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Le Voyage (Bernward Vesper)

Le Voyage (titre original allemand Die Reise) est un livre de l'écrivain, éditeur et militant politique d'extrême gauche allemand Bernward Vesper, rédigé entre 1969 et 1971, et publié à titre posthume en 1977, soit six ans après le suicide de l'auteur, dans une version établie à partir des tapuscrits qui avaient été fournis à l'éditeur, mais que Vesper se réservait de réviser ultérieurement, et de divers feuillets découverts après sa mort.

Die Reise

Die Reise au format de poche. En arrière-plan, article du Süddeutsche Zeitung (consultation libre) sur le livre.

Cet ouvrage hors norme, qui se prĂ©sente comme une longue et dĂ©routante succession, apparemment arbitraire, de fragments hĂ©tĂ©roclites de nature diverse – textes autobiographiques pour la plupart, mais aussi rĂ©flexions politiques personnelles, comptes rendus d'un trip sous LSD, coupures de presse etc. –, eut en son temps, au plus fort des annĂ©es de plomb en Allemagne, et bien qu'Ă©tant d'une lecture souvent ardue, un retentissement considĂ©rable. Venant d'un militant ayant frĂ©quentĂ© les milieux radicaux des annĂ©es 1960 en Allemagne (l'auteur fut notamment le compagnon de Gudrun Ensslin), Die Reise possède un intĂ©rĂŞt documentaire certain, apportant un prĂ©cieux Ă©clairage sur le cheminement intellectuel et psychologique de l'auteur, et, au-delĂ , de toute une gĂ©nĂ©ration, ce qui fit dire Ă  Peter Weiss que Die Reise constituait « intellectuellement le point culminant du mouvement de l'annĂ©e 1968 Â».

Quant à la structure éclatée de cet ouvrage, qualifié de roman-essai par l'auteur (alors que la fiction n'y occupe qu'une place fort réduite, sinon nulle), il apparaît malaisé de faire le départ entre ce qui est dû à son état d'inachèvement (Bernward Vesper n'eut pas en effet le temps d'en établir la version définitive) et ce qui relève d'un dessein délibéré de l'auteur, qui, pour autant qu'on en puisse juger par les lettres qu'il échangea avec son éditeur, avait conçu le projet ambitieux, mais inabouti, d'entremêler sous forme de fragments épars une série de strates (autobiographie, expérience psychédélique sous LSD, portrait du père nazi, histoire allemande etc.) en vue de les articuler l'une l'autre dialectiquement en un vaste ensemble censé apporter une vision et une compréhension politiques et historiques globales.

S'il s'agit donc bien d'un livre essentiellement politique, où toute préoccupation esthétique est explicitement, par construction idéologique, reléguée au second plan, il n'en comporte pas moins nombre de passages d'une grande beauté et intensité.

Description générale

Dans sa version allemande, Die Reise se prĂ©sente comme un ouvrage de sept centaines de pages, Ă  la typographie serrĂ©e, comprenant tout d'abord, après trois premières pages de dĂ©dicaces, le texte proprement dit, Ă©tabli par Jörg Schröder, Ă©diteur et ami de l'auteur ; ensuite la reproduction de la correspondance entre l'auteur et l'Ă©diteur, en grande majoritĂ© lettres Ă©crites par Bernward Vesper, quelques-unes seulement de la main de Schröder, s'Ă©chelonnant d' Ă  (la dernière lettre est datĂ©e du , et l'auteur s'Ă´tera la vie le de la mĂŞme annĂ©e) ; enfin, une sĂ©rie de variantes, trouvĂ©es par l'Ă©diteur sur des manuscrits Ă©pars, d'un intĂ©rĂŞt surtout documentaire, consistant en fragments très courts, sauf un, long de huit pages, dans lequel se trouve Ă©voquĂ©e la figure du père, d'un point de vue explicitement social et politique, dans une insistante optique de classe.

Le corps du texte, qui couvre 600 pages environ, apparaĂ®t comme une succession de prime abord totalement dĂ©sordonnĂ©e de fragments, de longueur très inĂ©gale, de nature et de contenu fort disparates, et qui, du moins dans le premier tiers du livre, appartiennent Ă  quatre ou cinq groupes diffĂ©rents : le rĂ©cit d'un voyage fait par l'auteur sur le littoral yougoslave de l'Adriatique ; le compte rendu hallucinĂ© des perceptions (sensorielles et visionnaires) et des pĂ©rĂ©grinations de l'auteur consĂ©cutives Ă  la prise de drogue, semble-t-il de LSD ; des souvenirs d'enfance et d'adolescence dans la maison parentale Ă  Triangel, Ă  la lisière sud de la lande de Lunebourg, oĂą domine la figure du père, autoritaire, moralisateur, poète nazi non repenti, imprĂ©gnĂ© d'idĂ©ologie nazie et dĂ©sireux d'un inculquer les principes Ă  ses enfants ; des considĂ©rations politiques, non exemptes de la phrasĂ©ologie et de la rhĂ©torique propres aux annĂ©es 1960 et 1970 ; des fragments d'introspection et d'autoanalyse ; des coupures de presse, des reproductions de questionnaires d'analyse psychologique, qu'on imagine trouvĂ©s dans quelque magazine populaire d'Ă©poque etc.

