Tithon (poĂšme)
Tithon (Tithonus en anglais) est l'Ćuvre du poĂšte victorien Alfred Lord Tennyson, d'abord Ă©crit en 1833 sous le nom de Tithon et achevĂ© en 1859. Il apparait pour la premiĂšre fois dans l'Ă©dition de fĂ©vrier 1860 du Cornhill Magazine de Thackeray avec son appellation dĂ©finitive Tithonus.
Tithon | |
Ćuvre de Francesco Solimena (1704), Ăos, dĂ©esse de lâaurore, dit adieu Ă son amant Tithon et sâenvole pour illuminer lâobscuritĂ© de la nuit. | |
Auteur | Alfred Tennyson |
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Pays | Royaume-Uni |
Genre | Monologue dramatique |
Version originale | |
Langue | Anglais |
Titre | Tithonus |
Ăditeur | Cornhill Magazine, fondĂ© et dirigĂ© par William Makepeace Thackeray |
Date de parution | février 1860 |
Le poĂšme est un monologue dramatique dans lequel Tithon, prince troyen, frĂšre de Priam et pĂšre de Memnon, sâadresse Ă son amante Ăos, dĂ©esse de lâaurore, qui lâa rendu immortel tout en oubliant de lui garantir une jeunesse Ă©ternelle. Sans Ăąge, Tithon, las de son inĂ©luctable vieillesse, aspire Ă la mort.
Comme l'a soulignĂ© Tennyson, le rĂ©cit poĂ©tique fait Ă bien des Ă©gards pendant Ă Ulysse qui prĂ©sente des vues opposĂ©es sur la conception du trĂ©pas. Il n'est pas non plus sans rappeler, quoique indirectement, le deuil d'Arthur Hallam que Tennyson porte jusqu'Ă son dernier souffle et qui s'exprime dans ses derniĂšres comme dans ses premiĂšres Ćuvres.
Dans lâensemble, Tithon se prĂ©sente comme un mĂ©lodrame narratif au mĂȘme titre que Maud (1855), (1860), Enoch Arden (1864), Queen Mary (1875), Ballades et autres poĂšmes (1880), Tiresias (1885), Demeter (1889) et la Mort d'Ćnone (1892) ; de plus, comme les trois derniĂšres Ćuvres mentionnĂ©es ci-dessus, il ressortit Ă la veine mythologique du poĂšte.
Vue d'ensemble
Dans la mythologie grecque, Tithon est un Troyen de naissance, fils du roi Laomedon et dâune nymphe des eaux nommĂ©e Strymo (sĂ©vĂšre). Ăos[N 1], dĂ©esse grecque de l'aurore, a enlevĂ© GanymĂšde et Tithon de la maison royale de Troie pour en faire ses amants. Ă son tour, Zeus lui vole GanymĂšde pour qu'il devienne son Ă©chanson ; Ăos exige en Ă©change que Tithon soit promu Ă l'immortalitĂ©. Zeus lui accorde cette faveur, et c'est elle qui, en son nom, lui en confĂšre le privilĂšge, mais elle oublie d'y associer lâĂ©ternitĂ© de la jeunesse. De ce fait, Tithon est condamnĂ© Ă une vie sans fin, mais aussi Ă une vieillesse Ă jamais aggravĂ©e. AbimĂ© et flĂ©tri, il est dĂ©sormais l'ombre de lui-mĂȘme et, au-delĂ de la rĂ©signation, ne rĂ©sout plus Ă son destin dâimmortel.
