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Mission jésuite de Moghol

La Mission jĂ©suite de Moghol (ou Mogol) est une Ɠuvre d’évangĂ©lisation chrĂ©tienne entreprise par les JĂ©suites en Inde du Nord. ArrivĂ©s en 1580 Ă  Fatehpur-Sikri comme invitĂ©s personnels de l’empereur Akbar lui-mĂȘme, les jĂ©suites rĂ©sidĂšrent Ă  Āgrā durant prĂšs de deux siĂšcles. Ils furent remplacĂ©s par les PĂšres Carmes lorsque la Compagnie de JĂ©sus fut supprimĂ©e (1773). Les Capucins prirent la relĂšve en 1820 lorsque la mission devint le vicariat apostolique du Tibet-Hindustan.

Deux jésuites aux débats religieux d'Akbar (1606)

Premiùre mission auprùs d’Akbar (1580-1583)

Invitation

Des informations venues du Bengale disposent favorablement l’empereur Akbar vis-Ă -vis du christianisme. On lui rapporte que des prĂȘtres avaient rĂ©primandĂ© des marchands portugais pour ne pas avoir payĂ© des taxes lĂ©gitimement dues aux autoritĂ©s mogholes. Akbar fait venir Ă  sa cour un prĂȘtre de Satgaon (Bengale). S’estimant peu compĂ©tent celui-ci suggĂšre Ă  l’empereur de s’adresser Ă  Goa pour que lui soient envoyĂ©s des jĂ©suites.

En - de Fatehpur-Sikri qui est sa nouvelle capitale - Akbar envoie une lettre adressĂ©e ‘aux pĂšres principaux de l’Ordre de Saint-Paul’[1] : « je vous dĂ©pĂȘche mon ambassadeur Abdullah pour vous demander de m’envoyer deux prĂȘtres Ă©rudits avec les livres principaux de la Loi et l’Évangile, de telle sorte que je puisse Ă©tudier la Loi et ce qui s’y trouve de plus parfait. (
) Que les pĂšres qui viendront sachent qu’ils seront reçus avec le plus grand des honneurs. Je serai enchantĂ© de leur prĂ©sence. Lorsque j’aurai appris la Loi et sa perfection comme je le souhaite, ils seront libres d’aller oĂč bon leur semble (
) »[2]

L’ambassade arrive Ă  Goa en et malgrĂ© les rĂ©ticences du vice-roi portugais, l’invitation est acceptĂ©e par l’évĂȘque et les jĂ©suites. Rodolphe Acquaviva, un Italien de 30 ans rĂ©cemment arrivĂ© Ă  Goa, Francis Henriques, un Perse converti de l’islam, et Antoine Montserrate, Catalan de 43 ans, sont les trois prĂȘtres choisis pour cette mission. Deux mois plus tard ils sont en route et, passant par Surate, Ujjain et Gwalior, le groupe arrive Ă  Fatehpur-Sikri le .

Fort courtoisement reçus, les pĂšres sont logĂ©s dans l’enceinte mĂȘme du palais. Depuis quelque temps dĂ©jĂ  Akbar organise dans l’Ibadat khana des dĂ©bats de nature religieuse. Officiellement musulman Akbar est peu orthodoxe et ne cache pas sa dĂ©saffection. Il a dĂ©jĂ  obtenu d’oulĂ©mas le droit de faire passer comme dĂ©crets lĂ©gaux certaines interprĂ©tations libĂ©rales personnelles. Religieux et dĂ©vot mais esprit ouvert et curieux il cherche pour son empire une religion, ou philosophie religieuse, qui rassemble le meilleur des diverses traditions.

DĂ©bats religieux

Les pĂšres sont immĂ©diatement engagĂ©s dans les dĂ©bats aux cĂŽtĂ©s d’oulĂ©mas de diverses Ă©coles musulmanes, de reprĂ©sentants hindous, jains et zoroastriens. La langue est un obstacle mais Francis Henriques est leur interprĂšte. L’empereur les reçoit souvent en privĂ©, les traitant avec grande considĂ©ration[3]. Ce qui permet aux pĂšres de lui parler de choses plus personnelles et de son ‘salut Ă©ternel’ : ils cherchent Ă  obtenir sa conversion. Il est particuliĂšrement impressionnĂ© par la personnalitĂ© de Rodolphe Acquaviva, son style de vie humble et austĂšre, sa sincĂ©ritĂ© et son grand esprit religieux. Les pĂšres refusent tout argent qui aille au-delĂ  de ce dont ils ont besoin pour leur subsistance.

