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Évangile de Judas

L'Évangile de Judas est un texte apocryphe (c’est-à-dire non reconnu par les Églises) du IIe siècle. Document du mouvement gnostique à l'intérieur du christianisme primitif, il apparut sur le marché, dans sa version en langue copte (IIIe siècle), dans les années 1970. En mauvais état et en partie démembré, ses pages 33 à 58 (du Codex Tchacos) sont aujourd'hui déposées à la Fondation Martin Bodmer à Genève.

De nos jours, un tiers environ du texte est connu.

Histoire

L'Évangile de Judas, apocryphe, a sans doute été composé dans la seconde moitié du IIe siècle : le combat de l'auteur, qui manifeste dans ce texte une visée polémique contre le clergé en constitution des communautés chrétiennes, est en effet impensable avant 140[1]. Il est attesté dans une version copte du IIIe siècle qui pourrait être la traduction d'un texte grec encore plus ancien. Irénée, évêque de Lyon, fait mention d'un Évangile de Judas à la fin du IIe siècle dans son ouvrage Contre les hérésies[2] : l’Évangile de Judas y est attribué à la secte gnostique des Caïnites.

L'Évangile de Judas est attesté par un manuscrit en papyrus de 26 pages écrit en sahidique (copte dialectal), datant du IIIe siècle ou du IVe siècle (entre 220 et 340 apr. J.-C.). Il fait partie d'un codex d'une soixantaine de feuillets (entre 62 et 66 suivant les sources) appelé « Codex Tchacos », contenant aussi deux autres textes apocryphes – l’Épître de Pierre à Philippe et la Première Apocalypse de Jacques – qui se trouvent également dans les manuscrits de Nag Hammadi. De nombreuses versions ont été données sur la découverte de ce codex : celle qui pourrait être vraisemblable rapporte qu'un paysan égyptien l'aurait exhumé vers 1978, lors de fouilles clandestines, dans un tell servant de tombe située dans le Djébel Qarara, à soixante kilomètres à l'ouest de la ville d'Al-Minya dans les sables du désert égyptien. Il se trouvait en apparence dans une boîte de pierre entreposée dans un sarcophage. Le paysan, ignorant de sa valeur, l'aurait vendu à un guide local qui le revend en 1979 à Hanna, un négociant en antiquités du Caire[3]. Le codex est volé puis retrouvé miraculeusement par ce dernier qui l'aurait fait sortir frauduleusement d'Égypte pour le faire expertiser à Genève le par plusieurs spécialistes dont Stephen Emmel (en) (élève du professeur James M. Robinson[4]) qui identifie la Lettre de Pierre à Philippe. Devant sa valeur, Hanna l'exporte aux États-Unis où il recherche des acheteurs éventuels. Il l'entrepose dans un coffre-fort de la Citibank de Long Island, près de New York[5].

Le manuscrit demeure dans le coffre-fort de la Citibank pendant plus de seize ans, ce qui contribue Ă  en dĂ©tĂ©riorer l'Ă©tat. Durant ce temps, il est proposĂ© Ă  la vente, mais aucune bibliothèque, et le gouvernement Ă©gyptien non plus, ne sont prĂŞts Ă  acquĂ©rir un manuscrit dont l'origine est discutable. Demandant plus de 3 millions de dollars, Hanna ne trouve pas d'acheteur, jusqu'Ă  ce que le manuscrit soit acquis le pour 300 000 dollars par Frieda Tchacos-Nussberger, antiquaire installĂ©e en Suisse. Elle le fait expertiser par des chercheurs de l'UniversitĂ© Yale, et ces derniers lui rĂ©vèlent que le codex, dĂ©jĂ  de grande valeur, contient l'Évangile de Judas. Elle le revend au collectionneur Bruce Ferrini pour 1,5 million de dollars, Ă  dĂ©faut d'avoir pu faire affaire avec l'UniversitĂ© Yale[6]. Ferrini n'ayant pas trouvĂ© un accord avec des mĂ©cènes industriels intĂ©ressĂ©s pour obtenir cette somme, Mario J. Roberty, l'avocat de Tchacos, parvient Ă  faire annuler la vente[7] et crĂ©e en 2001 la Fondation Maecenas (en) chargĂ©e de la rĂ©-authentification (dont la datation au carbone 14), de la restauration, de la traduction et de l’édition du papyrus (menĂ©e par l'archĂ©ologue et philologue Rodolphe Kasser), en partenariat financier avec la National Geographic Society[8].

