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École de Chicago (sociologie)

L'École de Chicago est un courant de pensée sociologique américain apparu au début du XXe siècle dans le département de sociologie de l'université de Chicago.

Le campus de l'université de Chicago

Ce département, créé en 1892 par Albion Small, est souvent présenté comme le premier département de sociologie au sein d'une université aux États-Unis, alors qu'en réalité c'est celui de l'université du Kansas, créé en 1889[1].

Histoire

La première École de Chicago

La première école a commencé au début du XXe siècle, elle s'attache à étudier les relations inter-ethniques et la délinquance dans les grandes villes aux États-Unis. Celles-ci apparaissent alors comme une sorte de laboratoire social qui permet d'étudier les nombreuses transformations des milieux urbains. Chicago accueille de nombreux immigrants de l'étranger ainsi que du sud des États-Unis. Les représentants de cette première école sont notamment William I. Thomas, Robert E. Park et Ernest W. Burgess.

Les deuxième et troisième Écoles de Chicago

Après les années 1940[2], arrive une deuxième génération de chercheurs. Ils se consacrent plus à l'étude des institutions et des milieux professionnels. Bien que ces sociologues aient utilisé de nombreuses méthodes quantitatives et qualitatives, historiques et biographiques, ils sont reconnus pour avoir introduit, en sociologie, une nouvelle méthode d'investigation, largement inspirée des méthodes ethnologiques, qu'est l'« observation participante ». Celle-ci leur permet de comprendre le sens que les acteurs sociaux donnent aux situations qu'ils vivent. Les principaux représentants de cette troisième école sont notamment Erving Goffman, Howard Becker, Anselm Strauss et Eliot Freidson. Everett Hughes apparaît comme un maillon intermédiaire entre ces deux écoles.

La sociologie de l'École de Chicago a été fertile, elle a fortement contribué à l'étude des villes (sociologie urbaine, urbanisme, sociologie des migrations), à l'étude de la déviance (criminologie), à l'étude du travail (et des métiers) ainsi que de la culture et de l'art.

Sociologie urbaine

La ville de Chicago a connu une urbanisation extrêmement rapide qui s’opérait sur fond de déracinements multiples, d’extrême hétérogénéité sociale et culturelle, de déstabilisation permanente des activités, des statuts sociaux et des mentalités. Chicago devint aussi le lieu emblématique de la confrontation des origines et des cultures, ainsi que le symbole même de la délinquance et de la criminalité organisée. Pour les sociologues de son université, elle représentait un terrain d’observation privilégié ou, mieux encore, pour reprendre le mot de Robert E. Park, un véritable « laboratoire social ».

Travaux de Thomas et Znaniecki

W. I. Thomas et Florian Znaniecki ont fortement contribué à rejeter le réductionnisme biologique en montrant que le comportement des immigrants n’était pas lié à une question de race, c'est-à-dire une question physiologique, mais était directement lié aux problèmes sociaux intervenus dans leur vie quotidienne. Ils affirment ainsi que : « la variable réelle est l’individu, pas la race ». Leur objectif est de comprendre le comportement humain, ce qui se démarque complètement des travailleurs sociaux, appelés aussi « do-gooders », qui travaillaient alors sur ces questions à des fins moralistes.

En 1918, Thomas et Znaniecki publient The Polish peasant in Europe and America. Thomas décide de faire une étude sur l’immigration et l’intégration en suivant un groupe d’immigrants et en étudiant leur vie dans leur pays d’origine jusqu’à leur arrivée sur le sol américain. Il choisit de prendre le peuple polonais, à cause de la grande richesse de documents existants à leur propos. L’ouvrage est composé de quatre parties distinctes :

  • L’organisation du groupe primaire : Ă©tude de la famille polonaise traditionnelle avec ses habitudes sociales. Ils entendent par « organisation » l’ensemble des conventions, attitudes et valeurs collectives qui l’emportent sur les intĂ©rĂŞts individuels d’un groupe social ;
  • La dĂ©sorganisation et la rĂ©organisation en Pologne : l’individu n’est plus fondu au sein d’une famille Ă©largie : il prend de plus en plus d’importance pour lui-mĂŞme et la famille se rĂ©trĂ©cit, approchant ainsi le modèle de la famille moderne contemporaine, dĂ©clin de l’influence des règles sociales sur les individus, valorisation des pratiques individuelles. Il y a dĂ©sorganisation quand les attitudes individuelles ne peuvent trouver satisfaction dans les institutions, jugĂ©es pĂ©rimĂ©es, du groupe primaire. La dĂ©sorganisation sociale est la consĂ©quence d’un changement rapide (changements technologiques majeurs, catastrophes naturelles, crises Ă©conomiques ou politiques), d’une densification de la population urbaine ou d’une dĂ©sertification ;
  • L’organisation et la dĂ©sorganisation en AmĂ©rique : alors que le mariage reposait en Pologne, traditionnellement, avant la dĂ©sorganisation, sur le respect, le mariage repose dĂ©sormais sur l’amour aux États-Unis ;
  • L’histoire de vie d’un immigrant : Wladeck.

