Arts incohérents
Les Arts incohérents sont un mouvement artistique de la fin du XIXe siècle, conduit par Jules Lévy.
« Tout ce que les calembours les plus audacieux et les méthodes d’exécution les plus imprévues peuvent faire enfanter d’œuvres follement hybrides à la peinture et à la sculpture ahuries… »
— Félix Fénéon, La Libre Revue,
DĂ©but du mouvement
Dès juillet 1882, Jules Lévy associe ce nouveau mouvement artistique au mouvement humoristique des Hydropathes, créé en 1878[1]. Le principe est de faire rire les Français de cette fin de siècle. L’originalité du mouvement est de qualifier les œuvres d'incohérentes : un dessin d’une personne ne sachant pas dessiner est une œuvre incohérente. Tous les matériaux peuvent être utilisés, toutes les inspirations, tous les thèmes. Le but est de faire rire, par tous les moyens. Le , Jules Lévy organise à son domicile, rue Antoine-Dubois, une exposition d’un soir[2]. C’est un grand succès. Les arts incohérents apparaissent alors comme un véritable mouvement artistique[3].
Un an plus tard, en octobre 1883, la première exposition officielle des arts incohérents est organisée, dans une pièce de la galerie Vivienne. Tout est fait pour surprendre le visiteur, le catalogue, les notices, les affiches, les œuvres, même le règlement, qui dit : « Toutes les œuvres sont admises, les œuvres sérieuses et obscènes exceptées. » L’exposition est un mélange de parodies, de calembours, de jeux de mots et d’absurde. En un mois, 20 000 visiteurs viennent voir l'exposition. Jusqu’en 1886, les expositions s’enchaînent, que ce soit à la galerie Vivienne ou à l'Éden-Théâtre, rue Boudreau.
Les bals
Une des originalités des Incohérents était d'organiser des bals. Le premier eut lieu le . Ces bals étaient souvent costumés. Un soin était apporté dans l'originalité de la décoration des lieux : par exemple lors du premier bal, aux murs étaient accrochés des panneaux où étaient inscrites des phrases comme « La mélancolie n’entre pas ici », ou encore « Prière de ne pas cracher au plafond ». Après la danse et le souper, les bals se clôturaient par une proclamation de l’ordre des Incohérents.
Fin du mouvement
Après 1886, le mouvement s’essouffle, les gens se lassent et critiquent la sur-présence de l’art incohérent, des cafés, des journaux et diverses autres choses incohérentes, mais non officielles, voient le jour. Jules Lévy reçoit un grand nombre de critiques, à cause de l’ouverture, en 1886, de sa maison d’édition où il édite principalement ses amis. Peu à peu, Le Courrier français, qui était leur soutien principal deux ans plus tôt, se retire. Jules Lévy, en 1887, proclame la fin de l’incohérence. Il organise, à cette occasion, un bal costumé.
Il tente, en mars 1889, de faire revivre le mouvement, mais sans grand succès : la presse n’en parle plus, les gens ne s'y intéressent pas, Jules Lévy, assez obstiné, tient bon jusqu’en 1896. Il ouvre dans l'intervalle le Café des Incohérents, situé au 16 bis rue Fontaine, repris fin 1894 par Jules Jouy pour en faire le Cabaret des Décadents[4].
Le 1er avril 1897, Alphonse Allais publie l'Album primo-avrilesque… chez Paul Ollendorff[5].
En janvier 1898, Jules Lévy revend le journal Fin de siècle. En 1928, il publie un recueil de morceaux choisis des Hydropathes[6]. En 1909, le réalisateur espagnol Segundo de Chomón avait fait référence au mouvement de Jules Lévy dans le titre d'un de ses films parisiens, Une excursion incohérente[7].
En 1939, André Breton paye sa dette aux Incohérents que furent Alphonse Allais et Charles Cros, en les incluant dans son Anthologie de l'humour noir. Dans les années 1960, le mouvement « des Incos » refait discrètement surface grâce à des amateurs de « ’pataphysique »[8].
Membres du mouvement
Les membres du mouvement Ă©taient :
- des peintres, tels qu’Henri Pille, Antonio de La Gandara, Toulouse-Lautrec, Caran d'Ache, Jules Foloppe (Gieffe), Paul-Eugène Mesplès (1849-1924),
- des écrivains et journalistes, comme Alphonse Allais, Paul Bilhaud, Guillaume Livet, Clairville, Eugène Bertol-Graivil, Henry Buguet, Charles Cros,
- des dessinateurs comme Boquillon Bridet (1859-1886), Émile Cohl[9], André Hellé[10], Henri Lanos[11].
Redécouverte
En 2018, le galeriste Johann Naldi retrouve et identifie dix-sept œuvres exposées aux Arts incohérents[3] - [12], classées trésor national le 7 mai 2021 par le ministère de la Culture[13]. Parmi elles, le Combat de nègres pendant la nuit de Paul Bilhaud, premier monochrome exposé de l'histoire de l'art, perdu depuis 1882, ainsi qu'un proto-readymade d'Alphonse Allais, Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe (avant 1897). Toutefois l'authenticité de ces œuvres est discutée [14] « sans conclusion définitive »[15]. Johann Naldi maintient que sa découverte est authentique, s'appuyant sur une publication établie sous sa direction dans laquelle il développe un appareil argumentaire substantiel[16]. Dans un article paru en octobre 2022 dans la revue Critique, le Professeur Daniel Grojnowski note que Johann Naldi a fourni par ses travaux de recherche à l'essayiste Michel Onfray - qui a lui-même publié un ouvrage sur le sujet[17] - un dossier documentaire de qualité[18].