Les souvenirs d'enfance, systématiquement introduits par la mention Einfacher Bericht (litt. exposé ou communiqué simple), d'abord épars parmi les autres fragments, et agencés selon un ordre (apparemment) arbitraire, occupent au fur et à mesure que le livre avance, grosso modo à partir de la page 250, une part de plus en plus importante relativement aux fragments des autres types, tendant en même temps à adopter un déroulement linéaire, chronologique, moins entrecoupé, la narration devenant plus soutenue. Sont ainsi évoqués, dans une composition et un style presque classiques, la vie sur le domaine de Triangel dans l'après-guerre (avec une description, quasi idyllique, où ne se perçoit aucune ironie, des travaux et des jours d'une exploitation agricole – fenaison, abattage annuel, presque rituel, du cochon etc. –), le parcours scolaire de l'auteur, la figure du père, son caractère autoritaire, mais aussi son côté dérisoire avec ses conceptions hors d'âge, et la fascination qu'il exerce malgré tout sur le narrateur, les stratégies de résistance que l'auteur lui oppose (fugues hors ou au-dedans du domaine, tentatives de lui porter la contradiction, usage du dialecte berlinois appris de la grand-mère maternelle, qui réside également sur le domaine mais ne partage pas les conceptions des parents), enfin, à l'issue des années de lycée, la période d'apprentissage professionnel dans une maison d'édition et l'imprimerie de celle-ci, puis la décision prise d'entamer des études universitaires à Tübingen (c'est-à-dire dans une région qu'il avait voulu la plus éloignée possible du domicile parental), la rencontre avec Gudrun Ensslin et le départ pour Berlin, après quoi l'exposé autobiographique tend à nouveau à être englouti dans des fragments d'autres types, mais où singulièrement les fragments évoquant les sensations et visions à la suite de la prise d'hallucinogènes sont désormais quasiment absents. Tendent à s'évanouir également les évocations de la période de la guerre, que l'on trouvait plus fréquemment dans les premières pages, quoique là aussi avec parcimonie.

Le livre ne présente aucune subdivision en grands chapitres et l'on remarque dispersés dans le livre une dizaine de dessins, de la main de Bernward Vesper, sans doute volontairement gauches, d'une facture tremblotante et entortillée, vraisemblablement exécutés sous l'empire de la drogue, à l'exemple d'Henri Michaux, dont le nom est d'ailleurs cité à l'orée de l'ouvrage.

La structure chaotique, labyrinthique, où c'est souvent bien en vain que l'on s'évertue à déceler quelque principe ordonnateur, en rend la lecture laborieuse, harassante, lors même que de nombreux passages sont d'un intérêt ou d'une beauté indéniables. On relève par ailleurs que toute forme d'humour, voire d'ironie, reste singulièrement absente de ce livre.

Genèse et parution

Si le livre ne parut finalement, en petit tirage, après de longues tribulations éditoriales, que début 1977, soit six ans après le suicide de Bernward Vesper, ce ne fut pas tant, comme le précise l'éditeur Jörg Schröder (p. 601), en raison de l'état d'inachèvement du manuscrit (même si Schröder hésita quelque temps sur l'attitude à adopter face à un matériau à l'état brut et sur la manière, et la mesure dans laquelle, il y aurait lieu préalablement de le dégrossir) et du dépôt de bilan de la société d'édition März Verlag, dont Schröder était alors lecteur, que plutôt par suite du refus de plusieurs grandes maisons d'édition allemandes, avant que les droits n'en fussent finalement vendus à la firme Zweitausendeins et que celle-ci n'acceptât de publier la version préparée par Schröder.

Ce dernier, pour constituer ladite version, finit, non sans avoir un moment envisagé, et même avoir tenté, de réécrire le manuscrit, et de quelque manière mettre en œuvre les vagues indications données par l'auteur quant au remaniement ultérieur du matériau, sur la foi également de conversations qu'il eut avec Bernward Vesper, Schröder donc finit par se résoudre à une mise au net a minima, moyennant la reproduction, en fin d'ouvrage, d'une quantité de variantes, et cela après qu'il eut constaté que de toutes ses tentatives de refonte ne résultaient immanquablement que des textes très en deçà du texte brut.