Selon Thomas et |Znaniecki, toutes les manifestations de la déviance ne sont pas toujours le signe d’une désorganisation sociale : il peut aussi s’agir de déviance individuelle. Ils distinguent la désorganisation individuelle et la désorganisation sociale. Selon Thomas, il n’y a pas de lien direct entre les deux. La pathologie individuelle n’est pas un indicateur de désorganisation sociale. S’il y a un processus de réorganisation sociale, un individu peut demeurer inadapté, en retrait de ce phénomène social collectif. C’est vrai surtout des individus de la seconde génération qui se trouvent touchés par la délinquance, l’alcoolisme, le vagabondage, et le crime. Si ce processus de réorganisation est difficilement suivi par l’individu, c’est parce qu’il exige de se défaire des liens anciens pour en inventer de nouveaux.

La réorganisation prend une forme mixte et passe par la constitution d’une société américano-polonaise, c'est-à-dire qui ne soit ni tout à fait polonaise, ni tout à fait américaine, mais qui constitue la promesse d’une assimilation des générations futures. C’est pourquoi il faut favoriser les formes sociales mixtes et provisoires, encourager les institutions qui nouent un lien de continuité avec le passé : associations, fêtes, scolarisation bilingue… Thomas insistait pour que les immigrants continuent de lire et parler dans leur langue pour favoriser la transition vers l’assimilation. Thomas considère que l’assimilation est à la fois souhaitable et inévitable. Elle requiert la construction d’une mémoire commune entre le natif et le migrant passant par l’apprentissage d’une nouvelle langue, d’une nouvelle culture et l'histoire à l’école publique. Il recommande aussi que les Américains se familiarisent avec les cultures des pays dont ils accueillent les ressortissants. Pour Thomas l’assimilation est surtout un processus psychologique. Il néglige l’aspect politique de la question et les conditions de vie économique de l’immigrant. L’assimilation sera accomplie quand l’immigrant portera le même intérêt aux mêmes objets que l’Américain d’origine. On retrouve beaucoup la notion de désorganisation dans le patrimoine de l’École de Chicago. C’est un concept majeur dans l’étude de la grande ville américaine et qui implique de nombreux changements sociaux. On le retrouve notamment chez : Nels Anderson (1923) sur les travailleurs saisonniers, Frederic Thrasher (1927) sur les gangs, Harvey Zorbaugh (1929), Paul G. Cressey (1929) sur les dancings publics, Ruth Cavan (1928) sur le suicide, Ernest Mowrer (1927) sur la désorganisation de la famille, Louis Wirth (1926) sur le ghetto et Walter Reckless (1925).

Travaux de Park

En 1921, en décrivant le processus de désorganisation - réorganisation qui jalonne les interactions entre les groupes sociaux autochtones et immigrants, Robert E. Park distingue quatre étapes, chacune représentant un progrès par rapport à la précédente :

  • La rivalitĂ© est la forme d’interaction la plus Ă©lĂ©mentaire, elle est universelle et fondamentale. Elle se caractĂ©rise par l’absence de contact social entre les individus. Cette Ă©tape va entraĂ®ner une nouvelle division du travail et rĂ©duire les relations sociales Ă  une coexistence basĂ©e sur les rapports Ă©conomiques.
  • La deuxième Ă©tape est le conflit, qui est selon Park inĂ©vitable lorsqu’on met en prĂ©sence des populations diffĂ©rentes. Le conflit manifeste une prise de conscience, par les individus, de la rivalitĂ© Ă  laquelle ils sont soumis. « D’une façon gĂ©nĂ©rale, on peut dire que la rivalitĂ© dĂ©termine la position d’un individu dans la communautĂ© ; le conflit lui assigne une place dans la sociĂ©tĂ©. »
  • La troisième Ă©tape est l’adaptation, Park la dĂ©finit comme pouvant « ĂŞtre considĂ©rĂ©e telle une conversion religieuse, comme une sorte de mutation ». L’adaptation est un phĂ©nomène social, qui concerne la culture en gĂ©nĂ©ral, les habitudes sociales et la technique, vĂ©hiculĂ©es par un groupe. Pendant cette phase, il y a coexistence entre des groupes qui demeurent des rivaux potentiels mais qui acceptent leurs diffĂ©rences.
  • L’étape ultime après l’adaptation est selon Park l’assimilation, au cours de laquelle les diffĂ©rences entre les groupes se sont estompĂ©es et leurs valeurs respectives mĂ©langĂ©es. L’assimilation est un phĂ©nomène de groupe, dans lequel les organisations de dĂ©fense de la culture immigrĂ©e par exemple, ou les journaux en langues Ă©trangères vont jouer un rĂ´le dĂ©terminant.