La principale source classique sur laquelle Tennyson sâappuie est lâhistoire de la relation dâAphrodite avec Anchise dans l'Hymne d'homĂ©rique[N 2] dĂ©diĂ© Ă la dĂ©esse de la beautĂ© qui raconte briĂšvement l'Ă©tourderie commise par Ăos[1] :
« De mĂȘme, EĂŽs au thrĂŽne d'or enleva TithĂŽn, homme de votre race, semblable aux Immortels. Elle alla demander au KroniĂŽn qui amasse les nuĂ©es qu'il fĂ»t immortel et qu'il vĂ©cĂ»t toujours, et Zeus consentit par un signe de tĂȘte, et il accomplit son dĂ©sir ; mais la vĂ©nĂ©rable EĂŽs, l'insensĂ©e ! ne songea pas dans son esprit Ă demander pour lui la jeunesse et Ă le soustraire Ă la cruelle vieillesse. Aussi longtemps qu'il possĂ©da la jeunesse chĂšre Ă tous, charmĂ© par EĂŽs au thrĂŽne d'or, nĂ©e au matin, il habita, aux limites de la terre, sur les bords de l'OkĂ©anos ; mais, dĂšs que les premiers cheveux blancs se rĂ©pandirent de sa belle tĂȘte, et que sa barbe fut blanche, la vĂ©nĂ©rable EĂŽs s'Ă©loigna de son lit. Et elle le nourrit cependant, dans sa demeure, de froment et d'ambroisie, et elle lui donna de beaux vĂȘtements. Mais quand il eut atteint l'odieuse vieillesse, sans pouvoir remuer ses membres ni se lever, EĂŽs pensa que le mieux Ă©tait de le dĂ©poser dans la chambre nuptiale dont elle ferma les portes brillantes. LĂ , sa voix coule, inentendue, et la force n'est plus qui Ă©tait autrefois dans ses membres flexibles[2]. »
De fait, certains vers du poÚme viennent en droite ligne de cet hymne : ainsi « Here at the quiet limit of the world » rappelle beaucoup les vers 226-227 : « Aussi longtemps qu'il posséda la jeunesse chÚre à tous, charmé par EÎs au thrÎne d'or, née au matin, il habita, aux limites de la terre, sur les bords de l'Okéanos »[2] - [N 3]
La version originale du poĂšme, intitulĂ©e "Tithon", est Ă©crite en 1833, peu aprĂšs la mort dâArthur Hallam, ami intime du poĂšte depuis les annĂ©es de Cambridge, mais reste Ă lâĂ©tat de manuscrit[3]. Ce nâest quâen , Ă lâinvitation de Thackeray de collaborer Ă sa revue Cornhill Magazine, que Tennyson modifie de façon substantielle son premier texte[4], dĂ©sormais prĂ©sentĂ© sous le titre de Tithonus. PubliĂ© dans l'Ă©dition de fĂ©vrier, il se voit ensuite inclus dans le recueil Enoch Arden datĂ©e de 1864[4].
PoĂšme
Tithon est un monologue dramatique avec Tithon comme seul locuteur. Cependant, son discours rappelle constamment un auditeur silencieux par lâemploi de phrases ou expressions telles que « je tâai demandĂ© », « ta beautĂ© », « ton guide », « reprends ton cadeau ». Autrement dit, le « je » du locuteur est accompagnĂ© par implication du « tu » de lâauditeur quâune fois le contexte connu, sâidentifie en tant quâĂos, la dĂ©esse Ă la jeunesse Ă©ternelle qui est son amante. Par son seul discours, le locuteur rĂ©vĂšle son identitĂ©, sa personnalitĂ©, ses dĂ©sirs et ses regrets, en somme sa philosophie de vie. Il utilise le vers blanc, pentamĂštre iambique non rimĂ©, dont lâaisance et la mallĂ©abilitĂ© sâadaptent sans heurt au rythme de la conversation, fĂ»t-elle un simple monologue.
Tithonus The woods decay, the woods decay and fall, |
Tithon (traduction non publiée et libre de droit due à la courtoisie de Henri Suhamy) |
Le poĂšme commence par Tithon qui s'entretient avec Ăos « Ă la limite tranquille du monde » (vers 7) oĂč il vit avec la dĂ©esse. ConfrontĂ© Ă la vieillesse et aux souffrances de l'Ăąge, il mĂ©dite sur la mort et la mortalitĂ©, dĂ©plorant que le trĂ©pas ne puisse le libĂ©rer de sa grande misĂšre. Il raconte comment Ăos, en le choisissant comme amant, l'a empli d'une telle fiertĂ© qu'il lui a alors semblĂ© que « Pour son grand cĆur, nul autre qu'un Dieu ! » (vers 14). Bien qu'elle lui ait accordĂ© l'immortalitĂ© Ă sa demande, il n'Ă©chappe pas aux outrages du temps. Les heures et les jours se sont accumulĂ©s, sa jeunesse et sa beautĂ© se sont Ă©vanouies. Il prie Ă la dĂ©esse de le libĂ©rer de cette vie sans fin : « Laisse-moi partir ; reprends ton prĂ©sent », l'implore-t-il (vers 27), supplique qui le conduit Ă se questionner sur le besoin qu'Ă©prouve chacun Ă convoiter l'inaccessible.