Les dĂ©bats sont vifs et souvent acrimonieux. ÉquipĂ©s d’une mauvaise traduction latine du Coran, les jĂ©suites n’épargnent pas le prophĂšte Mahomet et n’ont rien de bon Ă  dire au sujet du livre sacrĂ©. Maladroits (ou inconscients) ils emploient parfois un langage injurieux. Il arrive que l’empereur les prenne Ă  part les invitant Ă  modĂ©rer leurs attaques: s’ils continuent ainsi il lui deviendra difficile de les protĂ©ger.

Un pÚre jésuite à la cour d'Akbar (miniature moghole)

Dans ces dĂ©bats les jĂ©suites ont souvent le dessus. Il ne dĂ©plait pas non plus Ă  Akbar de voir les oulĂ©mas mis Ă  leur place. Cependant, deux ans plus tard, et s’étant familiarisĂ© avec la langue perse, Acquaviva se rend compte que la situation est plus complexe. Les dĂ©bats ne sont que polĂ©miques, sans dialogue. Les adversaires deviennent des ennemis. Quant Ă  Akbar, il s’informe. Il est intĂ©ressĂ© et il s’instruit. Il montre de la sympathie vis-Ă -vis du christianisme, visite la chapelle des religieux, touche avec rĂ©vĂ©rence les objets sacrĂ©s (et invite ses fils Ă  faire de mĂȘme). Les jĂ©suites ont permission de prĂȘcher, de convertir, et d’ouvrir un hĂŽpital. Mais il est clair que, si Akbar n’est plus un musulman (aux dires des missionnaires), il ne se convertira pas pour autant au christianisme, ce qui est l’objet principal de la ‘mission’ reçue.

Doutes et fin

En Akbar part en campagne Ă  Kaboul pour y mater la rĂ©bellion de son frĂšre. Montserrate l’accompagne comme prĂ©cepteur de son deuxiĂšme fils Murad (nĂ© en 1570). Acquaviva approfondit l’étude de la langue perse. RentrĂ© victorieux fin 1581 Akbar est triomphalement reçu Ă  Fatehpur-Sikri. Il est de plus en plus distant de l’islam mais adopte des pratiques parsies et hindoues. En 1582 Les jĂ©suites estiment que leur mission est un Ă©chec et pensent retourner Ă  Goa. Le Provincial les laisse libres de dĂ©cider. Parmi les raisons qui militent pour rester Ă  Fatehpur est la perspective de l’ouverture d’une mission dans une rĂ©gion dont Acquaviva entend parler: le Tibet. Le fils d’Akbar, qui a 13 ans et dont l’éducation leur est confiĂ©e, est Ă©galement source d’espoir.

Dans une nouvelle lettre, en , Acquaviva estime devoir ĂȘtre rappelĂ© Ă  Goa au moins pour pouvoir y consulter le provincial en personne sur l’avenir de la mission. Akbar, fort attachĂ© au jĂ©suite, hĂ©site Ă  le laisser partir. L’autorisation n’est donnĂ©e qu’en fĂ©vrier 1583. Akbar Ă©crit au Provincial de Goa : « comme votre PaternitĂ© m’a demandĂ© plusieurs fois, par lettre, de le laisser partir, je lui donne la permission. Mais comme mon intention est que notre amitiĂ© croisse jour aprĂšs jour je demande Ă  votre paternitĂ© de faire en sorte d’envoyer Ă  nouveau le pĂšre Rodolphe, avec quelque autre pĂšre, et ce dans le plus bref dĂ©lai. Je souhaite que les pĂšres de cet ordre soient avec moi, car je les estime beaucoup (
) » Acquaviva refuse tout prĂ©sent avant de partir, sinon la libĂ©ration de quelques esclaves chrĂ©tiens qui l’accompagneront Ă  Goa. Il y arrive en mai 1583.

Deux mois plus tard () Acquaviva meurt pour la foi Ă  Cuncolim. Montserrate rapporte que, apprenant la nouvelle de sa mort Akbar fut fort attristĂ© et s’exclama : « HĂ©las, PĂšre ! Ne vous ai-je pas dit de ne pas partir ? Mais vous ne m’avez pas Ă©coutĂ© ! »[4]

Deuxiùme mission auprùs d’Akbar (1591)

Durant la seconde moitiĂ© de 1590 arrive Ă  Goa un diacre grec, Leo Grimon. Venant de Lahore, oĂč la cour d’Akbar s’était dĂ©placĂ©e, il apporte une lettre de l’empereur au contenu Ă©tonnement chrĂ©tien : « (
) J’espĂšre par la prĂ©sente que me seront envoyĂ©s des pĂšres de Goa. Par leur sainte doctrine je souhaite ĂȘtre restaurĂ© de la mort Ă  la vie, comme leur maĂźtre JĂ©sus-Christ descendu du ciel sur la terre en a relevĂ© beaucoup de la mort pour leur donner la vie
 »[5] Il ordonne qu'approvisionnement, transport et escorte leur soient assurĂ©s, et assure qu’il leur construira un logement digne de leur statut.

