent la fuite, Publius les poursuit avec sa cavalerie, suivie au pas de course par huit cohortes et 500 archers, soit plus de six mille hommes[7]. Mais Publius Crassus s'Ă©loigne ainsi du gros de l’armĂ©e romaine et se laisse entraĂźner au-devant des cataphractaires postĂ©s en rĂ©serve. Ceux-ci chargent la cavalerie romaine, qui est trop lĂ©gĂšre pour rĂ©sister, tandis que la cavalerie parthe qui s'est arrĂȘtĂ©e encercle et crible Ă  nouveau de flĂšches les Romains[46]. CernĂ©s, ils sont anĂ©antis. Publius Crassus et ses officiers se suicident, comme son ami Censorinus ou sont tuĂ©s, les Parthes ne font que 500 prisonniers. Seuls quelques messagers envoyĂ©s appeler le secours de Crassus Ă©chappent au dĂ©sastre[47].

InformĂ© de la situation de son fils, Crassus fait avancer ses soldats, mais trop tard : les Parthes attaquent le gros de l’armĂ©e romaine, brandissant la tĂȘte de Publius au bout d’une pique[48]. Tandis que les cataphractaires chargent de front avec leurs longues piques, les archers montĂ©s criblent de flĂšches les flancs romains, et les « alliĂ©s » osroĂšnes changent de camp pour les attaquer Ă  revers. Par groupes, les Romains se protĂšgent tant bien que mal de la pluie de flĂšches en se formant en tortue. Les cataphractaires les chargent Ă  coup de lances pour les forcer Ă  se disperser, trĂ©buchant sur les morts et les blessĂ©s, aveuglĂ©s par la poussiĂšre soulevĂ©e par les chevaux et exposĂ©s aux jets de flĂšches. Le massacre dure jusqu’à la tombĂ©e de la nuit et au retrait parthe[49].

Retraite des Romains

Crassus est trop abattu pour commander ; ses officiers Cassius et Octavius rĂ©unissent un conseil qui ordonne la retraite, et font lever le camp pour regagner Carrhes pendant la nuit sans attirer l’attention des Parthes, en abandonnant sur place quatre mille blessĂ©s incapables de se dĂ©placer. Les Parthes s’aperçoivent de la fuite nocturne des Romains, mais attendent le jour pour les poursuivre. Pendant la nuit, de nombreux blessĂ©s romains abandonnĂ©s succombent faute de soins ou se suicident[50]. Le jour venu, les Parthes achĂšvent les survivants ou les font prisonniers, capturent les traĂźnards, et anĂ©antissent quatre cohortes Ă©garĂ©es pendant la retraite[51].

Le 10 juin, les Romains sont assiĂ©gĂ©s dans la ville sans espoir de secours ; Crassus dĂ©cide la retraite vers les monts Sinnaka pendant la nuit. Mais l'armĂ©e romaine commence Ă  se diviser : aprĂšs le prĂ©fet Egnatius, c'est Cassius qui abandonne Ă  son tour son gĂ©nĂ©ral en fuyant vers la Syrie Ă  la tĂȘte des 500 derniers cavaliers romains. Octavius et 5 000 lĂ©gionnaires romains atteignent une forte position dans les collines, mais ils font demi-tour pour aider Crassus qui est Ă  la traĂźne avec quatre cohortes. SurĂ©na comprend que les Romains pourraient lui Ă©chapper, s'ils atteignent les hauts plateaux armĂ©niens. Le 11 juin, il propose un armistice, Ă  condition qu'on lui livre Crassus et Cassius. PressĂ© par ses soldats au bord de la sĂ©dition, Crassus, qui redoute un piĂšge, est obligĂ© d’accepter la rencontre. Conscient de la mort qui l'attend, il prononce ces derniĂšres paroles oĂč transparaĂźt l'amertume d'ĂȘtre abandonnĂ© par ses propres concitoyens[52] :

« Vous tous, officiers romains ici prĂ©sents, vous voyez que l'on me force Ă  cette dĂ©marche et vous ĂȘtes tĂ©moins que je souffre opprobre et violence. Mais dites Ă  tout le monde, si vous Ă©chappez, que Crassus est mort trompĂ© par les ennemis, mais non pas livrĂ© par ses concitoyens. »

— Plutarque, Vie de Crassus[53].