La correspondance entre l'auteur et son Ă©diteur März Verlag, incarnĂ© d'abord par Karl Dietrich Wolff puis par Jörg Schröder, correspondance que ce dernier publia dans le mĂŞme volume, Ă  la suite du roman-essai lui-mĂŞme, permet de reconstituer dans les grandes lignes la genèse de l'ouvrage et le dessein de son auteur. Dans la première des lettres publiĂ©es, datĂ©e du , Bernward Vesper fait part de ce qu'il Ă©tait occupĂ© Ă  rĂ©diger un texte, « laborieusement dĂ©signĂ© par le terme de roman-essai Â» et intitulĂ© TRIP, « compte rendu exact d'un trip Ă  LSD de 24 heures, dans son dĂ©roulement extĂ©rieur aussi bien qu'intĂ©rieur Â», mais entrecoupĂ© d'observations et de rĂ©flexions personnelles qui lui sont venues sur le moment, etc., le tout devant laisser « clairement transparaĂ®tre (sa) propre autobiographie ainsi que les raisons pour lesquelles nous nous apprĂŞtons maintenant Ă  quitter l'Allemagne Â». Au scepticisme initial de l'Ă©diteur face Ă  un tel projet, qui redoutait de ne jamais voir de rĂ©sultat et de financer Ă  fonds perdus, succède bientĂ´t, dĂ©but octobre, après l'envoi d'une première livraison du manuscrit, un contrat en bonne et due forme. Suivront, Ă  rythme en principe mensuel selon les stipulations dudit contrat, d'autres livraisons, qu'accompagnaient des lettres, oĂą l'auteur prĂ©cise ses intentions, essaie de taper son Ă©diteur, exprime son optimisme sur la rĂ©ussite et le succès futur de son ouvrage, mais Ă©voque aussi ses difficultĂ©s, pĂ©cuniaires en premier lieu, le contraignant Ă  un « travail alimentaire Â», mais aussi liĂ©es Ă  l'environnement peu propice au travail d'Ă©criture qu'est alors le domaine Triangel, oĂą vit avec lui son fils Felix encore en bas âge, et oĂą il semble se heurter Ă  une sourde hostilitĂ© de la part de la population locale. Vinrent interrompre le travail « le bĂŞte accident du  Â», non autrement prĂ©cisĂ©, puis un voyage qu'il estimait devoir entreprendre en vue de la rĂ©daction de son Ĺ“uvre, et finalement la crise psychotique de Ă  Munich, lors de laquelle il saccagea le domicile d'un de ses amis, et qui entraĂ®na son internement psychiatrique, dans une clinique munichoise d'abord, puis au CHU de Hambourg.

En 1977 donc, les manuscrits qui avaient Ă©tĂ© reçus au fur et Ă  mesure par la maison d'Ă©dition März, et dont la rĂ©daction s'Ă©tait Ă©chelonnĂ©e au long d'un peu moins de deux ans, furent rĂ©unis en volume par Jörg Schröder, lequel se borna, comme indiquĂ© ci-avant, « d'Ă©diter le manuscrit tel quel, avec les variantes rĂ©dactionnelles de l'auteur lui-mĂŞme Â», cela lui paraissant ĂŞtre « le seul choix raisonnable Â» (p. 601).

En 1979, soit deux ans après la première édition, Schröder eut connaissance, par une amie de Bernward Vesper résidant à Francfort, d'un carton contenant un ensemble de feuillets laissés par l'auteur au CHU de Hambourg. Il s'agissait de photocopies du tapuscrit original avec des corrections faites à la main par l'auteur, et d'autres feuillets susceptibles de compléter la première version déjà parue de l'ouvrage. Le contenu de ces documents, dont les éditeurs – Jörg Schröder, auquel s'était joint Klaus Behnken – eurent communication, fut en partie ajouté ou intégré dans la première version, pour établir ainsi la définitive édition de dernière main.

Structure

Dans la première lettre Ă  son Ă©diteur, datĂ©e du , Bernward Vesper expose son intention de rĂ©diger un livre, dans les termes suivants :

« Je travaille en ce moment Ă  la première mouture d'un texte, laborieusement dĂ©signĂ© par « roman-essai » et intitulĂ© : TRIP. C'est la tentative de compte rendu prĂ©cis d'un trip Ă  LSP d'une durĂ©e de 24 heures, et cela aussi bien dans son dĂ©roulement extĂ©rieur qu'intĂ©rieur. Le texte est interrompu en permanence par des rĂ©flexions, des enregistrements de choses perçues sur le moment, etc. ; cependant, dans l'ensemble du contenu apparaissent clairement mon autobiographie et, par dĂ©duction, les raisons pour lesquelles nous nous apprĂŞtons Ă  quitter l'Allemagne etc. (…). Je veux ensuite refaçonner (umdiktieren) ce premier jet en plusieurs autres trips, jusqu'Ă  aboutir Ă  une "forme dĂ©finitive". Cela reprĂ©sente (…) un formidable effort psychique et physique. Â»