Le diacre grec convainc les pĂšres que les chances de succĂšs de la mission sont grandes: l’empereur est de moins en moins musulman. Il a renvoyĂ© toutes ses femmes sauf une. Il fait marque de considĂ©ration de plus en plus grande vis-Ă -vis du christianisme et a mĂȘme cĂ©lĂ©brĂ© la fĂȘte de l’Assomption de la Vierge (1590) en vĂ©nĂ©rant l’image de Notre-Dame.

L’invitation d’Akbar est reçue avec enthousiasme. De nombreux volontaires se prĂ©sentent. Deux pĂšres et un frĂšre sont choisis : Duarte Leitao, Christoval de Vega et Estevao Ribeiro. Ils sont fort bien reçus (Ă  Lahore) et logent au palais mĂȘme. Ils ouvrent une Ă©cole frĂ©quentĂ©e par les enfants du roi et de nobles de la cour.

Cependant les pĂšres font face Ă  une forte opposition Ă  la cour mĂȘme. Ils comprennent rapidement que l’empereur n’a aucune intention de devenir chrĂ©tien. MalgrĂ© la dĂ©sapprobation d’Akbar - et sans l’accord du provincial de Goa qui souhaitait les voir rester - les pĂšres retournent Ă  Goa. La conclusion de la seconde mission est abrupte et reste mal expliquĂ©e.

Troisiùme mission auprùs d’Akbar (1595-1605)

La maniĂšre dont la seconde mission tourna court mĂ©contenta l’empereur Akbar. À Goa Ă©galement on estime que les pĂšres avaient agi de maniĂšre prĂ©maturĂ©e. Akbar envoie une nouvelle lettre en 1594. Un marchand armĂ©nien en est le courrier. AprĂšs de nouvelles dĂ©libĂ©rations Ă  Goa, oĂč cette fois le vice-roi se montre le plus enthousiaste, il est dĂ©cidĂ© d’y faire suite. JĂ©rĂŽme Xavier est choisi pour diriger le groupe dont font Ă©galement partie le frĂšre Bento de GĂłis, et le pĂšre Manuel Pinheiro (1556-1619). Un interprĂšte, Domingo Pires, les accompagne.

Le dĂ©part a lieu en . Quittant Goa le groupe arrive Ă  Cambay oĂč ils sont cordialement reçus par le second fils d’Akbar, le prince Murad, ancien Ă©lĂšve de Montserrate. Il leur procure tout ce dont ils ont besoin pour le voyage jusque Lahore oĂč rĂ©side l’empereur. Les voyageurs se joignent Ă  une large caravane de 400 chameaux et 100 chevaux. Au bout d’un voyage Ă©prouvant - cinq mois au lieu des deux mois habituels - ils arrivent Ă  Lahore le . L’arrivĂ©e des ascĂštes chrĂ©tiens que l’on appelle ‘padres’, et la rĂ©ception ‘avec grande pompe’, est remarquĂ©e par le chroniqueur de la cour Abu’ al-fazl qui le note dans son Akbarnama.

Durant les dix derniĂšres annĂ©es de la vie d’Akbar, d’abord quatre ans Ă  Lahore et ensuite six ans Ă  Āgrā, les missionnaires restent les invitĂ©s de l’empereur. Manuel Pinheiro en est le plus proche et a une bonne influence. Les dĂ©bats religieux n’ont plus la mĂȘme importance. Akbar parle en fait plus de politique (le progrĂšs des Portugais en Inde) que de religion. Il n’en montre pas moins une grande rĂ©vĂ©rence pour les images saintes, visite frĂ©quemment la chapelle des missionnaires, assistant aux priĂšres ‘agenouillĂ© et les mains jointes’ et est trĂšs tolĂ©rant. Il les autorise Ă  ouvrir une Ă©cole pour les enfants des membres de sa cour. Une modeste Ă©glise est construite Ă  Lahore (1597). Les missionnaires notent qu’Akbar, esprit religieux, a fondĂ© sa propre secte ; il n’est certainement plus musulman.

JĂ©rĂŽme Xavier passe un temps considĂ©rable Ă  Ă©tudier la langue perse. Son compagnon, Manuel Pinheiro est le premier Ă  s’occuper directement de personnes extĂ©rieures Ă  la cour. En 1600, un jĂ©suite italien arrive de Goa pour le seconder: Francisco Corsi. En 1602, Ă  la suite d’un conflit avec le gouverneur de Lahore hostile aux pĂšres, Pinheiro obtient d’Akbar un firman donnant permission de ‘prĂȘcher la religion chrĂ©tienne et convertir’ dans tout l’empire[6] Une communautĂ© chrĂ©tienne se dĂ©veloppe Ă  Lahore, dont Pinheiro est le pasteur. La vie y est cependant difficile aprĂšs le dĂ©part d’Akbar. L’hostilitĂ© du gouverneur, un strict musulman, est Ă©vidente. Seule l’amitiĂ© qu’Akbar leur porte protĂšge les deux missionnaires, Pinheiro et Corsi.