Park rejette l’hypothèse communément admise à l’époque selon laquelle l’unité nationale exige une homogénéité raciale. Tout comme Thomas, il donne une grande place à l’école dans les étapes menant à l’assimilation (p. 41). Young, qui s’intéresse à l’intégration des Molokans, (paysans russes faisant partie d’une secte religieuse persécutés par le Tsar) voit 3 phases menant à des hybrides culturels. Il montre ainsi que le sacré s’institutionnalise et qu’il devient profane au fur et à mesure que la vie communautaire se désintègre et que commence le processus d’assimilation culturelle.

Débats sur la ségrégation et les conditions de l'assimilation

Dans son ensemble, l’École de Chicago a développé une vision optimiste de l’immigration, sous la forme du concept de l’homme marginal, qui devient un hybride culturel, partageant intimement deux cultures distinctes, mais pleinement accepté dans aucune et marginalisé par les deux. Le métissage est, pour les chercheurs de Chicago, un enrichissement. Pourtant, quelques chercheurs noirs, faisant partie de la commission mixte chargée d’étudier les causes des émeutes de juillet et d' ayant fait 38 morts, font figure d’exceptions.

  • Johnson reprend le cycle des relations ethniques de Park pour dĂ©crire les relations entre la population noire et blanche de Chicago. Il s’aligne sur les recommandations de Park concernant l’école mais amène des nuances. Il affirme ainsi que les enfants noirs ont des performances plus mauvaises que les enfants blancs Ă  l’école du fait de leur environnement : parents illettrĂ©s, familles instables, mal logĂ©es, sans emploi. Il insiste surtout sur l’absence totale de loisirs. Il dĂ©montre aussi que les noirs amĂ©ricains souffraient encore d’une sĂ©grĂ©gation informelle (ils Ă©taient accusĂ©s de commencer les grèves dans les usines par exemple).
  • Brown, s’inspirant lui aussi des Ă©tapes de Park, remet en cause que le conflit ne soit qu’une Ă©tape menant Ă  l’assimilation. Pour lui l’assimilation n’est jamais totalement possible entre la population noire et blanche car la culture noire est perçue comme infĂ©rieure Ă  la culture blanche.
  • Frazier se dĂ©marque Ă  son tour des sociologues de Chicago, notamment en ne rejetant pas tout Ă  fait le rĂ©ductionnisme biologique. Il distingue ainsi une institution blanche et une institution noire. De plus il considère que le fait d’être noir reprĂ©sente une identitĂ© Ă  part entière : « les noirs amĂ©ricains pensent d’abord Ă  eux-mĂŞmes comme noirs et seulement ensuite comme amĂ©ricain. » S’il reconnaĂ®t le bien-fondĂ© de l’importance de l’homme marginal en tant qu'hybride culturel, Frazier introduit en revanche la distinction entre l’assimilation culturelle et l’assimilation sociale. Ainsi, selon lui, la culture noire amĂ©ricaine ne diffère peut-ĂŞtre pas beaucoup de la culture blanche mais de nombreuses barrières sociales Ă  l’assimilation demeurent : interdiction des mariages interraciaux, pas de droit de vote… Ainsi, l’assimilation totale ne peut donc pas ĂŞtre atteinte puisqu’ils n’ont pas les mĂŞmes droits politiques et sociaux. Leur assimilation passera donc par leur lutte contre la discrimination raciale et pour l’égalitĂ© de leurs droits.

Criminalité et écologie urbaine

La sociologie de Chicago est célèbre pour ses études sur la criminalité, la déviance et la délinquance juvénile, qui sont des questions liées étroitement aux notions et concepts précédents. Elles constituent à elles seules un champ d'études.

La criminalité

L'école de Chicago a fortement contribué aux études de la criminalité en abordant le lien entre villes et délinquance. L'extension urbaine de Chicago en zone concentrique a mis en évidence des zones en transition dans lesquelles la délinquance est plus importante, selon Clifford Shaw. Il va contribuer au Chicago Area Project, l'une des premières expériences de sociologie appliquée qui s'attaque à la désorganisation sociale par l'amélioration de la vie sociale du quartier. Le sociologue Saul Alinsky participera au Chicago Area Project, avant de fonder le community organizing comme réponse à la désorganisation sociale.

