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Monopole de la violence

Le monopole de la violence lĂ©gitime (en allemand : Gewaltmonopol des Staates), plus prĂ©cisĂ©ment le monopole de la force physique lĂ©gitime (Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit), est une revendication par les États actuels permettant de les dĂ©finir selon Max Weber dans Le Savant et le Politique[1], dĂ©finition qui a Ă©tĂ© importante en sociologie, mais aussi dans la philosophie du droit et la philosophie politique.

Cette expression dĂ©finit selon lui la caractĂ©ristique essentielle de l'État en tant que groupement politique, dĂ©fini comme lĂ©gitime dĂšs lors que sa revendication d'ĂȘtre le seul Ă  avoir le droit de mettre en Ɠuvre, lui-mĂȘme ou par dĂ©lĂ©gation, la violence physique sur son territoire, est acceptĂ©e mĂȘme tacitement par sa population.

Terminologie

Selon Max Weber, dans Le Savant et le Politique, les objectifs ou fins que se donnent les États modernes ne peuvent suffire Ă  les caractĂ©riser. Il en arrive Ă  la conclusion que « aujourd’hui [
], il nous faut dire que l’État est cette communautĂ© humaine qui, Ă  l’intĂ©rieur d’un territoire dĂ©terminĂ© (le ‘territoire’ appartient Ă  sa caractĂ©risation), revendique pour elle-mĂȘme et parvient Ă  imposer le monopole de la violence physique lĂ©gitime »[2]. Dans un autre ouvrage, Concepts fondamentaux de sociologie il en donne une dĂ©finition proche « « On appellera État une entreprise institutionnelle de caractĂšre politique, lorsque et dans la mesure oĂč son Ă©quipe administrative revendique avec succĂšs, pour la mise en Ɠuvre de ses ordres, le monopole de la coercition[3] [Zwang] physique lĂ©gitime[2] ».


Une caractĂ©ristique essentielle de l’État

PremiÚres réflexions à partir de la Renaissance

Premier grand thĂ©oricien moderne de la politique, Nicolas Machiavel Ă©crit en 1513 le traitĂ© qui le rendra cĂ©lĂšbre, Le Prince. Il y dĂ©crit notamment les diffĂ©rentes façons d'accĂ©der au pouvoir et de s'y maintenir : l'habiletĂ©, l'argent et la violence[4]. S'il ne parle pas de monopole au sujet de la violence physique, il considĂšre cette violence comme consubstantielle Ă  l’État.

En 1576, quatre ans aprĂšs le massacre de la Saint BarthĂ©lĂ©my, dans Les Six livres de la RĂ©publique, Jean Bodin fut le premier Ă  thĂ©oriser l'idĂ©e de la puissance suprĂȘme de l'Etat, dĂ©finissant la souverainetĂ© comme "la puissance absolue et perpĂ©tuelle d'une RĂ©publique".

ProfondĂ©ment marquĂ© par le climat de guerre civile qui marque la PremiĂšre RĂ©volution anglaise, Thomas Hobbes dĂ©veloppe en 1651, dans son LĂ©viathan, l'idĂ©e selon laquelle les hommes, Ă  l'« Ă©tat de nature », cherchent uniquement Ă  survivre et ne pensent qu'Ă  une chose : dĂ©fendre leurs intĂ©rĂȘts personnels. Afin d'Ă©viter que se rĂ©alise la maxime « l'homme est un loup pour l'homme », il apparaĂźt donc nĂ©cessaire qu'une instance supĂ©rieure soit chargĂ©e de pacifier la sociĂ©tĂ©, par la violence s'il le faut. Cette violence est acceptĂ©e sous forme d'un contrat social par les habitants, et est gĂ©rĂ©e par l'État. Par le processus du contrat, la structure Ă©tatique obtient le monopole de la violence lĂ©gitime.