Bento de GĂłis et JĂ©rĂŽme Xavier accompagnent Akbar lors de sa campagne militaire au Deccan (1598). L’affaire est politiquement dĂ©licate car un des rois rebelles du Deccan est alliĂ© des Portugais. Bien que sollicitĂ© par Akbar JĂ©rĂŽme Xavier refuse d’intervenir. MĂ©content, Akbar le tient pour un temps Ă  distance. La campagne Ă©tant malgrĂ© tout un succĂšs les missionnaires reviennent en faveur et s’installent avec l’empereur Ă  Āgrā (1601), qui devient la nouvelle capitale de l’empire. Pinheiro reste Ă  Lahore.

À la recherche de ‘rĂ©sultats’ (c’est-Ă -dire : la conversion d’Akbar
) et encouragĂ© par le supĂ©rieur de Goa, JĂ©rĂŽme Xavier obtient un entretien privĂ© avec Akbar, et lui enjoint de rendre son attitude claire. Akbar tergiverse Ă  nouveau, ne manquant pas de souligner cependant que les missionnaires avaient reçu de grandes libertĂ©s dans son empire, entre autres l’autorisation de construire une Ă©glise Ă  Agra.

Des dĂ©bats religieux reprennent. JĂ©rĂŽme Xavier y parle cette fois en persan. La langue lui est devenue familiĂšre. En 1602 il offre Ă  Akbar une ‘Vie du Seigneur JĂ©sus’ (Dastan-i hazrat-i 'isa) qu’il a composĂ©e en persan spĂ©cialement pour lui, l’empereur refusant de croire en la divinitĂ© du Christ et aux miracles de JĂ©sus. Le livre ravit Akbar et fait sensation Ă  la cour oĂč il est recopiĂ© et circule abondamment, de mĂȘme qu’une image de la ‘Madonna del popolo’ apportĂ©e de Rome par un missionnaire rĂ©cemment arrivĂ©.

MĂȘme si une prĂ©sence publique de la foi chrĂ©tienne est tolĂ©rĂ©e (une Ă©glise est consacrĂ©e en 1604, des processions religieuses sont autorisĂ©es dans les rues de la ville), la situation reste prĂ©caire. Il suffit qu’un renĂ©gat portugais calomnie les pĂšres, les faisant passer pour espions du Portugal, pour que le soupçon s’installe, mĂȘme si par aprĂšs il se rĂ©tracte et demande pardon.

L’arrivĂ©e en 1603 d’un anglais, John Mildenhall, se dĂ©clarant ambassadeur de la reine Elisabeth, marque le commencement d’une lutte d’influence entre anglais et portugais Ă  la cour moghole. Cherchant Ă  obtenir pour la nation anglaise l’accĂšs aux ports de l’empire moghol, il apporte Ă  Akbar de riches cadeaux, soulignant volontiers que les pĂšres, durant tant d’annĂ©es de prĂ©sence Ă  Agra ne lui avaient encore rien offert de la part des Portugais


D’autres soucis sont causĂ©s par l’attitude de l’hĂ©ritier du trĂŽne, le prince Salim. Il est Ă  cette Ă©poque en rĂ©bellion ouverte et fait assassiner le ministre prĂ©fĂ©rĂ© de son pĂšre, Abul al Fazl (). Akbar est ĂągĂ©, et il est important pour les missionnaires de garder de bons rapports autant avec l’empereur qu’avec son hĂ©ritier. JĂ©rĂŽme fait le voyage de Fatehpur Sikri pour le rencontrer (1603). Par ailleurs il accompagne Akbar dans sa campagne contre son fils en aoĂ»t 1604. Une rĂ©conciliation incertaine a lieu en novembre 1604, Ă  laquelle JĂ©rĂŽme Xavier n’est sans doute pas Ă©tranger. Peu aprĂšs, en septembre 1605, Akbar tombe malade : il meurt le . Écrivant en 1615 JĂ©rĂŽme Xavier dĂ©clare qu’Akbar n’est mort « ni musulman ni chrĂ©tien, mais dans la religion de sa secte »

Mission auprĂšs de Jahangir (1605-1627)