Ăos en pleurs part Ă l'aube sans rĂ©pondre Ă son souhait. Alors qu'elle s'envole dans les cieux, le dicton populaire, entendu alors qu'il rĂ©sidait sur la terre, revient Ă Tithon : « MĂȘme les dieux ne peuvent rappeler leurs dons » (vers 49), et il conçoit que cette sentence contient une part de vĂ©ritĂ© :
« áŒšáœŒÏ ÎŽâ áŒÎș λΔÏÎÏÎœ ÏαÏâ áŒÎłÎ±Ï
οῊ ΀ÎčΞÏÎœÎżáżÎżáœÏÎœÏ
Ξâ, ጔΜâ áŒÎžÎ±ÎœÎŹÏÎżÎčÏÎč ÏÏÏÏ ÏÎÏÎżÎč ጠΎáœČ ÎČÏÎżÏÎżáżÏÎč »
« L'Aurore, de son lit - quittant l'admirable Tithon - s'élançait, pour porter la lumiÚre aux immortels et aux humains[5]. »
Il se souvient de sa jeunesse et retrouve les impressions d'alors : l'animation qu'Ă©prouve son corps dĂšs l'aube aprĂšs qu'Ăos l'a enlacĂ© et lui a murmurĂ© des mots « sauvage et doux » (vers 61), tels le chant entonnĂ© par Apollon lors de la construction d'Ilion (Troie). Dans la derniĂšre section du poĂšme, las de la vie et de l'immortalitĂ©, il n'Ă©prouve qu'une hĂąte, que la mort fasse son Ćuvre et s'empare de lui, s'exclamant « bien heureux et chanceux sont les hommes dotĂ©s du pouvoir de mourir » (vers 70). Puisque son « Ăąge immortel » (22 ans) ne coĂŻncidera jamais plus avec la « jeunesse immortelle » d'Ăos (22 ans), il la supplie encore une fois :
Release me, and restore me to the ground; |
[Traduction libre] Rends-moi la liberté, redonne-moi la terre ; |
Interprétations
Depuis le dĂ©but de sa carriĂšre, mĂȘme avant la mort de son pĂšre, Tennyson peuple ses poĂšmes de personnes ĂągĂ©es et se penche sur ce quâAnna Barton appelle « la tragĂ©die de la vieillesse[CCom 1] ». Ici, Ă lâopposĂ©, l'ombre dâArthur Hallam, brutalement disparu en pleine jeunesse, plane sur le poĂšme, comme elle le fait sur ceux (Morte d'Arthur, Ulysse et TirĂ©sias) quâil compose Ă la suite de ce dĂ©cĂšs.
Arthur Henry Hallam, lâami Ă jamais pleurĂ©
Peu avant la publication du poĂšme, Tennyson reçoit une lettre de Benjamin Jowett qui vient de se recueillir devant la tombe dâArthur Hallam et qui Ă©crit : « Ătrange sensation que celle qu'on Ă©prouve devant ceux qui nous ont quittĂ©s dans leur jeunesse : alors quâon vieillit et devient poussiĂ©reux, ils restent tels quâils Ă©taient[CCom 2] » : en quelque sorte, cette remarque est au cĆur du poĂšme de Tennyson, mais bien quâil serait abusif de faire lâĂ©quation : Tennyson = Tithon et lâĂ©ternellement jeune Arthur Hallam = Aurora, puisque sa mort prĂ©maturĂ©e lâaura prĂ©servĂ©e des ravages de la vieillesse, il nâen demeure pas moins que cette constatation a pu inspirer le poĂšte pour cette mĂ©ditation sur lâĂąge, la mort et lâimmortalitĂ© Ă travers le mythe du jeune prince troyen.