Il prĂ©cisera son dessein plus avant ultĂ©rieurement, le , dans une longue lettre, Ă©voquant une composition en plusieurs strates (Ebenen), comprenant :
- une première strate, porteuse du rĂ©cit du voyage rĂ©el, celui que fit le narrateur (Bernward Vesper lui-mĂŞme ?) en compagnie d'un juif amĂ©ricain (personnage rĂ©el ou fictionnel ?) sur les bords de l'Adriatique, voyage plus ou moins concomitant Ă  un ou plusieurs voyages psychĂ©dĂ©liques sous l'influence de LSD, et qui le conduisit ensuite Ă  Munich dans le parc du Hofgarten, oĂą se situe le point culminant de l'expĂ©rience, qui permet au narrateur de s'Ă©lever Ă  une perspective cosmique (terre vidĂ©e des humains, sĂ©paration entre sujet et objet, vision globale de l'Histoire etc.) ;
- une deuxième strate, porteuse des focalisations ou projections se ramifiant Ă  partir du grand courant d'hallucination psychĂ©dĂ©lique, qui Ă©clairent d'un seul coup des dĂ©roulements tout entiers, comme les Ă©pisodes de sa propre vie, en particulier l'environnement fasciste de son enfance, les « portraits Â» (au nombre de trois, le père, la mère, la femme), les entretiens avec sa mère ;
- une troisième strate, celle des observations du moment présent.

Et d'annoncer ensuite que « probablement, dans un stade ultĂ©rieur, lors de l'Umdiktieren, interviendra une fusion gĂ©nĂ©rale de ces trois strates Â».

Il n'est pas possible de présumer de ce qu'aurait impliqué le processus de fusion annoncé, mais en l'état, les différentes strates sont représentées dans le texte par des fragments juxtaposés, de taille variable, s'enchaînant et se bousculant sans transition en une longue succession dont on peine de prime abord à déceler le principe ordonnateur. L'on croit comprendre que le dessein de l'auteur est de faire contraster dans un rapport dialectique d'une part l'attitude contestataire actuelle de l'auteur – et, au-delà, de toute sa génération – et d'autre part le fonds idéologique des parents – et, à travers eux, de toute la génération précédente –, action et réaction, thèse et antithèse, que les réflexions personnelles de l'auteur, ses dissertations, ses développements politiques, ses souvenirs de militantisme politique, des coupures de journaux etc. sont supposés rattacher à une vision politique plus générale et plus théorique. Le résultat en tout état de cause est un texte heurté, hybride, hétéroclite, décousu, labyrinthique, où le lecteur est abruptement ballotté entre fragments de nature et de thématique différentes, dont il ne perçoit pas le principe qui a présidé à leur agencement.

Ce caractère éclaté n'est pas seulement imputable à l'état d'inachèvement du texte, mais résulte aussi d'un parti-pris prémédité de l'auteur, comme l'atteste le passage suivant du livre :

« Ces notes n’obéissent pas le moins du monde à une technique d’association. Elles n’ont rien à voir avec l’art ou la littérature. Je suis réduit à repérer les crêtes des icebergs. C’est tout. Ça ne m’intéresse pas de savoir si on s’y retrouve, ou mieux, j’ai renoncé à être à la fois précis et compréhensible. Je m’intéresse exclusivement à moi et à mon histoire et à ma possibilité de la saisir. » (p. 36[1])

Un peu plus loin pourtant, le mĂ©canisme d'association est bien revendiquĂ© (p.155) :

« Ă‰CRIRE : (…) Bien plutĂ´t : farfouiller avec un piquet dans un terril (…), et, après examen plus approfondi, remarquer que tout ce que des Ă©trangers, voire des trĂ©passĂ©s ont jetĂ© ici, c'est en rĂ©alitĂ© nous-mĂŞme qui l'avons fait, que ce qui dans nos mains apparaissait pourtant dĂ©jĂ  bien neuf et singulier, suscite soudainement dans notre cerveau un millier d'autres associations, de sorte que ce n'est pas du tout un terril ce sur quoi nous circulons, mais l'espace de nos reprĂ©sentations, les flux de notre cortex cĂ©rĂ©bral, tandis que nous sommes assis devant notre machine Ă  Ă©crire et enfonçons touche après touche. Â»

Ajoutant, sur la mĂŞme page :