Le contact prĂ©liminaire avec SurĂ©na dĂ©gĂ©nĂšre lorsque celui-ci offre Ă  Crassus un cheval correspondant Ă  son rang. Ce qui se passa alors demeure enveloppĂ© de mystĂšre : Octavius et son escorte s’y opposent, et dans l’affrontement, Octavius et Crassus pĂ©rissent, tuĂ©s par les Parthes ou par une main romaine, pour Ă©viter l’humiliation de la captivitĂ©[54].

Dion Cassius rapporte avec doute que les Parthes versĂšrent de l’or fondu dans la bouche de Crassus, par dĂ©rision sur sa soif de richesse[55]. Comme trophĂ©e, SurĂ©na envoya la tĂȘte et la main coupĂ©e de Crassus Ă  OrodĂšs II[56]. Le bilan de la rencontre est dĂ©sastreux pour les Romains : selon Plutarque, 45 000 soldats romains sont morts et 20 000 sont faits prisonniers, et rĂ©duits Ă  l'Ă©tat de serfs dans l'armĂ©e parthe, dans les provinces de l'Est du royaume parthe[7] - [57]. Cassius, malgrĂ© son rang subalterne de questeur, assure le gouvernement de la Syrie pendant plusieurs annĂ©es et parvient Ă  repousser les attaques parthes sur cette province[3] - [58].

Épilogue

Suréna s'empara de sept aigles romaines, ces enseignes légionnaires dont la hampe était surmontée d'une aigle en argent, et les consacra dans le temple d'Anāhitā, divinité guerriÚre parthe, à Ctésiphon[59]. Cependant, OrodÚs, craignant l'ambition de son général victorieux, le fit exécuter en 52[60].

Le dĂ©sastre de Crassus donna lieu Ă  une polĂ©mique au SĂ©nat : les uns parlaient d'une punition divine pour la rupture injustifiĂ©e de la paix, les autres y voyaient un effet de la traĂźtrise d'OrodĂšs et rĂ©clamaient une guerre de revanche. CicĂ©ron, jusque-lĂ  alliĂ© rĂ©ticent du triumvirat, se joignit Ă  ceux qui condamnaient aprĂšs coup la conduite irresponsable de Crassus. À partir de 51, les Parthes menĂšrent une sĂ©rie d'incursions en Syrie romaine, sans qu'on sache s'il s'agissait d'une vraie tentative d'invasion ou de simples raids de pillage. CicĂ©ron, en 50, dut accepter Ă  contrecƓur le proconsulat de Cilicie pour Ă©pauler Cassius, puis son successeur Bibulus qui dĂ©fendaient la Syrie avec de faibles moyens contre la cavalerie parthe commandĂ©e par Pacorus, fils d'OrodĂšs. CicĂ©ron resta Ă  prudente distance des Parthes : il se contenta d'envoyer un peu de cavalerie Ă  son collĂšgue, de veiller Ă  la fidĂ©litĂ© des rois alliĂ©s et de mener une petite expĂ©dition contre les montagnards du Taurus. Les Parthes avancĂšrent jusqu'Ă  Antioche mais se retirĂšrent faute de machines de siĂšge. Enfin, OrodĂšs, se mĂ©fiant de voir Pacorus devenir trop puissant, le rappela Ă  sa cour et Bibulus nĂ©gocia avec le satrape Arnodapates pour mettre fin Ă  la guerre[61].

La déesse Anāhitā, musée Karen Demirtchian, Erevan.