De fait, ce deuil jamais surmontĂ© hante aussi la poĂ©sie tardive de Tennyson. Pourtant, selon la critique Mary Donahue, « il nâest pas certain que lâidentification dâĂos avec Hallam soit aussi Ă©vidente et aussi simple qu'il y peut paraĂźtre, non plus que la relation Ă©motionnelle entre Tennyson et Hallam soit entiĂšrement clarifiĂ©e par Tithon[CCom 3] ». Sous le masque de Tithon, Tennyson Ă©voque, pour exprimer la nature particuliĂšre de sa propre blessure, « deux des symboles les plus fondamentaux de l'humanitĂ©, l'amour entre un homme et une femme et la frustration de cet amour induite par l'Ăąge[CCom 4] ». Matthew Reynolds, Ă©rudit de lâĂ©poque victorienne, remarque qu'« en deuil d'Arthur Hallam, Tennyson Ă©crit des poĂšmes dĂ©crivant ce dont eux jouissent, une longĂ©vitĂ© â mais non l'Ă©ternitĂ© â qui traverse le temps[CCom 5] ».
Christopher Ricks explique que le sentiment de perte que Tennyson Ă©voque si souvent lorsqu'il est question de son ami enlevĂ© Ă son affection est rarement suscitĂ© par un rĂ©cit Ă la troisiĂšme personne, mais par les sentiments exprimĂ©s par une seule, et parmi les trois poĂšmes qu'il cite, il inclut Ulysse et Tithon[10]. Il ajoute que Tithon peut Ă©voquer la mort d'Hallam sous un angle diffĂ©rent : Ă©crit en 1833, le poĂšme est longtemps restĂ© Ă l'Ă©tat de manuscrit, trop poignant peut-ĂȘtre, trop vulnĂ©rable aussi dans sa constante recherche de la mort. Vingt-six ans plus tard, Tennyson l'exhume pour Thackeray, change le titre en Tithonus, ajoute douze vers et le publie. Dans cette ultime version, si ce n'est en aucune sorte un rappel que le poĂšte porte Ă son ami qu'il destine au public, le mythe demeure, sans doute nourri par l'amour Ă©vident qu'Hallam et Emily, sĆur du poĂšte, ont Ă©prouvĂ© l'un pour l'autre. Tennyson, quant Ă lui, dĂ©peint Tithon d'oĂč remonte un thĂšme dĂ©jĂ abordĂ© dans In Memoriam, XVI : prĂ©vaut partout une vague peur d'une tout autre nature : celle, en effet, de l'idĂ©e de la mort, qu'elle soit rĂ©elle ou redoutĂ©e, voire dans le cas de Tithon, ardemment souhaitĂ©e, mais dans le cas d'Hallam, la mort transcendĂ©e en immortalitĂ©[11].
Quoi qu'il en soit, ce substrat biographique contribue Ă souligner lâoriginalitĂ© de Tithon au sein de la poĂ©sie tennysonienne : plutĂŽt qu'un hymne Ă la vie, câest une supplique Ă la mort ; plutĂŽt quâun chant Ă lâimmortalitĂ©, quâelle soit mythique ou dâessence religieuse, câest lâexpression dâun dĂ©goĂ»t de lâĂ©ternitĂ©.
La mĂ©lancolie dâune vieillesse sans fin
Le poĂšme aborde d'emblĂ©e le ton de la mĂ©lancolie Ă laquelle participe la nature tout entiĂšre, les bois, les brumes, le laboureur et mĂȘme le cygne ; le quatriĂšme vers, cependant rompt cette paix mourante, mais sans Ă -coups : l'inversion Me only (« moi seul «) jaillit soudain accompagnĂ©e de l'adjectif « cruel », que le substantif « cruautĂ© « reprend en Ă©cho selon un enjambement d'autant plus percutant que les vers prĂ©cĂ©dents se sont tous terminĂ©s par un point de ponctuation : Tithon, qui a atteint les limites du vivant, est condamnĂ© Ă y rester, mĂȘme si pour lui ce n'est qu'une mort Ă jamais en sursis. DĂšs lors, plus un son dans le poĂšme ; le lecteur entre dans un silence total : seules se perçoivent encore les roues d'argent de la dĂ©esse qui s'est enfuie[11].