« Processus d'Ă©criture : le bĂ©gaiement des phrases, ensuite le flux de plus en plus rapide des associations, le bouchage de plus en plus frĂ©nĂ©tique de tous les trous dans l'Ă©cheveau de la totalitĂ© (…). Â»

Mais Bernward Vesper entend aller plus loin encore, et dĂ©mantibuler les formes traditionnelles de l'expression Ă©crite, mettant en question l'idĂ©e mĂŞme de crĂ©ation artistique :

« Le carnet (Tagebuch) est par rapport au roman un formidable progrès, en ceci que l'homme se refuse Ă  subalterniser ses besoins au bĂ©nĂ©fice d'une 'forme'. C'est la dissolution matĂ©rialiste de l'art, la levĂ©e du dualisme de la forme et du contenu. (…) La langue, ses fossiles de vocabulaire et de syntaxe, totalement prisonniers dans le système, inaccessibles Ă  toute autre expression ! Â» (p. 47)

Et encore :

« Cela n'a aucun sens de vouloir faire surgir la vĂ©ritĂ© par une lutte avec le style, les mĂ©taphores etc. La condition serait que l'on cesse ses recherches et que l'on se subordonne Ă  une esthĂ©tique, telle que celle qui dĂ©termine des milliers de productions littĂ©raires. Â» (p. 69)

Ailleurs, il semble considĂ©rer comme seulement provisoire le chaos gĂ©nĂ©rĂ© par son Ă©criture, dont la cohĂ©rence se manifestera quelque jour :

« Je poursuivrai mon exposĂ©, l'effort de retrouver les souvenirs, cela dĂ»t-il m'Ă©puiser. Peut-ĂŞtre, Ă  partir de la manière mĂŞme dont tout cela aura surgi, une cohĂ©rence se fera-t-elle jour 'd'elle-mĂŞme', peut-ĂŞtre alors Ă©crirai-je une nouvelle histoire – rien ne se perd. Â» (p. 65)

Il n'est jusqu'Ă  l'imagination elle-mĂŞme qui ne soit rĂ©cusĂ©e, car servant mal le propos politique de l'auteur, ou conduisant Ă  en dĂ©tourner le lecteur :

« Le lecteur cependant n'est pas en mesure de contrĂ´ler si ce que j'Ă©cris est souvenir, compte rendu, fantaisie – et l'on devrait s'habituer Ă  dĂ©noncer la fantaisie comme un secours de fortune. Â» (p.100)

« Umdiktieren Â»

Le dessein gĂ©nĂ©ral que nous avons tentĂ© d'esquisser ne vaut vĂ©ritablement que pour les 200 Ă  250 premières pages ; dans la suite, la strate autobiographique (enfance, adolescence, premières annĂ©es de l'âge adulte) tend Ă  connaĂ®tre une hypertrophie telle, aux dĂ©pens des autres strates, que le texte prend l'allure d'une Ă©vocation de souvenirs quasi classique, mĂŞme si des fragments appartenant Ă  d'autres strates viennent encore incidemment, mais moins frĂ©quemment, s'intercaler dans le flux mĂ©morial. En particulier, la strate de l'expĂ©rience sous drogue, Ă  laquelle avait d'abord Ă©tĂ© assignĂ©e une importance si grande, ne se manifeste plus guère dĂ©sormais, et si la drogue est encore Ă©voquĂ©e, c'est sous la forme d'un fragment thĂ©orique, de rĂ©flexion, dans lequel la drogue, nommĂ©ment le LSD, est banalisĂ©e, voit mis en doute ses vertus cosmiques et son pouvoir d'Ă©lever l'individu Ă  un niveau de conscience supĂ©rieur, et se retrouve finalement rĂ©cusĂ©e comme Ă©tant peu utile, voire prĂ©judiciable, Ă  la rĂ©volution ; parallèlement se rarĂ©fient les fragments vouĂ©s Ă  des considĂ©rations sur le travail d'Ă©criture. Il s'agit en somme presque d'un autre livre. C'est lĂ , outre la structure parcellaire, un deuxième Ă©lĂ©ment d'hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de l'ouvrage, et une deuxième cause de dĂ©sarroi pour le lecteur, rĂ©sultant, sans doute, de ce que l'ouvrage fut publiĂ© tel quel, dans l'ordre des livraisons des manuscrits, c'est-Ă -dire dans l'ordre chronologique de leur rĂ©daction ; ces livraisons ayant Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es Ă  des moments diffĂ©rents, l'auteur a tout naturellement pu s'Ă©carter de son projet initial, sans avoir eu le temps ensuite d'y revenir après coup et de donner, si du moins tel eĂ»t Ă©tĂ© son dĂ©sir, plus d'unitĂ© Ă  l'ensemble.