L’Évangile de Judas a été publié en 2006 par la National Geographic Society et l'original exposé à Washington. Il était prévu que l'original devait être offert au gouvernement égyptien et déposé au Musée copte du Caire. Le codex cependant, toujours en cours de restauration et d'assemblage (des fragments ayant été volés avant l'achat), se trouve actuellement à Genève à la Fondation Martin Bodmer. En effet, selon Rodolphe Kasser, le codex contenait à l'origine 31 pages recto-verso ; cependant, lorsqu'il apparut sur le marché en 1999, seules 13 pages subsistaient[3].

Le lancement du texte intégral, à Pâques 2006, a été accompagné par des ouvrages grand public, traduisant le texte dans les langues contemporaines et racontant l'histoire de la découverte de l'œuvre[9].

Contenu

Paul Verhoeven, le rĂ©alisateur, rĂ©sume le texte en mettant l'accent sur la relation qui s'y rĂ©vèle entre JĂ©sus et Judas : « L'Évangile de Judas part du principe suivant : le seul disciple qui ait rĂ©ellement compris JĂ©sus Ă©tait Judas Iscariote, le traĂ®tre bien connu. […] Selon cet Ă©vangile, JĂ©sus dit Ă  Judas qu'il [Judas] a Ă©tĂ© choisi "pour offrir en sacrifice l'enveloppe humaine qui L'entoure [qui entoure JĂ©sus]". En d'autres mots, en trahissant JĂ©sus, Judas fait en sorte qu'il soit arrĂŞtĂ© et crucifiĂ©, ce qui Ă©tait prĂ©cisĂ©ment l'objectif de Dieu. […] Judas devient ainsi un pion dans le grand dessein de Dieu. Â»[10]

L'ouvrage, tel que publiĂ© en 2006, et complĂ©tĂ© par quelques lignes retrouvĂ©es en 2008, se prĂ©sente moins comme un texte narratif que comme un texte Ă  contenu « philosophique Â» ou gnostique. Il consiste essentiellement en une brève prĂ©sentation par JĂ©sus, Ă  Judas, d'une variante du gnosticisme sĂ©thien : engendrement, par le Grand Esprit invisible (la divinitĂ© vĂ©ritable et fondamentale), d'une sĂ©rie d'entitĂ©s divines, les Ă©ons : l'Auto-EngendrĂ©, BarbĂ©lo, Adamas, Seth, etc., jusqu’à la Chute provoquĂ©e par Sophia. On reconnaĂ®t les traditionnelles sources gnostiques : astrologie mazdĂ©enne, platonisme, pythagorisme… Le dĂ©miurge nĂ©gatif est nommĂ© ici Saklas. Le texte semble appeler les disciples de JĂ©sus Ă  se dĂ©fier des sacrifices humains, faits en son nom, au Dieu de cette « gĂ©nĂ©ration-ci Â». Selon P. Verhoeven, qui renvoie au Reading Judas de Karen L. King, ce serait l'idĂ©e du martyre chrĂ©tien qui serait ici prise pour cible et critiquĂ©e[11].

La phrase-clef qui permet d'identifier ce manuscrit Ă  « l'Évangile de Judas » dont parle IrĂ©nĂ©e de Lyon est cette citation attribuĂ©e Ă  JĂ©sus : « Tu sacrifieras l'homme qui me sert d'enveloppe charnelle. » Pour condamner cette « justification » de la « trahison Â» de Judas, IrĂ©nĂ©e de Lyon cite en effet cette mĂŞme phrase en l'attribuant Ă  l'Évangile de Judas, dans son ouvrage Contre la gnose au nom menteur, plus connu sous le nom de Contre les hĂ©rĂ©sies.