La souffrance de Tithon rappelle Ă chacun qu'il est inutile d'essayer de « transgresser l'ordonnance de choses », (vers 30). Tithon se trouve victime d'avoir voulu Ă©chapper Ă l'humaine condition, d'avoir enfreint l'ordre rĂ©gissant « la douce humanitĂ© » (the kindly race of men (vers 29). DestinĂ© Ă vivre Ă jamais comme une « ombre aux cheveux blancs » (a white-haired shadow) (vers 6) et Ă sans cesse errer « dans les espaces toujours silencieux de l'Est[C 1] », en raison de l'immortalitĂ© dont il jouit, il a volontairement sacrifiĂ© des prĂ©rogatives de tout ĂȘtre mortel et de ce fait a cessĂ© d'ĂȘtre lui mĂȘme[1].
Lâharmonieux silence de l"Orient
Le lecteur peut ĂȘtre surpris que Tithon se trouve confinĂ© dans une terre situĂ©e Ă lâOrient, Ă lâopposĂ© de lâOuest que convoite Ulysse, dans lâautre monde Ă la fois parallĂšle et inconnu dont le froid fige la frange de lâunivers. Câest une niche dâamour de silence, qui garde le souvenir de lâĂ©rotisme des jeunes annĂ©es tout en sâharmonisant secrĂštement avec lâincalculable Ăąge du trop vieil amant. Cruellement, les vers qui lâĂ©voquent dĂ©roulent des accents dâune harmonieuse fĂ©licitĂ©[12] : car ici, la musique privĂ©e de sons est partout, avec ses doux refrains Ă©ternellement silencieux ; le sourire dâantan le cĂšde dĂ©sormais au mutisme des larmes que parcourent dâinaudibles frĂ©missements, alors que le doux souffle de lâair rafraĂźchit furtivement les nuĂ©es et que seuls se devinent les inaudibles battements du cĆur. DiscrĂšte, chaque aube voile son retour dâune douceur « argentĂ©e », Ă la fois soyeuse et Ă©vanescente [13] - [14].
Combien dâannĂ©es se sont Ă©coulĂ©es depuis lâardeur de leur amour ? La dĂ©solation de leur sentiment nâa rien dâune infidĂ©litĂ© : comme le fait remarquer Ricks, les pronoms « je » et « toi » traversent le poĂšme en Ă©cho, mais avec une impuissance qui se rĂ©vĂšle dĂšs leur premiĂšre mention : « Je me flĂ©tris doucement dans tes bras » (I wither slowly in thine arms). DĂ©jĂ , le baiser sans fin paraĂźt viciĂ©, faux travestissement de lâextase amoureuse. Dans ce duo, « toi » lâemporte toujours sur « je », ce que lâemploi curieusement de hold dans « Pourtant ne me garde pas Ă jamais en ton Orient » (Yet hold me not for ever in thine East) laisse prĂ©sager ; hold est ici ambigu : garde-moi, embrasse-moi, douce et terrible contrainte, dont secrĂštement jâaspire Ă me libĂ©rer[15].
Tithon et Ulysse : le miroir déformant
Dans une de ses lettres, Tennyson dĂ©crit son poĂšme comme « un pendant aux Ulysse [publiĂ©s] dans mes anciens volumes »[C 2] ». De fait, le personnage de Tithon contraste fortement avec celui d'Ulysse. Les deux poĂšmes sont Ă la fois aussi appariĂ©s et opposĂ©s que le sont les querelles et vocifĂ©rations des Grecs et des Troyens, vainqueurs et vaincus, hĂ©ros et victimes[1]. Selon le critique William E. Cain, Tithon a dĂ©couvert la malĂ©diction de lâaccomplissement de son vĆu le plus cher. Il vit lĂ oĂč personne ne devrait vivre, de l'autre cĂŽtĂ© de l'horizon, au-delĂ de la frontiĂšre qu'Ulysse, lui, ne peut qu'essayer de franchir[17]
Selon l'Ă©rudit victorien A. A. Markley, Tithon diffĂšre radicalement dUlysse dans sa conception de lâacceptation de la mort[1] ; « tandis que Ulysse explore un esprit humain qui refuse de lâaccepter, Ă©crit-il, "Tithon" se prĂ©occupe non seulement dâen apprivoiser l'inĂ©vitabilitĂ©, mais aussi de lâappeler de ses vĆux comme partie et fin du cycle de vie. Ainsi, deux visions extrĂȘmes se voient confrontĂ©es, chacune Ă©quilibrant lâautre lorsquâelles sont considĂ©rĂ©es ensemble, ce qui constitue lâune des intentions premiĂšres de Tennyson lors de la premiĂšre rĂ©daction de 1833. NĂ©anmoins, considĂ©rer Tithon comme un simple pendant dâUlysse , conduit Ă des lectures inutilement rĂ©ductrices des deux poĂšmes[8].