Un pilier de la pensée wébérienne

Max Weber, Ă  l'occasion d'une confĂ©rence sur « le mĂ©tier et la vocation d'homme politique », cherche Ă  dĂ©finir l’État, groupement politique qui lui semble le plus digne d'intĂ©rĂȘt. Observant que l’État exerce des activitĂ©s identiques Ă  celle d'autres formes de communautĂ©s humaines, il affirme qu'il faut chercher sa spĂ©cificitĂ© ailleurs que dans ses activitĂ©s[5]. Du point de vue sociologique, le propre de l'État se trouve en rĂ©alitĂ© dans l'un des moyens qu'il emploie : il est le seul groupement Ă  bĂ©nĂ©ficier, sur son territoire, de la violence physique lĂ©gitime[6].

L'Ă©lĂ©ment fondamental de cette dĂ©finition tient bien sĂ»r dans la lĂ©gitimitĂ©. Acquise par l'effet de la tradition, par le charisme d'un chef ou Ă  l'occasion de rĂšgles et d'une procĂ©dure acceptĂ©e par ses membres, elle offre Ă  ce monopole une certaine stabilitĂ© et efficacitĂ©, et par voie de consĂ©quence Ă  l’État lui-mĂȘme[7].

La consĂ©quence sociologique de cette dĂ©finition est alors que seul peut ĂȘtre un « État » l'institution dont le personnel administratif dĂ©fend avec succĂšs (moral et pratique) une revendication sur le monopole de l'utilisation lĂ©gitime de la violence en vue de renforcer l'ordre en son sein[8].

Weber applique plusieurs réserves à ce principe de base.

  • Il remarque que le lien entre l'État et l'utilisation de la violence n'a pas toujours Ă©tĂ© aussi proche. Il utilise les exemples de la fĂ©odalitĂ©, oĂč les guerres privĂ©es fĂ©odales ont Ă©tĂ© autorisĂ©es sous certaines conditions, et les tribunaux de l'Église qui avaient compĂ©tence exclusive sur certains types de dĂ©lits, notamment l'hĂ©rĂ©sie et les dĂ©lits sexuels (d'oĂč le surnom de « tribunaux de dĂ©bauche »). Cette constatation sera reprise plus tard par Norbert Elias.
  • La mise en Ɠuvre concrĂšte de la violence est actuellement dĂ©lĂ©guĂ©e ou autorisĂ©e par l'État. Weber en est conscient, et ne souhaite pas signifier que seul le gouvernement recourt Ă  la violence. En revanche, il insiste sur le fait que les individus et les organisations qui peuvent lĂ©gitimer la violence ou statuer sur sa lĂ©gitimitĂ© sont prĂ©cisĂ©ment ceux qui sont autorisĂ©s Ă  le faire par l'État lui-mĂȘme. Ainsi, la police et les militaires sont ses principaux instruments, mais cela ne signifie pas que seule la force publique peut ĂȘtre utilisĂ©e : la force privĂ©e (comme dans la sĂ©curitĂ© privĂ©e) peut aussi ĂȘtre utilisĂ©e aussi longtemps qu'elle est lĂ©gitimĂ©e par l'État. De mĂȘme, si la loi permet aux individus d'utiliser la violence dans un acte de dĂ©fense de soi ou de ses biens, c'est justement parce que l’État dont elle exprime la volontĂ© l'a autorisĂ©e.

Norbert Elias et la violence comme prĂ©cĂ©dant l’État

L'interrogation de Weber, qui n'intervient que pour servir sa dĂ©finition du politique, repose sur des constatations et des thĂ©ories antĂ©rieures et n'a pas manquĂ© de marquer son Ă©poque. Norbert Elias, dans Sur le processus de civilisation, considĂšre que c'est grĂące Ă  la monopolisation de la contrainte qu'un pouvoir peut devenir central, donc s'incarner dans l’État, et instaurer diffĂ©rentes formes de contrĂŽle social. Il ajoute aux caractĂ©ristiques intrinsĂšques du pouvoir central la monopolisation de la collecte de l'impĂŽt.