Missionnaire (habillé de noir) présent au darbar de Jahangir

Apparemment plus ouvert au christianisme, le prince Salim – devenu l’empereur Jahangir - est cependant de caractĂšre moins prĂ©visible que son pĂšre. Son attitude est ouvertement chrĂ©tienne, sauf lorsqu’il a besoin de soutiens musulmans comme lors de la rĂ©bellion de son fils Khusru. « J’ai une grande dĂ©votion pour le Seigneur JĂ©sus » dit-il. Il collectionne les images pieuses, porte une croix en or au cou, mais explique-t-il aux missionnaires, il ne peut ĂȘtre satisfait d’une seule femme. Le pĂšre JĂ©rĂŽme Xavier lui offre son Miroir de la vĂ©ritĂ© (A'ĂŹina-yi haqq-numa) un ouvrage de doctrine chrĂ©tienne. Plus tard (1609) il Ă©crira pour lui un livre sur les devoirs du roi.

Jahangir visite l’église d’Agra, surtout pour la fĂȘte de NoĂ«l. Il souhaite que s’y trouve son image, « pour que les pĂšres puissent prier pour lui ». Son dais est portĂ© par quatre chrĂ©tiens portugais. Des chrĂ©tiens font partie de son entourage immĂ©diat dont un armĂ©nien qui obtient la permission de construire des Ă©glises Ă  Lahore et Ahmedabad. Les pĂšres ont une place d’honneur lors des audiences publiques de l’empereur. Un tĂ©moin anglais rapporte que Jahangir aurait publiquement affirmĂ© que le christianisme Ă©tait la vraie religion et que ‘Mahomet n’était que mensonges et fables’.

L’espoir des jĂ©suites est au zĂ©nith lorsque Jahangir suggĂšre que trois neveux (fils de son frĂšre dĂ©cĂ©dĂ©) soient baptisĂ©s. AprĂšs avoir Ă©tĂ© instruits dans la religion chrĂ©tienne par le pĂšre Corsi ils sont baptisĂ©s le par JĂ©rĂŽme Xavier lors d’une cĂ©rĂ©monie publique, prĂ©cĂ©dĂ©e d’une imposante procession (Ă  dos d’élĂ©phants) les acheminant Ă  travers la ville, du palais Ă  l’église. On leur donne les noms des rois d’Espagne et du Portugal : Don Felipe, Don Henrique et Don Carlos. Cette extraordinaire nouvelle est communiquĂ©e au vice-roi de Goa et par lui, Ă  Philippe III, roi d’Espagne. Celui-ci Ă©crit Ă  Jahangir lui assurant qu’il se considĂ©rerait comme le parrain de ses trois neveux. Deux ans plus tard, lors de nouvelles tensions politiques entre le Portugal et Mogor, les princes ‘rendent leur crucifix aux pĂšres’. Jahangir lui-mĂȘme semble plus d’une fois sur le point de demander le baptĂȘme, mais ne fera jamais le pas dĂ©cisif.

JĂ©rĂŽme Xavier vieillit et retourne Ă  Goa en 1614, oĂč il meurt trois ans plus tard. D’autres missionnaires prennent la relĂšve. La mission elle-mĂȘme change progressivement en s’élargissant, ne se limitant plus au seul travail auprĂšs de l’empereur et de sa cour. François Corsi (1573-1635), un Florentin, apprend la langue locale, l’hindoustani. Joseph de Castro (1577- 1646) fait de mĂȘme: il est le premier Ă  ne pas ĂȘtre engagĂ© dans les affaires de la cour (sauf Ă  la fin de la vie de Jahangir). Son Ă©nergie est principalement consacrĂ©e au dĂ©veloppement du collĂšge d’Agra. L’un et l’autre missionnaires sont enterrĂ©s dans le cimetiĂšre d’Agra.

Pour des raisons commerciales les Anglais tentent de pĂ©nĂ©trer la cour de l’empereur moghol. Des missions diplomatiques sont envoyĂ©es auprĂšs de Jahangir, dont celle de William Hawkins. Les Portugais s’y opposent farouchement et ont le soutien des jĂ©suites. À Agra Hawkins craint les jĂ©suites : « qui sont comme des chiens enragĂ©s faisant tout leur possible pour m’envoyer dans l’autre monde ». AprĂšs Hawkins arrive Paul Canning avec une lettre du roi Jacques. Dans cette lutte d’influence Ă  la cour les jĂ©suites sortent gĂ©nĂ©ralement vainqueurs, non pas sans que de dĂ©plorables querelles forcent parfois l’empereur Ă  intervenir personnellement


En 1613 un grave incident a lieu. Les Portugais saisissent un navire moghol appartenant Ă  la mĂšre de l’empereur. Les reprĂ©sailles ne sont pas que commerciales. Les Ă©glises d’Agra et de Lahore sont fermĂ©es, les allocations aux pĂšres sont supprimĂ©es, les chrĂ©tiens fuient Agra. La mission est au bord du dĂ©sastre. Cependant, la crise est rĂ©solue aussi soudainement qu’elle est apparue. Un accord est bientĂŽt signĂ© entre le Portugal et les Moghols, avec restitutions des biens confisquĂ©s. Mais cela rĂ©vĂšle la fragilitĂ© de la mission. La rivalitĂ© diplomatique avec les Anglais continue.