Selon les estimations de Frederic Thrasher (en), les gangs de Chicago en 1927 reprĂ©senteraient 25 000 adolescents et jeunes hommes. Cette population se regroupe dans la zone interstitielle, c'est-Ă -dire la zone comprise entre le centre ville (the loop) avec tous ses bureaux et commerces et la zone rĂ©sidentielle des classes moyennes puis aisĂ©es. Il affirme ainsi que les gangs occupent « la ceinture de pauvretĂ© », lĂ  oĂą l’habitat est dĂ©tĂ©riorĂ©, oĂą la population change sans cesse ; ou tout est dĂ©sorganisĂ©. Le gang est alors une rĂ©ponse Ă  la dĂ©sorganisation sociale. La crĂ©ation des gangs se fait par la crĂ©ation de clubs regroupant des jeunes hommes qui vont ensuite devenir des dĂ©linquants et occuper une partie du territoire qu’ils vont s’approprier. Ces groupes sont très instables : leurs leaders changent, de nouveaux groupes apparaissent et disparaissent. Il y a plusieurs types de gangs : un gang peut chercher Ă  se faire reconnaĂ®tre une existence lĂ©gitime au sein de la communautĂ©, Ă  la manière d’un club, ou au contraire de former une sociĂ©tĂ© secrète. Enfin, Thrasher insiste sur une autre caractĂ©ristique du gang. Il est selon lui la manifestation de conflits culturels entre les communautĂ©s d’immigrants entre elles d’une part, et entre les valeurs d’une sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine peu attentive Ă  leurs problèmes et qui leur reste Ă©trangère, d’autre part. Traiter le problème de la criminalitĂ© consistera donc Ă  construire, dans un monde moral et Ă©conomique, un avenir et une motivation au dĂ©linquant, Ă  stimuler son imagination d’adolescent et Ă  faire naĂ®tre chez lui des ambitions.

En 1924, la guerre des gangs fait rage à Chicago et l’Illinois Association for Criminal Justice décide de lancer une vaste enquête sur la criminalité. John Landesco publie un rapport en 1929, Organized crime in Chicago, dans lequel il veut démontrer qu’il existe un lien entre le crime et l’organisation sociale de la ville. Selon lui, « de la même manière que le bon citoyen, le gangster est un produit de son environnement. Le bon citoyen a été élevé dans une atmosphère de respect et d’obéissance à la loi. Le gangster a fréquenté un quartier où la loi est au contraire enfreinte constamment ».

La délinquance juvénile

Dans The Jack roller : a delinquent boy’s own story, Clifford Shaw étudie la situation d’un jeune délinquant qu’il suit depuis qu’il a 16 ans. L’histoire de vie est un nouveau dispositif de recherche dans le domaine de la criminologie. Shaw insiste pour que les histoires de vie soient vérifiées, croisées avec d’autres données, familiales, historiques, médicales, psychologiques, scolaires bien que « la validité et la valeur d’un document personnel ne dépende pas de son objectivité ou de sa véracité », ce qui importe n’est pas la description objective mais précisément les attitudes personnelles. Il faut entrer dans le monde social du délinquant. C’est pourquoi le récit doit être à la 1re personne, ne soit pas « traduit » par le langage du chercheur pour garder l’« objectivité » du récit.

Dans la discussion de l’ouvrage, Ernest Burgess explique en quoi le cas lui apparaît typique et représentatif :

  • Ă©levĂ© dans un quartier Ă  risque, dĂ©linquance importante (1926, 85 % des jeunes arrĂŞtĂ©s par la police viennent de ces quartiers) ;
  • vient d’une « famille brisĂ©e » comme 36 % des jeunes dĂ©linquants ;
  • sa « carrière » de dĂ©linquant commence avant mĂŞme qu’il aille Ă  l’école ;
  • toutes les institutions « de redressement » ont Ă©chouĂ© (idem dans 70 % des cas) ;
  • finit par traĂ®ner comme fugueur dans le quartier mal frĂ©quentĂ© de Chicago.

Shaw et Mac Kay écrivent Juvenile Delinquency and Urban Areas en 1942 où ils proposent d’établir une « écologie de la délinquance et du crime » : ils étendent la recherche à d’autres grandes villes (Philadelphie, Boston, Cleveland, Cincinnati, Richmond). Ils montrent que le développement des villes américaines s’est manifesté par la création de zones d’habitat très différenciées. La criminalité est associée à la structure physique de la ville : le taux de délinquance est élevé partout où l’ordre social est désorganisé. Le fait d’habiter certaines parties de la ville est un indicateur ou pronostic de délinquance. Ils affirment en outre qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre un fort taux d’immigrés et un fort taux de criminalité : « les délinquants ne le sont pas parce qu’ils sont fils d’immigrés ou parce qu’ils sont noirs, mais pour d’autres raisons qui tiennent à la situation dans laquelle ils vivent ». Pour comprendre et analyser les phénomènes de délinquance et de criminalité, ils recommandent de prendre en compte 3 types de facteurs : le statut économique, la mobilité de la population et l’hétérogénéité de sa composition, qui se manifeste par une forte proportion d’immigrants. La pauvreté, une forte hétérogénéité et une forte mobilité de la population entraînent l’inefficacité des structures communautaires, ce qui entraîne un affaiblissement du contrôle social, favorisant l’apparition de la criminalité.