Jacques Ellul et la légitimité due à la sacralisation

Selon Jacques Ellul, si l'État est reçu comme le seul Ă  pouvoir user lĂ©galement de la violence, c'est parce qu'il doit sa lĂ©gitimitĂ© au fait que, dans les sociĂ©tĂ©s modernes, il est sacralisĂ© : « Ce n'est pas l'État qui nous asservit, mĂȘme policier et centralisateur, c'est sa transfiguration sacrale »[9].

Raymond Aron et les relations internationales

Raymond Aron, dans sa rĂ©flexion sur la violence physique au sein et entre les États, fait remarquer que les relations internationales sont caractĂ©risĂ©es par une absence de lĂ©gitimitĂ© reconnue de l'utilisation de force entre les États. En tant qu'entitĂ©s souveraines, elles ne sont pas censĂ©es reconnaĂźtre de violence au-dessus d'elles.

Enrique Dussel

Enrique Dussel critique la notion, en ce qu'elle est un oxymore : « Concernant l’idĂ©e d’un pouvoir comme domination, je suis absolument contre la dĂ©finition souvent dĂ©rivĂ©e Ă  partir de Max Weber. Selon une telle conception, si quelqu’un est « au pouvoir », il exerce ce dernier uniquement dans la mesure oĂč une personne est situĂ©e en position d’infĂ©rioritĂ©, obĂ©issant Ă  l’ordre de celui qui le produit en pensant que cela est lĂ©gitime. Autrement dit, le pouvoir est fondĂ© sur une relation de domination lĂ©gitime. La relation entre celui qui a le pouvoir et le citoyen qui en dĂ©coule est alors une relation conçue uniquement sur le plan du pouvoir et de la violence. Une telle rĂ©flexion me semble proprement paradoxale. Si un obĂ©issant reconnaĂźt une domination comme lĂ©gitime, cela suppose l’existence d’un consensus. Or, si l’on suit JĂŒrgen Habermas, le consensus ne produit pas de domination mais, en rĂ©alitĂ©, un vĂ©ritable accord entre diffĂ©rents acteurs d’une production juridique commune. En consĂ©quence, l’idĂ©e de domination lĂ©gitime est absurde. Il faut comprendre que le consensus s’obtient par une dĂ©libĂ©ration rationnelle symĂ©trique entre les diffĂ©rents acteurs permettant in fine de confĂ©rer Ă  une instance dĂ©terminĂ©e le pouvoir. Dans ce cadre, il ne s’agit plus, Ă  proprement parler, de domination, mais bien plus d’une reconfiguration de ce qu’est le pouvoir. Ce dernier provient du peuple, en tant que sujet politique collectif. »[10].

Un concept dénaturé

La notion de violence lĂ©gitime est en France brandie depuis quelques annĂ©es par des personnalitĂ©s politiques et des journalistes pour justifier de l'ensemble des violences policiĂšres, avec la formule simplificatrice et erronĂ©e : « l’État possĂšde le monopole de la violence lĂ©gitime ». Catherine Colliot-ThĂ©lĂšne, traductrice de l'ouvrage Le Savant et le Politique et spĂ©cialiste de Weber, explique que la thĂšse socio-historique dĂ©veloppĂ©e par Weber, qui mĂ©rite d'ĂȘtre questionnĂ©e comme toute hypothĂšse, est dĂ©naturĂ©e. La dĂ©finition de l’État par le monopole de la violence lĂ©gitime prĂ©suppose ainsi une « revendication du monopole de la violence physique et du succĂšs de cette revendication. C’est le succĂšs de cette revendication qui constitue sa lĂ©gitimitĂ©, c’est-Ă -dire le fait que ce monopole soit peu ou prou reconnu par l’ensemble des individus et des groupements inclus dans le territoire sur lequel l’État prĂ©tend avoir autoritĂ© »[2] - [11]. « LĂ©gitime » n'implique pas « juste »: Weber ne l'utilise que pour constater qu'aprĂšs le moyen-Ăąge, le pouvoir de l'État s'est imposĂ© sur celui des Églises, puissances fĂ©odales, villes libres, corporations, etc. qui se disputaient ce rĂŽle[11].