On ne peut que spĂ©culer sur ce qu'aurait impliquĂ© cet Ă©nigmatique umdiktieren[2], auquel l'auteur fait allusion dans sa première lettre Ă  l'Ă©diteur. Dans une autre lettre, d', il reconnaĂ®t que son « manuscrit est très disparate (sehr unterschiedlich) Â», mais qu'il lui « faut absolument (ich MUSS) procĂ©der de la sorte pour en quelque mesure organiser l'abondance de la matière, les dĂ©tails etc. ; lors d'une deuxième sĂ©ance de travail (Arbeitsgang), nous rendrons tout cela Â», Ă©crit-il encore, « plus solide (wir machen's dann fester). Â»

Se serait-il agi, lors de cette rĂ©Ă©criture prĂ©vue, de mettre en Ĺ“uvre d'autres Ă©lĂ©ments structurants, de rĂ©agencer les fragments, de les ordonner ou de les mieux articuler entre eux ? D'apporter plus de cohĂ©rence, d'unitĂ©, d'Ă©quilibrer les volumes, pour rehausser les qualitĂ©s littĂ©raires de l'ensemble ? Pour ce qui est de ce dernier point, il semblerait que non : l'entreprise de mise au net en apparaĂ®t une purement politique, intellectuelle, oĂą n'interviennent que fort peu les prĂ©occupations esthĂ©tiques et le souci de cohĂ©rence littĂ©raire, comme en tĂ©moigne en effet une phrase dans la lettre d', dĂ©jĂ  citĂ©e, qui laisse peut-ĂŞtre entrevoir ce en quoi aurait pu consister pour Bernward Vesper ce travail de rĂ©Ă©criture :

« Par ailleurs, la scène insensiblement se politise, dĂ©bouche alors sur un pamphlet purement politique (?), sans que je ne le sache bien encore, mais de telle sorte qu'après cette nage existentialiste l'on ait pied sur un fond, sur lequel on pourra alors continuer (...). Â»

Le travail de l'Umdiktieren aurait ainsi pu consister plus particulièrement Ă  articuler plus avant, dans une optique purement politique, les fragments autobiographiques, les portraits, les expĂ©riences psychĂ©dĂ©liques etc. avec le niveau politique, revendiquĂ© comme la strate centrale du livre, et incarnĂ© par les diffĂ©rents fragments thĂ©oriques, souvent empreints de la phrasĂ©ologie si typique de cette Ă©poque, que l'on aurait pu considĂ©rer comme intempestifs, mais seraient au contraire la charpente intellectuelle du texte, – autrement dit : de mieux adosser les pĂ©ripĂ©ties de sa biographie personnelle et les observations faites sur l'instant etc. Ă  une thĂ©orie politique gĂ©nĂ©rale, de les rendre plus illustratives de la thèse politique de l'auteur, au lieu qu'elles apparaissent comme de simples pièces Ă©parses, isolĂ©es, versĂ©es pĂŞle-mĂŞle dans un dossier. Ce que Bernward Vesper semble confirmer dans sa lettre du  :

« (…) j'ai acquis Ă  prĂ©sent de toutes nouvelles qualitĂ©s, savoir : la comprĂ©hension globale (die groĂźe Ăśbersicht). Je puis maintenant Ă©crire au dĂ©part d'une thĂ©orie d'ensemble matĂ©rialiste, correcte de part en part, que je ne veux pas servir comme simple squelette, mais enveloppĂ© de la chair de mon histoire propre et de l'Histoire gĂ©nĂ©rale (…). Â»

En d'autres mots : il importe moins pour Bernward Vesper de transformer l'apparente cacophonie du texte en cette mĂ©lodie qu'il avait pourtant promise dans sa lettre du , ce qui eĂ»t supposĂ© la mise en Ĺ“uvre de quelque forme de contrepoint pour relier harmonieusement entre eux les diffĂ©rents fragments, que de les organiser en un Ă©difice idĂ©ologique cohĂ©rent. Ce dessein gĂ©nĂ©ral, si tant est qu'il corresponde effectivement au projet de l'auteur, risque cependant, vu l'Ă©tat du texte (que l'Ă©diteur, comme lui-mĂŞme l'a soulignĂ©, n'eut d'autre choix que de publier tel quel), de ne pas se manifester clairement Ă  la plupart des lecteurs, rĂ©duits en effet Ă  effectuer eux-mĂŞmes le travail de recomposition d'un puzzle particulièrement ardu.