Postérité
En grec ancien, l'expression « ΀ÎčΞÏÎœÎżáżŠ ÎłáżÏÎ±Ï / TithĂŽnoĂ» gá» ras », signifiant littĂ©ralement « une vieillesse de Tithon », dĂ©signe une vie qui s'Ă©ternise[18].
Le titre dâun roman dâAldous Huxley, traduit en français par Jouvence, initialement publiĂ© en 1939 et renommĂ© AprĂšs maint un Ă©tĂ© meurt le cygne (After Many a Summer Dies the Swan) lors de sa parution aux Ătats-Unis, concerne un milliardaire hollywoodien qui, craignant sa mort imminente, emploie un homme de science pour l'aider Ă atteindre l'immortalitĂ©[19].
Le dixiĂšme Ă©pisode de Tithon conte l'histoire d'Alfred Fellig, photographe en deuil de son Ă©pouse depuis si longtemps quâil ne se souvient plus de son nom, qui est condamnĂ© Ă l'immortalitĂ©. Il finit par ĂȘtre suspectĂ© de plusieurs crimes en raison de sa prĂ©sence constatĂ© chaque fois sur les lieux du forfait. En rĂ©alitĂ©, il saisit toutes les occasions de se rapprocher des gens susceptibles de mourir, qu'il perçoit en noir et blanc, pour les prendre en photo dans lâespoir de rencontrer face Ă face la Faucheuse qui, Ă la vue de son visage dĂ©fait par la maladie â il souffre de la fiĂšvre jaune â aura pitiĂ© de lui et le libĂ©rera enfin du monde des vivants[20].
Une longue citation extraite de Tithon est insĂ©rĂ©e dans L'Ombre du vampire (Shadow of the Vampire), film dâhorreur amĂ©ricain avec pour interprĂštes principaux John Malkovich et Willem Dafoe. Le film sâappuie sur le classique Nosferatu, mis en scĂšne en 1922 par Friedrich Wilhelm Murnau. AprĂšs une sĂ©rie dâĂ©tranges Ă©vĂ©nements, lâĂ©quipe cinĂ©matographique commence Ă se douter que lâacteur principal, Max Schreck, est un vampire pour de vrai. Dans l'une des scĂšnes les plus importantes, ce personnage rĂ©cite le poĂšme de Tennyson tout en contemplant le portrait dâune actrice. Les vers de Tennyson semblent lui convenir Ă merveille, car il est « frappĂ© dâune cruelle immortalitĂ© » (consumed by cruel immortality)[21].
Annexes
Citations originales de l'auteur
- « the ever-silent spaces of the East(vers 9 »
- « a pendent to the "Ulysses" in my former volumes[16] »
Citations originales des commentateurs
- « the tragedy of being old[6] »
- « It is a strange feeling about those who are taken young that while we are getting old and dusty they are just as they were »
- « It is not that anything so obvious and simple as the identification of Eos with Hallam is possible or that the emotional relationship between Tennyson and Hallam is wholly clarified by Tithonus[7] »
- « two of the most basic symbols, those of love between man and woman and the frustration of love by age, to express the peculiar nature of his own emotional injury[8] »
- « Grieving for Arthur Hallam, Tennyson wrote poems which describe what they themselves possess: a life unusually, but not eternally, prolonged through time[9] »
Ouvrages et articles généraux
- Jean-Pierre Vernant, L'univers, les dieux, les hommes : rĂ©cits grecs des origines, Paris, Ăditions du Seuil, coll. « France Loisirs », , 218 p., 18 cm (ISBN 2-7441-3780-4)
- (en) Andy Meisler, The End and the Beginning : The Official Guide to the X-Files Season 6, Harper Collins, , 304 p. (ISBN 0-06-107595-7).