La sociologie qualitative

Morris Janowitz, dans son ouvrage consacré à l’œuvre de Thomas, affirme que « s’il a existé une école de Chicago, elle a été caractérisée par une approche empirique qui se propose d’étudier la société dans son ensemble ». Cette conception de la recherche va évidemment induire des techniques particulières sur le terrain, qui seront regroupées sous l’expression de « sociologie qualitative ». Il faut, en premier lieu, préciser qu’il y a eu peu de réflexions méthodologiques dans la plupart des monographies de l’École de Chicago. C’est surtout Park, qui a été journaliste de 1891 à 1898 qui a introduit l’idée de pouvoir utiliser les méthodes de l’ethnographie pour l’étude des rapports sociaux urbains.

L’utilisation des documents personnels

La première utilisation de documents personnels dans une étude sociologique fut celle de Thomas et Znaniecki, dans Le paysan polonais. Sur le plan méthodologique, il y a rupture avec les traditions antérieures : on passe pour la première fois de façon « officielle » de la sociologie en bibliothèque à la recherche sur le terrain. Ce n’est pas un hasard si cet ouvrage ouvre l’époque de ce que l’on désigne l’École de Chicago. Pour Blumer (1939), chargé par le Social Science Research Council de faire un compte rendu critique de l’ouvrage, cette recherche n’est pas une simple monographie de la société paysanne polonaise, mais un manifeste scientifique à quatre visées :

  • construire une approche adaptĂ©e Ă  la vie sociale complexe moderne,
  • adopter une dĂ©marche compatible avec le changement et l’interaction,
  • distinguer facteurs subjectifs et leurs interactions avec les facteurs objectifs,
  • disposer d’un cadre thĂ©orique pour Ă©tudier la vie sociale.

C’est dans ces divers objectifs que cette étude inaugure l’utilisation de nouveaux matériaux : les autobiographies, les courriers personnels, les journaux intimes, les récits ou histoires de vie, les témoignages.

Appliquant un des principes de l’interactionnisme, Thomas et Znaniecki introduisent une innovation majeure en intégrant dans leur travail la subjectivité des acteurs sociaux étudiés, sans pour autant renoncer au caractère scientifique de la sociologie visant à distinguer et à construire théoriquement des types sociaux. Thomas veut adopter une approche distanciée, régie par la raison et non par l'émotion, scientifique au sens d'« objective » des phénomènes sociaux qu’il étudie. Il utilise des lettres et des histoires de vie dans le but d’« objectiver » les conditions de vie et les attitudes des personnes observées, en les étudiant en fonction de la « définition de la situation » auxquelles elles correspondent. Il s'intéresse par exemple au comportement jugé incompréhensible des polonais aux États-Unis : tantôt ils acceptent passivement l’autorité, tantôt ils considèrent que la liberté offerte par les États-Unis doit être sans limite. Pour comprendre ces comportements au premier abord incompréhensibles, il faut pouvoir connaître la signification subjective que les personnes apportent à la situation. Ainsi le changement social sera compris comme le résultat d’une interaction permanente entre la conscience individuelle et la réalité sociale objective.

C’est un aspect mal connu de l’École de Chicago que d’avoir été une sociologie fondée sur des sources documentaires[3]. Park constitue un véritable fonds documentaire sur la ville. Ce fond constitue une véritable banque de données élaborée, augmentée, mise à jour qui sera utilisée par tous les étudiants voulant travailler sur la ville.

Le recours aux lettres constitue une autre innovation mĂ©thodologique forte. Une annonce sera en effet passĂ©e dans les journaux polonais publiĂ©s en AmĂ©rique afin de pouvoir collecter puis Ă©tudier des courriers reçus de Pologne (payĂ©s 10 cents). Beaucoup seront publiĂ©s, après avoir Ă©tĂ© regroupĂ©s en 50 thèmes diffĂ©rents. Chaque thème sera prĂ©sentĂ© par une introduction thĂ©orique suivie de commentaires dissĂ©minĂ©s dans les notes.

S'agissant de l’histoire de vie, il s'agit d'une technique qui permet de s'introduire et de saisir de l’intérieur le monde des acteurs sociaux. Wladeck Wisniewski (recruté par annonce), considéré comme représentatif de l’immigré polonais d’origine paysanne, écrit son autobiographie dont la véracité fut vérifiée grâce aux lettres échangées avec sa famille restée en Pologne.