RĂ©ception

Le livre connut Ă  sa parution en 1977 un grand retentissement, qui n'avait pas Ă©tĂ© escomptĂ© Ă  priori. Une des raisons de ce succès fut sans doute le suicide collectif de plusieurs membres de la RAF dans la prison de haute sĂ©curitĂ© de Stammheim près de Stuttgart, Ă©vĂ©nement central de ce qui allait ĂŞtre dĂ©nommĂ© l'automne allemand ; parmi les suicidĂ©s figuraient en effet Gudrun Ensslin, l'ancienne fiancĂ©e de Vesper, ainsi qu'Andreas Baader, alors le compagnon de vie de celle-ci. Le quotidien Frankfurter Rundschau cĂ©lĂ©bra l'ouvrage comme « la nouvelle parution littĂ©raire la plus importante de l'annĂ©e Â», tandis que Peter Laemmle le dĂ©signa comme « le testament de toute une gĂ©nĂ©ration Â» et que, dans ses carnets, Peter Weiss qualifia le Voyage de « sommet intellectuel du mouvement de 1968 Â».

Quelques recensions

  • « Son activitĂ© individuelle d'Ă©criture (de Bernward Vesper) reflète l'Ă©chec collectif de cette gĂ©nĂ©ration qui a surgi au milieu des annĂ©es 1960 et se proposait de changer la sociĂ©tĂ© figĂ©e des États industrialisĂ©s occidentaux, mais qui, semble-t-il, se retrouve aujourd'hui avec guère plus, dans les mains vides, qu'une impuissante espĂ©rance. Â»
Uwe Schweikert dans la Frankfurter Rundschau.
  • « Die Reise s’est plutĂ´t mal vendu, puis vint l’automne allemand (...). Le livre de Vesper, c’est ce que recommandait autrefois n’importe quel critique, est un livre qui doit ĂŞtre lu, comme procĂ©dure de l’échec et comme portrait d’une gĂ©nĂ©ration perdue. » (...)
« Cependant, que Die Reise soit un roman et non pas une confession, que Schröder nomme « essai romanesque » dans le sous-titre, est dû au fait que l’écriture du roman est restée au stade de tentative. »
Claudius Seidl (Ă©dition du dimanche du quotidien Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung du ).
  • « Cet opus magnum hybride reprĂ©sente l’hĂ©ritage des annĂ©es 1968. Par la diversitĂ© de son contenu (entre le passĂ© national-socialiste et les visions du futur) et par son hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© au niveau de la forme (entre le journal incomplet et un essai narratif), il dĂ©passe toutes les Ĺ“uvres qui, se servant du mouvement Ă©tudiant, rĂ©Ă©crivent l’histoire. »
Roman Luckscheiter in Die Neue ZĂĽrcher Zeitung du (Suisse)
  • « Die Reise fut la contribution de Vesper Ă  la rĂ©volution, Ă  une vraie rĂ©volution, une rĂ©volution effective, une rĂ©volution enthousiaste. Il prĂ´nait la danse, l’ivresse et surtout l’écriture comme moyens de changer le monde — très « annĂ©es 1970 », pourrait-on objecter. »
Martin Zeyn, dans TAZ du (TAZ est un quotidien de gauche).
  • « Le dĂ©bat sur les causes du terrorisme est encore loin d'avoir seulement commencĂ©, et cela ne nous avancera Ă  rien, ni ne nous aidera en rien, de se satisfaire ici d'un simple sentiment d'horreur. La lecture du Voyage pourrait, Ă  cet Ă©gard, ĂŞtre un dĂ©but... Vesper a connu la plupart des gens de ce milieu, les nomme, nous renseigne sur eux... Le Voyage comprend des passages qui ont valeur littĂ©raire ; s'y trouve, au-delĂ  du cĂ´tĂ© autobiographique-authentique, une sĂ©rie d'observations, de descriptions, d'analyses, de reprĂ©sentations de notre bienheureux monde – reprĂ©sentations dĂ©notant, de façon Ă  peine perceptible, un basculement dans le dĂ©sespoir (…). Le caractère privĂ© du Voyage de Vesper n'est qu'apparence ; jusques et y compris dans son Ă©gotisme, Vesper n'est jamais son seul rĂ©fĂ©rent. Il souffrait de quelque manque, que nul jamais ne combla ou ne sut combler – cependant qui donc est celui qui d'abord refusa, avant que Vesper ne tombât lui-mĂŞme dans un refus total ? … Certes non, ce n'est point une lecture 'bienfaisante' que celle-ci, mais nĂ©cessaire, cela oui, et importante. Â»
Heinrich Böll (sur la 4e de couverture de l'éd. de poche Rororo).

Adaptations Ă  l'Ă©cran

Le roman-essai de Vesper a été porté à l'écran en 1986 par le metteur en scène suisse Markus Imhoof, sous le titre Die Reise ; Markus Boysen, Will Quadflieg, Corinna Kirchhoff et Claude-Oliver Rudolf y jouent les rôles principaux. Le film fut primé à la Biennale de Venise, au festival de cinéma de Chicago, au festival de Berlin (dans la série allemande), au festival de Montréal et au festival de la Nouvelle-Delhi.