La perte des enseignes lĂ©gionnaires reprĂ©sentait une vĂ©ritable humiliation et un grand dĂ©shonneur pour Rome. Auguste parvint Ă  rĂ©cupĂ©rer ces aigles en 20 av. J.-C., qui furent par la suite exposĂ©es dans le temple de Mars Ultor. L'Auguste de Prima Porta, statue d'Auguste en tenue militaire de parade, fut Ă©rigĂ©e pour commĂ©morer l'Ă©vĂ©nement : sur sa cuirasse est reprĂ©sentĂ©e la scĂšne historique de la restitution d’une enseigne.

La région de Carrhes retomba sous la domination des Parthes mais la défaite romaine n'avait pas modifié l'équilibre entre les deux puissances, et n'avait pas découragé les Romains, qui reprirent plus tard les hostilités, sans jamais réussir à envahir les territoires parthes.

Culture

La bataille de Carrhes a inspirĂ© plusieurs Ɠuvres littĂ©raires dans les genres les plus variĂ©s : en 1674, Pierre Corneille publie sa tragĂ©die SurĂ©na, gĂ©nĂ©ral des Parthes ; l'archĂ©ologue Alfred Duggan, dans le roman historique Winter Quarters en 1956, a Ă©voquĂ© l'histoire de l'unitĂ© de cavalerie gauloise que CĂ©sar envoya Ă  Crassus en 54 av. J.-C. ; le dessinateur de bandes dessinĂ©es Jacques Martin a Ă©voquĂ© la bataille de Carrhes dans les albums Iorix le grand et C'Ă©tait Ă  Khorsabad (2006)p. 158_62-0">[62]. Elle est Ă©galement Ă©voquĂ©e dans le tome 11 de Alix Senator, « L'Esclave de Khorsabad », paru en 2020 chez Casterman (J. Martin, V. Mangin, T. Demarez).