Interprétations

Très logiquement, s’agissant d’un texte gnostique, les premiers Ă©diteurs (ceux du National Geographic) y voient une dĂ©fense de Judas contre les autres apĂ´tres et de la Gnose contre les courants chrĂ©tiens dominants. Selon l'hypothèse Ă©mise par cette Ă©quipe Ă©ditoriale, et largement reprise par les mĂ©dias, le texte prĂ©senterait une interprĂ©tation originale de la trahison de JĂ©sus par Judas, un de ses apĂ´tres : Tu les surpasseras tous, car tu sacrifieras l’homme qui me sert d’enveloppe charnelle. En dĂ©nonçant JĂ©sus, il aurait Ă©tĂ© le seul de ses disciples Ă  avoir vraiment compris le message qu’il voulait vĂ©hiculer. Disciple bien-aimĂ© de JĂ©sus, il aurait eu la plus difficile des missions Ă  accomplir : le livrer aux Romains. En agissant ainsi, il aurait donc suivi une demande de ce dernier, qui lui permit de faire le sacrifice ultime pour la rĂ©demption du monde. Cette « justification Â» de Judas, dĂ©noncĂ©e dès son origine par IrĂ©nĂ©e de Lyon, serait donc bien d'origine gnostique.

La thèse de l'équipe éditoriale du National Geographic est cependant critiquée dans la communauté scientifique. À ce sujet, s'est tenu un congrès international à l'Université Rice de Houston du 13 au [12]. La majorité des participants à ce congrès, dont certains membres de l'équipe éditoriale du National Geographic, ont souligné que la figure de Judas n'avait rien de positif dans l'Évangile de Judas. Il y est plutôt présenté comme étant un être sous l'emprise de son destin et sous l'emprise des astres (45, 13). Il est qualifié de « treizième daimon » (44, 20), de « treizième » (46, 20) et il est celui qui gouvernera sur ceux qui le maudissent (46, 21-23). Ce gouvernement de Judas s'exercera par l'entremise de son étoile (ou de son astre) sur le treizième éon (55, 10-11). C'est cet aveuglement de Judas qui le poussera à commettre le sacrifice le plus vil qui soit : Sacrifier l'enveloppe charnelle de son maître et l'offrir au dieu Saklas.

L'équipe du National Geographic et les médias ont insisté sur le fait qu'il est dit à la fin de l'Évangile de Judas qu'il surpassera les autres. Or, le contexte immédiat indique que ceux que Judas surpassera ne sont pas ceux qui suivent Jésus, mais plutôt ceux qui présentent et offrent en son nom des sacrifices au dieu Saklas (56, 12-13). Il y a le livre d'April DeConick, professeur à l'Université Rice (The Thirteenth Apostle, 2007, 2e édition révisée ; traduction française utilisant les nouveaux éléments introduits dans la 2e édition révisée, ), ainsi que les articles de Louis Painchaud et d'André Gagné publiés dans la revue Laval théologique et philosophique.

Chez les anciens, on peut noter le jugement d'Épiphane de Salamine qui, dans son Panarion (1,31), affirme que cet évangile fait partie des écritures de la secte gnostique des Caïnites. Il réagit à l'apologie que cet écrit fait de Judas en s'appuyant sur le texte des évangiles canoniques, eux-mêmes fondés sur une lecture prophétique de l'Ancien Testament. Or certains gnostiques avaient précisément comme règle herméneutique de détacher le Nouveau Testament de ses racines juives. C'est peut-être le cas de l'Évangile de Judas : en justifiant Judas, ils mettent à mal tout ce que les chrétiens ont compris du drame de l'apôtre à partir de leur méditation des livres prophétiques et des Psaumes.