Une version radiophonique du Voyage, créée en 2003, fut distinguée par le Hörspielpreis der Akademie der Künste (Prix de la dramatique radiophonique de l'Académie allemande des Arts).

En 2011 est sorti le film d'Andres Veiel, intitulé Wer wenn nicht wir (litt. Qui donc, si ce n'est nous), avec dans les rôles principaux August Diehl (incarnant Bernward Vesper), Lena Lauzemis (Ensslin) et Alexander Fehling (Baader), lequel film s'appuie sur la triple biographie Vesper, Ensslin, Baader de Gerd Koenen, parue en 2003.

Bibliographie

Éditions

  • Version originale allemande : Die Reise. Romanessay. Ausgabe letzter Hand. März-Verlag, chez Zweitausendeins, Berlin, 1977. Éd. de poche Rororo, (ISBN 978-3499150975).
  • Traduction française : Le Voyage : Roman essai. Traduction HĂ©lène Belletto-Sussel. Coll. Bibliothèque allemande, Hachette 1981. (ISBN 978-2010069475).

Ouvrages et articles sur Die Reise

  • Franziska Georgii, « Le voyage de Bernward Vesper : la provocation comme posture existentielle », Les chantiers de la crĂ©ation. Revue pluridisciplinaire en Lettres, Langues, Arts et Civilisations, Aix-en-Provence, UniversitĂ© Aix-Marseille,‎ (ISSN 2430-4247, lire en ligne, consultĂ© le ).
  • (de) Georg Guntermann, « Tagebuch einer Reise in das Innere des Autors. Versuch zu Bernward Vespers Romanessay Die Reise », Zeitschrift fĂĽr deutsche Philologie, Berlin, vol. 100, cahier 2,‎ , p. 232–253
  • (de) Frederick Alfred Lubich, Der moderne deutsche Schelmenroman. Interpretationen (Ă©ditĂ© par Gerhart Hoffmeister), Amsterdam, 1985/86, « Bernward Vespers Die Reise – Der Untergang des modernen Pikaro », p. 219–249
  • (de) Frederick Albert Lubich, « Bernward Vespers Die Reise. Von der Hitler-Jugend zur RAF. Identitätssuche unter dem Fluch des Faschismus », German Studies Review, Baltimore, Johns Hopkins University Press, vol. 10, no 1,‎ , p. 69–94 (lire en ligne)
  • (en) Andrew Plowman, « Bernhard Vesper's Die Reise. Politics and Autobiography between the Student Movement and the Act of Self-Invention », German Studies Review, Baltimore, vol. 21,‎ , p. 507–524
  • (de) Roman Luckscheiter, Rausch (=Heidelberger JahrbĂĽcher, vol. 43, Ă©ditĂ© par Helmuth Kiesel & Dieter Dollinger), Berlin, Springer, (ISBN 3-540-66675-3), « Der revolutionäre Rausch. Bernhards Vespers Roman Die Reise und das psychedelische Bewusstsein von 1968 », p. 273–292
  • (de) Gerrit-Jan Berendse, « Schreiben als Körperverletzung. Zur Anthropologie des Terrors in Bernhard Vespers Die Reise », Monatshefte, Madison, University of Wisconsin, vol. 93, no 3,‎ , p. 318–334
  • (de) Ulrich Breuer, Text und Welt (=Saxa, Ă©ditĂ© par Christoph Parry), vol. 8, Vaasa (Finlande), , « Sich erzählen. Sich (Bernward Vespers Die Reise) verstehen », p. 116–124
  • (de) Sven Glawion, NachBilder der RAF (Ă©ditĂ© par Inge Stephan & Alexandra Tacke), Cologne, Böhlau, (ISBN 978-3-412-20077-0, lire en ligne), « Aufbruch in die Vergangenheit. Bernward Vespers Die Reise (1977/79) », p. 24–38
  • (de) Thomas KrĂĽger, « “… macht die blaue Blume rot!” Bernward Vesper’s Die Reise and the Roots of the “New Subjectivity” », Seminar. A Journal of Germanic Studies, vol. 47, no 3,‎

Notes

  1. Traduction Hélène Belletto (autres traductions par nos soins).
  2. Mot typiquement germanique que nous sommes assez embarrassĂ©s de traduire. La particule verbale um renferme l'idĂ©e de tourner, retourner, convertir, transformer ; diktieren est tout simplement dicter. Il Ă©tait en effet question d'avoir recours, pour la rĂ©Ă©criture, d'un ou plusieurs magnĂ©tophones.
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