En 1615 arrive Ă  Agra une ambassade anglaise de trĂšs haut niveau. Elle est conduite par Sir Thomas Roe. La lutte d’influence Ă  la cour de Jahangir n’en est que plus intense. Les Portugais perdent du terrain. Tout en manifestant dans son journal[7] une grande aversion pour les jĂ©suites toujours prĂȘts Ă  lui mettre des bĂątons dans les roues, Roe Ă©tablit avec le pĂšre François Corsi, Ă  l’initiative de ce dernier, une relation de courtoise collaboration dans les domaines qui ne touchent pas les intĂ©rĂȘts divergents. La mission de Roe est un succĂšs : les Anglais sont autorisĂ©s Ă  utiliser les ports moghols pour y faire du commerce. C’est le point de dĂ©part de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Cette mission diplomatique se termine avec le dĂ©part de Roe en 1618.

Jahangir continue Ă  se montrer favorable au christianisme et aux pĂšres, sans jamais faire le pas tant espĂ©rĂ© des missionnaires. Il rĂ©primande les membres de sa cour qui nomment ‘Isa’ (JĂ©sus) sans ajouter le terme honorifique de ‘Hazrat Isa’ (le Seigneur JĂ©sus). Il reproche Ă  un armĂ©nien de ne pas porter de petite croix au cou
 Les missionnaires estiment que sa femme, Nur Jahan est l’obstacle principal Ă  sa conversion. Le prince Parviz, le successeur prĂ©sumĂ© qui donnait Ă©galement quelque espoir, dĂ©cĂšde en 1626.

Jahangir meurt le . Tout en Ă©tant pieux comme son pĂšre Akbar, il n’en avait pas le raffinement culturel et l’esprit de recherche. Les commentateurs Ă©crivent cependant qu’il Ă©tait plus attachĂ© au Christ qu’à Mahomet. Lorsque malade, il parlait volontiers de devenir chrĂ©tien
 aprĂšs son rĂ©tablissement ! Une rumeur circula qu’il avait reçu le baptĂȘme secrĂštement. Selon Roe ces histoires rĂ©pĂ©tĂ©es de conversion annoncĂ©e puis diffĂ©rĂ©e n’étaient que gesticulations diplomatiques sans sĂ©rieux engagement.

Mission auprĂšs des successeurs

Sous Shah Jahan (1627-1658)

Sous Shah Jahan, empereur de 1627 Ă  1658, les perspectives de la mission s’obscurcissent. Shah Jahan n’a ni sympathie ni antipathie pour le christianisme et les pĂšres. Par contre il est rapidement en conflit avec les portugais et les consĂ©quences en sont graves pour les chrĂ©tiens. La conduite des Portugais au Bengale (en particulier Ă  Chittagong oĂč ils se comportent en pirates) conduit l’empereur Ă  assiĂ©ger Hugli qu’il conquiert en 1632. Plusieurs milliers de chrĂ©tiens, portugais et autochtones, sont emmenĂ©s comme esclaves Ă  Agra. C’est la plus grave persĂ©cution jamais vĂ©cue dans l’empire moghol. Beaucoup meurent de mauvais traitements reçus, y compris les prĂȘtres qui accompagnaient les prisonniers. La chapelle des martyrs dans le cimetiĂšre d’Agra est Ă©rigĂ©e Ă  leur mĂ©moire. Seuls sont mieux traitĂ©s ceux qui renoncent Ă  la foi chrĂ©tienne.

Les missionnaires n’ont plus guĂšre d’influence Ă  la cour et sont en peine pour venir en aide aux prisonniers. D’ailleurs la vague d’hostilitĂ© anti-portugaise a fait des dĂ©gĂąts Ă  leur Ă©glise qui est fermĂ©e pour un temps. Dans les annĂ©es qui suivent la situation des prisonniers s’amĂ©liore et les pĂšres peuvent les recevoir pour des services pastoraux. Tout cela se fait sous haute surveillance. Par ailleurs les relations des JĂ©suites avec les Anglais s’amĂ©liorent.