Notes et références

  1. Jean-Daniel Kaestli, Frédéric Amsler, Daniel Marguerat, Le Mystère apocryphe : Introduction à une littérature méconnue, Labor et Fides, , p. 68
  2. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Livre 1, chapitre 31, alinéa 1.
  3. Pierre Lassave, « Code, codex et autres affaires », Archives de sciences sociales des religions, no 144,‎ , p. 119.
  4. Robinson, qui ne pouvait proposer que 200 000 dollars pour acquĂ©rir le codex, rend compte dans son ouvrage Les secrets de l’Évangile de Judas des nombreuses zones d’ombre de la redĂ©couverte du manuscrit sur le marchĂ© gris en 1984 et de la captation privĂ©e de ce patrimoine.
  5. Herbert Krosney, L'Évangile perdu : La véritable histoire de l'Évangile de Judas, Flammarion, , p. 26-28.
  6. James M. Robinson, Les Secrets de Judas. Histoire de l'apĂ´tre incompris et de son Ă©vangile, Michel Lafon, , p. 171-178
  7. Ferrini restitue le papyrus mais en garde des fragments. Source : (en) Marvin W. Meyer, The Gospel of Judas, Wipf and Stock Publisher, , p. 16.
  8. (en) Paul Foster, The Apocryphal Gospels : A Very Short Introduction, Oxford University Press, , p. 120-121
  9. En français : Rodolphe Kasser, Marvin Meyer et Gregor Wurst, L'Évangile de Judas, Flammarion, , 223 p..
  10. Paul Verhoeven, JĂ©sus de Nazareth, traduit par A.-L. Vignaux, p. 36-37, 2015.
  11. P. Verhoeven, JĂ©sus de Nazareth, 2015, p. 38.
  12. Détails sur le congrès de Houston (13-16 mars 2008)

Voir aussi

Bibliographie

  • L'Évangile de Judas dĂ©cryptĂ©, Alban Massie, Éditions FidĂ©litĂ©, 2007, (ISBN 978-2873563585)
  • L'Imposture de l'Évangile de Judas : Contre-enquĂŞte, Daniel Hamiche, Éditions L'Homme nouveau, 2006, (ISBN 2-915988-06-4)
  • Les secrets de Judas. Histoire de l’apĂ´tre incompris et de son Ă©vangile, James M. Robinson, Michel Lafon, 2006, (ISBN 978-2749905495)
  • L’Évangile de Judas, Traduction intĂ©grale et commentaires des professeurs Rodolphe Kasser, Marvin Meyer, et Gregor Wurst, Éditions Flammarion, juin 2006, (ISBN 2-082105-80-6)
  • L'Évangile perdu, la vĂ©ritable histoire de l'Ă©vangile de Judas, Herbert Krosney (flammarion /j'ai lu), 2006, (ISBN 978-2-290-00222-3)
  • April D. DeConick, The Thirteenth Apostle, Continuum International Publishing Group, 2007; 2e Ă©dition rĂ©visĂ©e et complĂ©tĂ©e, [traduit en français par Gilles Firmin sous le titre Le treizième apĂ´tre aux Éditions de l'Ă©clat, (cette traduction utilise par avance les nouveaux Ă©lĂ©ments introduits par l'auteur dans son Ă©dition rĂ©visĂ©e et complĂ©tĂ©e de , plus des notes et commentaires complĂ©mentaires du traducteur)]
  • Serge Cazelais, « L’Évangile de Judas cinq ans après sa (re)dĂ©couverte. Mise Ă  jour et perspectives. », En marge du canon: Ă©tudes sur les Ă©crits apocryphes juifs et chrĂ©tiens, Ă©ditĂ© par A. GagnĂ© et J.-F. Racine. Paris: Édition du Cerf (coll. L’Écriture de la Bible, 2), 2012, p. 201-224. [lire en ligne].
  • AndrĂ© GagnĂ©, « A Critical Note on the Meaning of APOPHASIS in Gospel of Judas 33:1. » Laval thĂ©ologique et philosophique 63.2 (2007) 377-383.
  • Louis Painchaud, « Ă€ propos de la (re)dĂ©couverte de l’Évangile de Judas » dans Laval thĂ©ologique et philosophique, vol. 62, no 3, 2006, p. 553-568 [lire en ligne]
  • « L'Ă©vangile de Judas » dossier de la revue Religion et Histoire no 11 nov-dec 2006 p. 18 Ă  67 (collectif)

Articles connexes

Liens externes

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