La plupart des recherches de l’École de Chicago consisteront en une combinaison de l’utilisation de documents personnels avec d’autres méthodes de recueil des données, issues par exemple de sources documentaires plus classiques au regard de l’histoire et du journalisme d’enquête (quotidiens, archives des églises, des institutions du travail social, minutes des procès, , etc.).

L’innovation de Thomas et Znaniecki, en matière méthodologique, s’arrête là : pas d’utilisation d’interviews ou d’observations. En accord avec sa conception « naturaliste » de la sociologie, Thomas considérait que l’interview était une manipulation de l’interrogé par l’enquêteur. Cependant, il acceptait de recueillir les témoignages d’informateurs comme les travailleurs sociaux.

Sutherland et le voleur professionnel

Il utilise le principe de l’interactionnisme, c'est-à-dire qu’on comprend ce que font les individus en accédant de l’intérieur à leur monde particulier et il s’agit d’abord de décrire les mondes particuliers des individus dont on veut comprendre les pratiques.

Sutherland semble avoir eu l’intuition de l’usage que l’on peut faire de la réflexivité dans l’analyse sociologique. Sutherland, en faisant décrire son enquêté transforme son informateur en assistant de recherche. Par la description qu’il fait de son monde, il devient un ethnographe réflexif du monde dans lequel il vit. On a devant nous pas seulement le sujet empirique tel qu’il se présente au lecteur mais aussi le sujet analytique, c'est-à-dire celui qui nous montre comment il analyse sa vie quotidienne afin de lui donner sens et afin de pouvoir prendre des décisions en fonction du contexte.

Parce qu’il s’agit d’un témoignage, Sutherland est conscient du danger scientifique s'il veut fonder sa recherche sur ce seul matériau, donc il soumet le manuscrit à 4 voleurs professionnels et 2 anciens détectives. Étudiant des voleurs, il ne peut donc évidemment pas participer à leurs actions. Vu que les thèmes majeurs de l’École de Chicago sont l’immigration et la délinquance, l’observation participante peut parfois être difficile à faire.

Shaw et The Jack-Roller

Dans la préface de The Jack-Roller, Burgess compare la fonction de l’histoire de vie dans l’étude de la personnalité des individus avec celle du microscope dans les sciences naturelles. Les 2 techniques permettent de ne pas s’en tenir à la surface des phénomènes et de pénétrer leur réalité cachée. « Comme un microscope, l’histoire de vie permet d’étudier en détail l’interaction entre les processus mentaux et les relations sociales ».

Conscient des problèmes de l’histoire de vie, il faut tester leur véracité par d’autres sources complémentaires. Burgess dit en effet qu’il se méfie de cette méthode tant qu’elle n’a pas été l’objet de minutieuses vérifications, notamment sur le plan de la représentativité des données recueillies.

Le mythe de l’observation participante

Quand on fait référence à l’École de Chicago, on pense tout de suite à son innovation méthodologique qui s’approche le plus de la sociologie qualitative : l’observation participante. Il n’est pas étonnant qu’on retrouve chez les sociologues de Chicago la posture méthodologique d’obédience interactionniste qui prend en effet toujours appui sur diverses formes d’observation participante[3]. Patricia et Peter Adler distinguent 3 grandes catégories de positions de recherche sur le terrain[4] :

  • rĂ´le « pĂ©riphĂ©rique » : le chercheur est en contact Ă©troit et prolongĂ© avec les membres du groupe mais ne participe pas ; soit en raison de croyances Ă©pistĂ©mologiques, soit parce que moralement il s’interdit de participer Ă  des actions dĂ©linquantes par exemple, ou parce que ses propres caractĂ©ristiques dĂ©mographiques ou socioculturelles l’empĂŞchent de participer Ă  certaines activitĂ©s.
  • rĂ´le « actif » : le chercheur prend un rĂ´le plus central dans l’activitĂ© Ă©tudiĂ©e. Il s'engage dans une participation active, prend des responsabilitĂ©s, se conduit avec les membres du groupe comme un collègue.
  • rĂ´le de membre complètement « immergĂ© » : le chercheur a le mĂŞme statut, partage les mĂŞmes vues et les mĂŞmes sentiments, poursuit les mĂŞmes buts, et fait donc l’expĂ©rience des mĂŞmes Ă©motions.