La relĂšve est assurĂ©e, entre autres, par Antonio Ceschi (Italien arrivĂ© en 1645), Antonio Botelho, portugais et supĂ©rieur du collĂšge d’Agra de 1648 Ă  1654, et surtout Heinrich Roth, jĂ©suite bavarois arrivĂ© Ă  Agra en 1653. Il est le premier Ă  se tourner dĂ©libĂ©rĂ©ment vers la culture et langue sanscrite (au lieu du persan de la cour impĂ©riale), la population de l’empire moghol Ă©tant largement hindoue. Roth, recteur du collĂšge d’Agra depuis 1659, y accueille en 1662 Albert Dorville et Johann Grueber qui, partis de PĂ©kin onze mois auparavant, ont traversĂ© le Tibet et le NĂ©pal, et sont en route pour Goa. Leur Ă©puisement est tel que Dorville meurt peu aprĂšs, Ă  Agra (). Roth accompagnera Grueber Ă  Goa, et de lĂ  Ă  Rome[8]

Shah Jahan Ă©tant plus distant, les chrĂ©tiens et leurs missionnaires sont moins protĂ©gĂ©s. Les jĂ©suites n’ont plus l’accĂšs facile auprĂšs de l’empereur. Les incidents avec les musulmans se multiplient dans la mĂȘme mesure. Antonio Ceschi les trouve ‘hostiles’. De plus en plus le travail des missionnaires consiste en fait Ă  s’occuper des petites communautĂ©s chrĂ©tiennes d’Agra, de Delhi et de Lahore, et du collĂšge d’Agra.

Un dernier espoir disparait lorsque le fils hĂ©ritier de Shah Jahan, DĂąrĂą ShikĂŽh, perd la lutte pour le trĂŽne. Il est vaincu par son jeune frĂšre Aurangzeb et fait prisonnier en 1658. Ce prince, Ă  beaucoup d’égards semblable Ă  son arriĂšre grand-pĂšre Akbar - intellectuel, tolĂ©rant et ouvert aux questions religieuses (il avait relancĂ© la coutume des dĂ©bats religieux) - est sauvagement assassinĂ© en prison sur ordre d'Aurangzeb (1659). Il avait repris contact avec les jĂ©suites. Un jĂ©suite des Pays-Bas aux propensions scientifiques, Henri Uwens (1618-1667), connu comme ‘Henri Busi’, avait Ă©tĂ© spĂ©cialement envoyĂ© Ă  Agra pour satisfaire Ă  la curiositĂ© scientifique de Dara Shikoh. Ce missionnaire austĂšre et bienveillant, compĂ©tent, cultivĂ© et raffinĂ© avait d'excellents rapports avec le prince qui l'estimait beaucoup. Busi Ă©tait le ‘padre’ chrĂ©tien lors des dĂ©bats organisĂ©s par DĂąrĂą ShikĂŽh : il exposait la doctrine de la foi chrĂ©tienne de maniĂšre trĂšs courtoise.

Avec l’accession d’Aurangzeb sur le trĂŽne moghol (1658), la mission particuliĂšre auprĂšs des empereurs moghols est pratiquement terminĂ©e, mĂȘme si les changements ne sont immĂ©diatement perceptibles. Le travail missionnaire continue cependant auprĂšs des populations locales.

Sous les successeurs

BientĂŽt la politique religieuse d’Aurangzeb s’affirme, surtout aprĂšs la mort de Busi (1669) pour lequel il gardait de l’estime. La taxe sur les infidĂšles (la ‘DjizĂźa’) est rĂ©introduite (1679), qui devient un fardeau intolĂ©rable pour les chrĂ©tiens, mĂȘme si les missionnaires obtiennent quelques exemptions. Les conversions sont interdites, sauf vers l’Islam. Goa n’est de plus aucun soutien, ni politique ni financier, les Portugais ayant perdu leur prĂ©dominance sur les mers et leur prestige de ‘puissance mondiale’ Ă©tant fort Ă©cornĂ© par les Anglais et Hollandais.

Les rapports annuels des jĂ©suites font Ă©tat de grandes difficultĂ©s financiĂšres et d’engagement missionnaire limitĂ© par les circonstances au simple service pastoral des communautĂ©s chrĂ©tiennes de l’empire moghol. Cela ne les empĂȘche pas de chercher d’autres terrains de mission. Un voyage explorateur au ‘Kafiristan’ (nord-est de l’Afghanistan) est sans suite (1678). Une tentative d’expansion du cĂŽtĂ© du Bengale (1680), province de l’empire moghol oĂč se trouve une communautĂ© chrĂ©tienne relativement importante, se heurte aux moines augustiniens. Le pĂšre Marco-Antonio Santucci et ses quelques compagnons s’en retirent en 1685. Des contacts sont tentĂ©s avec quelques royaumes voisins : NĂ©pal, Tripura, Deoghar (royaume de Gond).