L'enjeu de l'utilisation de cette phrase, devenue slogan, est la justification des violences commises ces derniĂšres annĂ©es par les forces de l’ordre en France aprĂšs diffĂ©rentes manifestations ou interpellations[2] - [11], par exemple quand Éric Zemmour affirme que, comme l'aurait expliquĂ© Weber, « il ne peut pas y avoir de violences policiĂšres, car la police, et donc l’État, a le monopole de la violence lĂ©gitime» (comme si le monopole de la violence annulait l’existence de la violence) ou quand GĂ©rald Darmanin explique que, selon lui, « la police exerce une violence, certes, mais une violence lĂ©gitime. C’est vieux comme Max Weber ! »[12].

Selon Catherine Colliot-ThĂ©lĂšne, la thĂšse de Weber, et la question de sa validitĂ© actuelle, mĂ©riteraient d'ĂȘtre discutĂ©es « plutĂŽt que d’ĂȘtre galvaudĂ©e par le cabotinage pseudo-Ă©rudit de responsables politiques en mal d’arguments pour justifier les dĂ©rives rĂ©pressives de la RĂ©publique »[2] - [12].

Bibliographie

Notes et références

  1. "... il faut concevoir l'État contemporain comme une communautĂ© humaine qui, dans les limites d'un territoire dĂ©terminĂ© - la notion de territoire Ă©tant une de ses caractĂ©ristiques - revendique avec succĂšs pour son propre compte le monopole de la violence physique lĂ©gitime. Ce qui est en effet le propre de notre Ă©poque, c'est qu'elle n'accorde Ă  tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel Ă  la violence que dans la mesure oĂč l'État le tolĂšre: celui-ci passe donc pour l'unique source du «droit» Ă  la violence. (Max Weber, Le savant et le politique, traduit de l'allemand par Julien Freund, Paris : Union gĂ©nĂ©rale d'Ă©ditions, DL 1963, pp. 86-87). En allemand : (et haut de la page suivante).
  2. Catherine Colliot-ThĂ©lĂšne, « Violence policiĂšre, violence d’État: », Savoir/Agir, vol. N° 55, no 1,‎ , p. 33–39 (ISSN 1958-7856, DOI 10.3917/sava.055.0033, lire en ligne, consultĂ© le )
  3. Zwang, que Catherine Colliot-ThélÚne préfÚre traduire par « contrainte », ces contraintes n'étant pas seulement physiques.
  4. "Moderne" : participant au processus de sécularisation de l'occident.
  5. Politiks als Beruf, 1917, in Le Savant et le politique, Plon 1959, traduction Julien Freund et introduction Raymond Aron
  6. Max Weber. Politique et histoire, Librairie Droz, (ISBN 978-2-600-00119-9, lire en ligne)
  7. Max Weber, Le savant et le politique : une nouvelle traduction., Éd. la DĂ©couverte/Poche, (ISBN 2-7071-4047-3 et 978-2-7071-4047-0, OCLC 465897492, lire en ligne)
  8. (en) Weber, Max. The Theory of Social and Economic Organization (1964) p. 154
  9. Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, 1973, rééd. Mille et une nuits/Fayard, 2003, p.316
  10. « « La vie prĂ©vaut sur la libertĂ© absolue » – Entretien avec Enrique Dussel »
  11. « Catherine Colliot-ThĂ©lĂšne : « La violence n’est pas nĂ©cessairement “lĂ©gitime” dĂšs lors qu’elle est le fait de l’Etat » », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  12. Fabien Escalona, « « Monopole de la violence légitime » : la foire aux contresens », sur Mediapart (consulté le )
  13. RĂ©Ă©ditĂ© en Allemagne en 1969, l'ouvrage a Ă©tĂ© traduit en français en deux volumes : La Civilisation des mƓurs, en 1974, La Dynamique de l’Occident, en 1975

Notions connexes

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