Il est abusif d’employer le terme d’observation participante pour le simple fait d’aller sur le terrain. Park insistait pour que le scientifique observe mais ne participe pas, il recommandait une attitude détachée. Cette position peut paraître surprenante si on considère que l’École de Chicago a été le modèle théorique et méthodologique de l’observation participante. Park réagissait ainsi en réaction au courant dominant précédant dans la sociologie naissante d’alors : l’enquête sociale. Selon Park, il fallait que la sociologie se professionnalise en se détachant de l’attitude dominante des « do-gooders ».

Selon Lee Harvey, sur les 42 thèses soutenues en sociologie à Chicago (1915-1950), deux seulement (après 1940) ont employé l’observation participante « complète » (rôle à temps plein dans la communauté étudiée), six ont impliqué le chercheur dans un temps partiel, les autres (2/3) n’ont pas utilisé la moindre technique d’observation.

En fait, les sociologues de l'École de Chicago n'auraient réalisé que peu d’enquête directement sur le terrain mais se seraient surtout appuyé sur des matériaux biographiques (récits d’individus). Il est sans doute souhaitable de rectifier le mythe selon lequel l’École de Chicago serait le modèle de l’observation participante malgré son caractère novateur incontestable sur le plan méthodologique. L'École de Chicago serait plutôt le berceau d’une variété d’approches empiriques, en particulier dans la sociologie urbaine pratique. Elle inaugure l’enquête directe auprès d’individus (différence avec l’ère spéculative de la sociologie du XIXe).

  • Frederic Thrasher : dans son enquĂŞte auprès de gangs, il a rĂ©coltĂ© des donnĂ©es qualitatives (enquĂŞte auprès des journalistes, policiers, barmen, hommes politiques locaux, etc.), mais cela ne peut pas ĂŞtre considĂ©rĂ© comme une observation de première main, il n’a pas participĂ© Ă  la vie de la communautĂ©.
  • L’étude des sans-abri, par Nels Anderson (1923), implique une forme d’observation participante : il occupe une chambre dans un petit hĂ´tel ouvrier du quartier des hobos. Il n’y allait que le week-end. Sinon, il Ă©tait bohème, dormait dehors et se dĂ©plaçait de la mĂŞme façon… Pendant 15 ans, il a eu une vie de hobos. Il reçoit une aide privĂ©e pour Ă©tudier les « SDF », pas dĂ©paysĂ© par le quartier dans lequel il mène sa recherche. FamiliaritĂ©. Il procède Ă©galement Ă  un travail classique de documentation qui lui permet de se pencher sur son passĂ©. Interviews informelles. Il n’a pas pris le rĂ´le d’un hobo, son père Ă©tait un hobo et lui-mĂŞme l'a Ă©tĂ© pendant très peu de temps durant sa jeunesse. Mais c’est aussi sa rencontre avec des hobos dans une institution de travail social dans laquelle il travaillait qui l’a poussĂ© Ă  cette recherche.

Une méthodologie multiple

Dans chaque étude, plusieurs méthodes sont employées. Les entretiens non structurés et les récits de vie dominent mais on trouve aussi des observations et des documents personnels. Par exemple, Harvey Warren Zorbaugh utilise des plans, des cartes de ville, des données de recensement, des documents historiques, des rapports municipaux, travail social. Il réalise des interviews d'individus divers, par des contacts informels avec des journalistes, des avocats, des infirmières… Sur le terrain, il procède par bloc d’habitations, relève le prix des meublés, loyers, fait du porte-à-porte… Sa méthode s'apparente à une ethnologie sociologique complète.

Les techniques d’interview ne sont pas encore bien différenciées, elles ne font pas l'objet de réflexions méthodologiques élaborées. L’idée d’un rôle spécifique de l’intervieweur, de la nécessité d’une formation n’apparaît pas encore. La distinction méthodologique entre la simple conversation et la passation d’un questionnaire n’est pas encore bien établie. Anderson ne fait pas des interviews mais il a des conversations informelles. Il s’interroge sur la technique qui permettra d’engager la conversation avec un inconnu, remarque que quand on s’assoit à côté de quelqu'un et que l’on pense à voix haute la conversation s’engage bien.

Il faut attendre pratiquement la fin des années 1950 pour voir apparaître, à l’instar de la sociologie quantitative qui a très vite produit des réflexions méthodologiques sophistiquées, des débats sur les méthodologies de type qualitatif en usage dans la sociologie. La suprématie de l’École de Chicago prit fin avec la rébellion de 1935 au sein de la Société américaine de Sociologie où il y eut une utilisation grandissante des techniques de recherche quantitative.

Ces techniques de quantification étaient déjà présentes à Chicago. James Field y enseignait les statistiques dès 1908 (dans le département d’économie politique et Small encourageait les étudiants à y aller). En 1927, Field meurt et est remplacé par W. Ogburn qui quitte son poste de Columbia. Ogburn était favorable aux histoires de vie mais pour lui elles étaient utiles pour constituer des hypothèses qu’il s’agissait de tester statistiquement. Burgess suit son cours en 1928.