Les œuvres redécouvertes et classées trésor national font l'objet d'une présentation publique à l'Olympia le , en forme de commémoration historique de la dernière exposition des Arts incohérents ayant eu lieu dans la salle de spectacle en 1893[19] - [2].
Notes et références
- « Les Arts incohérents, sérieux s'abstenir », Le Monde, 23 juillet 2011, p. 17.
- Jean-René Van der Plaetsen, « Les Arts incohérents. Les anarstistes précurseurs de l'art moderne et contemporain », Le Figaro Magazine,‎ , p. 62-65 (lire en ligne).
- Philippe Dagen, « 17 œuvres des Arts incohérents : un trésor redécouvert dans une malle », sur Le Monde.fr, Le Monde, (ISSN 1950-6244, consulté le ).
- Paris, 7 octobre 1894, p. 3 - sur Retronews.
- Album primo-avrilesque… : Alphonse Allais, Paris, Paul Ollendorff, le (jour oblige), Au format in-16° oblong (dit « à l’italienne »), de 24 x 16 cm), l'ouvrage comprend sept aplats monochromes de 14,5 x 7 cm chacun : noir, bleu, vert, jaune, rouge, gris, blanc, suivi de La Marche funèbre. (lire en ligne sur Gallica)
- Jules LĂ©vy, Les Hydropathes. Prose et vers, Paris, Delpeuch, 1928, texte en ligne.
- Segundo de Chomón, Une excursion incohérente, Paris, 1909 (consulté le 17/05/2013).
- « Les Arts incohérents, un mouvement « Incos » risible au XIXe siècle », sur Libération, .
- Isabelle Marinone, Émile Cohl, l'Incohérent, père du dessin animé.
- André Hellé qui dessinait alors sous son véritable nom, « André Lacôtre », d'après le site Les Amis d'André Hellé, en ligne.
- « Lanos », in: François Solo, Dico Solo - Plus de 5 000 dessinateurs de presse et 600 supports en France de Daumier à l'an 2000, Paris, AEDIS, 2004, p. 478.
- « Redécouverte des Arts incohérents. Quand la légende devient réalité. - Switch (on Paper) », (consulté le ).
- « Dix-neuf œuvres des Arts incohérents classées trésor national », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le ).
- Emmanuel Fansten et Guillaume Gendron, « Suspicions autour de deux chefs-d’œuvre : révélations sur la malle qui fait trembler le monde de l’art », sur Libération (consulté le ).
- « L'authenticité du premier monochrome, peint au XIXe siècle, est remise en question », sur Franceinfo, (consulté le ).
- Johann Naldi (sous la dir.), Arts incohérents. Découvertes et nouvelles perspectives., Paris, Lienart, (ISBN 978-2-35906-366-0)
- Michel Onfray, Les Anartistes. Le trésor retrouvé des "Arts incohérents", Paris, Albin Michel,
- Daniel Grojnowski, « De l'Art et du Cochon », Critique,‎ octobre 2022, n° 905, p. 876-878
- Isabelle Lortholary, « Les Arts incohérents, la malle au trésor », Point de vue,‎ , p. 46-49 (lire en ligne).
Voir aussi
Bibliographie
- Catherine Charpin, Les Arts incohérents (1882-1893), Syros-Alternatives, 1990.
- Daniel Grojnowski, Denys Riout, Les Arts incohérents et le rire dans les arts plastiques, éditions Corti, 2015.
- Daniel Grojnowski, « Une avant-garde sans avancée : Les “Arts incohérents”, 1882-1889 », Actes de la recherche en sciences sociales, Éditions du Seuil, vol. 40 « Sociologie de l’œil »,‎ , p. 73-86 (DOI 10.3406/arss.1981.2134, lire en ligne).
- Sophie Herszkowicz, Les Arts incohérents, Les Éditions de la Nuit, 2010, 60 p. (ISBN 978-2917431511).
- Johann Naldi (sous la direction de), Arts incohérents - Découvertes et nouvelles perspectives, Lienart éditions, 2022.
- Michel Onfray, Les anartistes : Le trésor retrouvé des "Arts incohérents", Albin Michel, 2022.
- « Redécouverte des Arts Incohérents. Quand la légende devient réalité. Conversation avec Denys Riout », entretien par Arnaud Labelle-Rojoux, Switch on paper, 17 décembre 2021.
Articles connexes
- Anti-art
- Eugène Bataille
- Les Hydropathes
- Des périodiques illustrés satiriques comme Le Courrier français, Le Rire, Le Sourire, L'Assiette au beurre…
- Trésor national (France)
Liens externes
- Catalogues des expositions des Arts incohérents : 1883, 1884 (Catalogue illustré de l'exposition des arts incohérents, Paris, E. Bernard et Cie), 1886, 1889
- Histoire des Arts incohérents.
- Site de Philippe Declerck comportant quelques œuvres incohérentes
- Philippe Dagen, « Dix-neuf œuvres des Arts incohérents classées trésor national », sur lemonde.fr, (consulté le )
- Matthieu Garrigou-Lagrange, « Arts incohérents : les artistes peuvent-ils être drôles ? » [audio], émission Sans oser le demander (durée : 58 min.), France Culture.fr, .