Notes et références

  1. La date a été calculée par P. Groebe, « Der Schlachttag von Karrhae », dans Hermes, 1907, no 42, p. 315-322.
  2. PeriochÊ de Tite-Live, résumé du livre 106.
  3. Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 46.
  4. Eutrope, AbrĂ©gĂ© de l’histoire romaine, VI, 15.
  5. Julius Obsequens, Des prodiges, CXXIV.
  6. Lucius Ampelius, Le MĂ©morial, XXXI.
  7. Théodore Mommsen, Histoire romaine, livre V, IX.
  8. D. Engels 2008, p. 25-26.
  9. Plutarque, Vie de Crassus, 12-15.
  10. Plutarque, Vie de Pompée, 54.
  11. Plutarque, Vie de Crassus, 16, 2 Ă  19. Mais en moraliste, Plutarque prĂ©sente l'expĂ©dition contre les Parthes comme une guerre injuste dĂ©pourvue de motifs lĂ©gitimes dans la mesure oĂč elle s'est soldĂ©e par un dĂ©sastre.
  12. Sartre 2003, p. 458-459.
  13. Il vantait les figues sĂšches provenant de Caunos en Asie Mineure.
  14. Anecdote rapportée par Cicéron, De divinatione, II, 84. Voir Traina 2011, p. 38 à 40.
  15. Traina 2011, p. 49 Ă  52.
  16. Plutarque, Vie de Crassus, 56, 1.
  17. L'information se trouve dans un passage d'Orose, Histoires contre les paĂŻens VI, 13, 2, oĂč OrodĂšs blĂąme Crassus d'avoir franchi l'Euphrate au mĂ©pris du traitĂ© signĂ© par Lucullus et renouvelĂ© par PompĂ©e ; voir aussi Plutarque, Vie de PompĂ©e, 36.
  18. Sartre 2003, p. 458.
  19. Plutarque, Vie de Crassus, 21 ; Dion Cassius, livre XL, 13.
  20. Plutarque, Vie de Crassus, 24.
  21. Traina 2011, p. 45-46.
  22. Sartre 2003, p. 459.
  23. Traina 2011, p. 54-55.
  24. Dion Cassius, livre XL, 17.
  25. Mais la ville de Thapsaque comme lieu de franchissement est le plus souvent admis : Voir page Wikipedia "Alexandre le Grand", chapitre "Vers la bataille décisive (printemps 331 - Octobre 331).
  26. Le roi parthe OrodÚs II choisit de combattre non pas les Romains sous les ordres de Crassus, mais le roi d'Arménie, contre lequel il méditait depuis longtemps sa revanche.
  27. Plutarque, Vie de Crassus, 26.
  28. Plutarque, Vie de Crassus, 27.
  29. Plutarque, Vie de Crassus, 25, 27.
  30. Dion Cassius, Histoire romaine livre XL, 21.
  31. Strabon, XVI, 1, 27.
  32. Traina 2011, p. 57.
  33. Florus, I, 46, 3.
  34. Traina 2011, p. 32-35.
  35. Plutarque, Vie de Crassus, 31.
  36. Traina 2011, p. 70.
  37. Dion Cassius, Histoire romaine livre XL, 17.
  38. Il fut utilisé en Iran jusqu'au début du XIXe siÚcle, Traina 2011, p. 74.
  39. Plutarque, Vie de Crassus, 28.
  40. Plutarque, Vie de Crassus, 29.
  41. Traina 2011, p. 81-82.
  42. Les tambours de guerre, liés à la trÚs ancienne tradition chamanique en Iran, sont considérés par Trogue-Pompée comme caractéristiques de la façon de combattre des Parthes.
  43. Plutarque, Vie de Crassus, 23.
  44. Plutarque, Vie de Crassus, 29-30.
  45. Plutarque, Vie de Crassus, 30-31.
  46. Plutarque, Vie de Crassus, 31-32.
  47. Plutarque, Vie de Crassus, 33 ; Dion Cassius, XL, 21.
  48. Plutarque, Vie de Crassus, 34.
  49. Plutarque, Vie de Crassus, 35 ; Dion Cassius, XL, 22-24.
  50. Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 25.
  51. Plutarque, Vie de Crassus, 36.
  52. Traina 2011, p. 93-94.
  53. Plutarque, Vie de Crassus, 30, 5 (traduction R. FlaceliĂšre).
  54. PeriochÊ de Tite-Live, résumé du livre 106 ; Plutarque, Vie de Crassus, 38-41 ; Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 26-27.
  55. Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 26-27.
  56. Plutarque, Vie de Crassus, 42.
  57. Horace, Odes, III, 5, vers 5 Ă  12 ; Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 82.
  58. Dion Cassius, XL, 28-29 ; Eutrope, AbrĂ©gĂ© de l’histoire romaine, VI, 15.
  59. Traina 2011, p. 104.
  60. Plutarque, Vie de Crassus, 63.
  61. D. Engels 2008, p. 27-38.
  62. p. 158-62" class="mw-reference-text">Traina 2011, p. 46 et note 122 p. 158.

Annexes

Sources antiques

Bibliographie

  • David Engels, « CicĂ©ron comme proconsul en Cilicie et la guerre contre les Parthes », Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 86, no 1,‎ , p. 23-45 (DOI https://doi.org/10.3406/rbph.2008.5193, lire en ligne, consultĂ© le ).
  • Maurice Sartre, D'Alexandre Ă  ZĂ©nobie : Histoire du Levant antique, IVe siĂšcle av. J.-C.-IIIe siĂšcle aprĂšs J.-C., Paris, Fayard, , 1194 p. (ISBN 2-213-60921-7).
  • Giusto Traina (trad. GĂ©rard Marino), Carrhes 9 juin 53 avant J.-C. : Anatomie d'une dĂ©faite, Paris, Les Belles Lettres, , 238 p. (ISBN 978-2-251-38110-7).
  • (en) G. Sampson, The Defeat of Rome : Crassus, CarrhĂŠ and the invasion of the East, Barnsley, Pen & Sword, .

Articles connexes

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