La tendance majoritaire dans la sociologie de Chicago demeurait certes les études qualitatives de terrain et les études de cas mais les statistiques ne faisaient pas seulement l’objet d’un enseignement, elles étaient mises en œuvre dans des enquêtes sur l’abstention aux élections par exemple ou dans les recensements. Burgess, par exemple, emploie des statistiques simples. En 1927 il rapproche les statistiques et les études de cas : « Les méthodes des statistiques et de l’étude de cas n’entrent pas en conflit entre elles ; elles sont en fait complémentaires. Les comparaisons statistiques et les corrélations peuvent souvent suggérer des pistes pour la recherche faite à l’aide de l’étude de cas, et les matériaux documentaires, en mettant au jour des processus sociaux, mettront inévitablement sur la voie d’indicateurs statistiques plus adéquats. Cependant, si l’on veut que la statistique et l’étude de cas apportent chacune leur pleine contribution en tant qu’outils de recherche sociologique, il faut leur garantir une égale reconnaissance et fournir l’occasion à chacune des 2 méthodes de perfectionner sa technique propre. Par ailleurs, l’interaction des 2 méthodes sera incontestablement féconde ».

Conclusion

Thomas et Znaniecki (Le paysan polonais…) et Samuel Stouffer (The American Soldier, 1949) sont très représentatifs des deux grandes tendances de la sociologie américaine du début du XXe siècle et en marquent chacun une étape : l’un inaugure une série de recherches qualitatives et de publications qui constituent le patrimoine de l’École de Chicago ; l’autre marque la fin de la période précédente et représente le tournant quantitativiste de la sociologie américaine. Stouffer représente un tournant dans l’histoire de la sociologie dans la mesure où elle est la première tentative de modélisation mathématique de la vie sociale.

À partir de 1940, la sociologie américaine connaîtra un développement considérable des techniques quantitatives sous l’impulsion des contrats d’études financés par l’armée américaine. Les chefs de file de l’université Columbia (dont Robert Merton et Paul Lazarsfeld, directeur des enquêtes) ont renforcé leur prestige et leur pouvoir, exerçant ainsi progressivement un « impérialisme » théorique et méthodologique. Ainsi l’école fonctionnaliste, fortement implantée à Columbia et Harvard commença à exercer sa domination (voire sa censure comme y fait allusion H. Becker en 1986).

Cette montée en puissance de la sociologie quantitative coïncida avec l’extinction de la deuxième génération de chercheurs à Chicago : Burgess prend sa retraite en 1951, Wirth meurt en 1952 et Blumer part en 1952 à Berkeley.

Notes et références

  1. Jean-Michel Chapoulie, La Tradition sociologique de Chicago, Seuil, , 552 p., p. 37.
    « Contrairement à une légende tenace, le premier département comportant le terme « sociologie » dans son intitulé n'est pas celui de l'Université de Chicago, mais celui de l'Université du Kansas, à Lawrence, dont l'appellation initiale, en 1889, fut History and Sociology. »
  2. Alain Coulon, L’École de Chicago, Paris, Presses Universitaires de France, , 128 p. (ISBN 9782130531319), pp.119-122
  3. Alain Coulon, L’École de Chicago, Presses universitaires de France, (ISBN 2-13-044324-9 et 978-2-13-044324-7, OCLC 25169539, lire en ligne)
  4. Adler, Patricia A., Membership roles in field research, Sage Publications, (ISBN 0-8039-2578-6, 978-0-8039-2578-6 et 0-8039-2760-6, OCLC 18743182, lire en ligne)

Bibliographie

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  • Ulf Hannerz, Explorer la ville, Éditions de Minuit, Paris, 1983
  • Alain Coulon, L'Ă©cole de Chicago, PUF (collection Que sais-je ?), Paris, 1992
  • Jean-Michel Chapoulie, « L'Ă©trange carrière de la notion de classe sociale dans la tradition de Chicago en sociologie », in Archives europĂ©ennes de sociologie, , vol. 41, no 1, p. 53–70
  • Jean-Michel Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago, Seuil, Paris, 2001
  • Jean-Michel Chapoulie, « La tradition de Chicago et l'Ă©tude des relations entre les races » in Revue europĂ©enne des migrations internationales, 2002, vol. 18, no 3, p. 9–24
  • Suzie Guth, Chicago 1920 - aux origines de la sociologie qualitative, TĂ©traèdre, Paris, 2004
  • Jean Peneff, Le goĂ»t de l'observation, Éditions La dĂ©couverte, Paris, 2009. (ISBN 978-2-7071-5663-1)

Articles connexes

Sociologues de l'École de Chicago

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