Ouvrages et articles spécifiques
- Hallam Tennyson, Alfred Lord Tennyson : A Memoir by his son, Londres, Macmillan & co., , 968 p., 18cm
- (en) Christopher Ricks, Tennyson, New York, Macmillan, , 362 p., 21 cm (ISBN 978-0-333-13510-5)
- (en) Matthew Charles Rowlinson, Tennyson's Fixations : Psychoanalysis and the Topics of the Early Poetry, University Press of Virginia, (ISBN 0-8139-1478-7)
- (en) James Kincaid, Tennyson's Major Poems, New Haven, Yale University Press, .
- (en) Linda Hughes, The Many Faced Glass, Athens, Ohio, Ohio University Press, .
- (en) Michael Thorn, Tennyson, New York, St. Martin's Press, , 566 p. (ISBN 978-0-312-10414-6).
- (en) William E. Cain, Philosophical Approaches to Literature : New Essays on 19th and 20th Century Texts, Bucknell, Bucknell University Press, , 257 p. (ISBN 0-8387-5055-9)
- (en) Matthew Charles Rowlinson, Tennyson's Fixations : Psychoanalysis and the Topics of the Early Poetry, Charlottesville, Virginie, University Press of Virginia, (ISBN 0-8139-1478-7)
- (en) A. A. Markley, Stateliest measures : Tennyson and the literature of Greece and Rome, Toronto, University of Toronto Press, , 238 p. (ISBN 0-8020-8937-2, lire en ligne)
- (en) Anna Barton, Tennysonâs Name : Identity and Responsibility in the Poetry of Alfred Tennyson, Aldershot and Burlington, Ashgate Publishing Limited, , viii + 166 (ISBN 978-0-7546-6408-6, lire en ligne).
Liens externes
- "Tithonus" d' Alfred Tennyson dans The Web Victorian
- Le cadre de "Tithonus" du Web victorien
- Ăquilibre entre passion et raison dans "Tithonus" de Tennyson et Jane Eyre de The Victorian Web
- Lecture audio du poĂšme de John Derbyshire
Notes et références
Notes
- Aurore est l'Ă©quivalent romain d'Ăos. Dans la mythologie romaine, c'est Jupiter qui confĂšre Ă sa demande l'immortalitĂ© Ă Tithon
- Lâappellation Hymne homĂ©rique ne fait point rĂ©fĂ©rence Ă lâaĂšde de lâIliade et de lâOdyssĂ©e, mais au schĂ©ma prosodique qui, Ă la façon dâHomĂšre, privilĂ©gie lâhexamĂštre dactylique.
- OcĂ©anos (en grec ancien ᜚ÎșΔαΜÏÏ) est un Titan, fils d'Ouranos (le Ciel) et de GaĂŻa (la Terre), frĂšre et Ă©poux de TĂ©thys.
Références
- Markley 2004, p. 127.
- HomĂšre (trad. Leconte de LâIsle), « Hymne Ă Aphrodite », (consultĂ© le ).
- Rowlinson, p. 156.
- Markley 2004, p. 12.
- HomÚre, Iliade, chant XI, vers 1-2 et ''Odyssée, chant V, vers 1-2.
- Barton 2008, p. 39.
- Markley 2004, p. 228.
- Markley 2004, p. 128.
- Reynolds 2001, p. 248.
- Ricks 1972, p. 138.
- Ricks 1972, p. 129-131.
- Ricks 1972, p. 130.
- Oxford English Dictionary, "Silver", 13: âOf soundsâ, from 1526, including Milton and Pope.
- Ricks 1972, p. 131.
- Ricks 1972, p. 132.
- Rowlinson 1994), p. 127.
- Cain 1984, p. 127.
- Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Hachette, 1950, Ă l'article ΀ÎčΞÏÎœÏÏ.
- Aldous Huxley, After Many a Summer, Londres, Chatto & Windus, 1962.
- Meisler 2000, p. 9.
- Saverio Tomaiuolo, Neo-Victorian Studies, volume 3, numéro 2, 2010.
Référence à l'article en anglais
- (en) Cet article est partiellement ou en totalitĂ© issu de lâarticle de WikipĂ©dia en anglais intitulĂ© « Tithonus (poem) » (voir la liste des auteurs).