Des contacts occasionnels avec les successeurs d’Aurangzeb, BahĂądur ShĂąh puis Jahandar ShĂąh, ont lieu de maniĂšre indirecte. Donna Juliana, dame chrĂ©tienne de haut rang et grande influence Ă  la cour des moghols, fait discrĂštement passer aux empereurs les images pieuses dont ils sont trĂšs friands (en transgression des prĂ©ceptes de l’Islam). À la mort de Juliana (1734) tout contact cesse. Lorsque Nadir Shah de Perse conquiert et saccage Delhi en 1739, la mission est moribonde. Elle continue auprĂšs du raja de Jaipur, Jai Singh Sawai, passionnĂ© d’astronomie, qui en fait est surtout intĂ©ressĂ© Ă  obtenir des jĂ©suites astronomes et mathĂ©maticiens


En 1759 lorsqu’ils sont expulsĂ©s de tous les territoires portugais, les jĂ©suites ont encore cinq Ă©glises et congrĂ©gations chrĂ©tiennes dans l’empire moghol : Narwar, Jaipur, Agra et deux Ă  Delhi. Avec leur expulsion de Goa, la mission jĂ©suite de Moghol ne saurait survivre longtemps.

À la suite de la suppression universelle de la Compagnie de JĂ©sus (1773) les deux derniers jĂ©suites en remettent la responsabilitĂ© aux pĂšres Carmes (1781). L’un, Joseph Tieffenthaler, gĂ©ographe de renom, sillonnera l’Inde septentrionale y faisant des relevĂ©s scientifiques qu’il envoie en Europe. Il meurt Ă  Lucknow en 1785. L’autre, François-Xavier Wendel reste responsable de la petite communautĂ© catholique d’Agra jusqu'Ă  sa mort en 1803. Paradoxalement la disparition du dernier jĂ©suite coĂŻncide avec la chute de l’empire Moghol, la ville de Delhi Ă©tant prise par les forces anglaises en .

Les pĂšres carmes d’abord (1781), et les capucins de Patna ensuite (dĂ©but du XIXe siĂšcle) sont nommĂ©s administrateurs du ‘vicariat gĂ©nĂ©ral du grand Moghol’.

Bibliographie

  • Pierre du Jarric : Akbar and the Jesuits, London, 1926.
  • Fernao Guerreiro: Jehangir and the Jesuits, London, 1930.
  • Henri Hosten: List of Jesuit Missionaries in ‘Mogor’ (1580-1803), dans The Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1910, Vol.VI, p. 527-542.
  • Edward MacLagan: The Jesuits and the Great Mogul, Burns & Oates, London, 1932.
  • Arnulf Camps: Jerome Xavier S.J. and the Muslims of the Mogul empire, Fribourg (Suisse), Nouvelle revue de science missionnaire, 1957, 260p.
  • John Correia-Afonso: Jesuit letters and Indian History (1542-1773), Bombay, 1969.
  • Paul Jackson : Jesuits at Akbar’s court, dans The Journal of Sophia Asian studies, Sophia University, Tokyo, 1994 (no 12), p. 201-211.
  • Youri Martini, Akbar e i Gesuiti. Missionari cristiani alla corte del Gran Moghul, Il Pozzo di Giacobbe, Trapani 2018, (ISBN 978-8861246911).
  • Youri Martini, Akbar et les jĂ©suites. Missionnaires chrĂ©tiens Ă  la cour du Grand Moghol, Éditions Docteur angĂ©lique, 2022, (ISBN 978-2-918303-41-1).

Notes et références

  1. Les jĂ©suites de Goa Ă©taient connus comme ‘Paulistes’ car ils avaient repris la direction du collĂšge Saint-Paul
  2. Traduit de John Correia-Afonso : Letters from the Mughal court, Anand, 1988, p. 1
  3. Commentary of Father Montserrate on his journey to the Court of Akbar, (ed. par J.S. Hoyland), London, 1922, p. 63-64
  4. Commentary, ibid., p. 192
  5. Edward MacLagan : The Jesuits and the great Mogul, London, 1932, p. 47.
  6. Le texte se trouve dans Arnulf Camps : Jerome Xavier S.J. and the Muslims of the Mogul empire, Fribourg (Suisse), Nouvelle revue de science missionnaire, 1957, p. 201
  7. Publié et édité par William Foster : The embassy of Sir Thomas Roe to the court of the Great Mogul, 1615-1619: as narrated in his journal and correspondence (Vol.2), The Hakluyt society, 1899
  8. À Rome ils rencontreront Athanasius Kircher ; leur collaboration est Ă  l’origine de la premiĂšre grande Ɠuvre encyclopĂ©dique sur la Chine et l’Asie, la ‘China illustrata’ de 1667
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