Lalla Manoubia
Lalla Manoubia (arabe : للا المنوبية soit Lalla Mannūbiyya[1]) ou Saïda Manoubia (السيدة المنوبية), de son vrai nom Aïcha Manoubia (عائشة المنوبية), née en 1199 à La Manouba et morte en avril 1267, est une sainte tunisienne.
Naissance | |
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Décès | |
Nom dans la langue maternelle |
عائشة المنوبية |
Nom de naissance |
Aïcha Manoubia |
Période d'activité |
XIIIe siècle |
Membre de |
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Sa renommée est telle qu'elle lui vaut un récit hagiographique intitulé Manâqib (Vies, vertus et prodiges de la sainte) et rédigé par l'imam de la mosquée de La Manouba. Consécration très rare pour une femme, il révèle des éléments doctrinaux importants où la sainte revendique ouvertement le statut de « pôle des pôles » — la plus haute dignité dans la hiérarchie soufie — et le statut du vicaire de Dieu sur terre. De plus, il montre une femme imprégnée du savoir scientifico-théologique et très instruite sur le Coran[2].
Elle étudie les hadîths et les sciences de la jurisprudence islamique après avoir reçu sa formation d'Abou Hassan al-Chadhili dont elle est une élève[2]. Ce dernier la nomme même à la tête de son ordre, la Chadhiliyya, lui conférant le statut de pôle de la confrérie, dirigeant de ce fait des imams[2]. Elle va jusqu'à prier à la mosquée Zitouna de Tunis en compagnie des hommes, ce qui constitue un « fait révolutionnaire dans l'histoire du monde musulman »[2].
Lalla Manoubia était considérée comme la sainte protectrice de sa région (La Manouba), attirant une vénération égale à celle de Sidi Bou Saïd au cap Carthage, de Sidi Mahrez, Sidi Belhassen et Sidi Ben Arous à Tunis[3].
Biographie
Jeunesse en rupture
Issue d'une famille du faubourg de La Manouba[2], Lalla Manoubia vit une enfance paisible dans cette fin du XIIe siècle et ce début du XIIIe siècle. Son père, qui veille à l'instruire, la confie à l'enseignement coranique[2]. Très vite, elle fait montre d'élans mystiques et désire mieux pénétrer les mystères de l'islam. À l'âge de neuf ans, elle est très différente des autres enfants : c'est une enfant prodige mais on la considère comme anormale et plus tard on la traitera de folle. À douze ans, elle éprouve le besoin de s'isoler dans les vergers aux environs du village, peut-être pour méditer ou pour prier. Elle se lie alors avec un personnage qui subjugue ses contemporains, Abou Hassan al-Chadhili, avec qui elle est surprise un jour en pleine discussion. La réaction du père et de la société de l'époque ne se fait pas attendre : elle doit mettre un terme à ces « promenades douteuses » et son père doit lui trouver un mari comme le veut la tradition.
La décision du père est d'autant plus urgente que les commérages frôlent le scandale et que la beauté de la jeune fille suscite beaucoup de convoitises. On vient demander sa main mais Lalla Manoubia oppose une fin de non-recevoir[2]. Ces épousailles forcées la mettent sur la voie de l'errance, la cohabitation avec la famille étant devenue impossible. Elle part pour Tunis puis vers de multiples retraites qui la conduisent loin de la capitale[4]. Elle partage sa vie entre la quête de la science, l'action et la méditation[2].
Méditation et dévotion
Lalla Manoubia s'installe alors au cœur de Tunis, non pas dans la médina mais en dehors de l'enceinte, dans le faubourg populaire d'El Morkadh. Elle se garde de compter sur le soutien de ses fidèles et préfère travailler, rompant ainsi avec l'image de la femme entretenue[5]. Pieuse, elle traverse Tunis « pauvrement vêtue et le visage découvert, n'hésitant pas à converser publiquement avec les hommes »[2]. Elle travaille pour gagner sa vie et pratique l'aumône, partageant ses maigres ressources avec les femmes en détresse, se plaçant ainsi du côté des faibles, des marginaux et des opprimés qu'elle soutient et réconforte par sa charité et sa spiritualité.
Ses actions la rendent célèbre et d'une qualité morale incontestable mais en font aussi l'incarnation d'un certain contre-pouvoir : elle prolonge dans son parcours la révolte contre le symbole de l'autorité aliénante. Son antagonisme vis-à-vis des pouvoirs publics se mue en un affrontement de plus en plus violent entre une religion officielle régie par un malikisme hégémonique et une forme populaire de religiosité contestataire et maraboutique.
Femme à la personnalité forte et très instruite, elle demeure célibataire et partage son savoir et son instruction religieuse avec les hommes, même si cela ne plaît pas aux réformateurs musulmans. Ceux-ci ont d'ailleurs cherché de tous temps à canaliser le mysticisme féminin qu'ils finissent par considérer comme une déviance tellement il déborde, à leurs yeux, des cadres habituels de l'expression de la piété. Lalla Manoubia est crainte par ses homologues masculins par peur du désordre qu'éveille sa conduite ou sa beauté. Ses détracteurs n'hésitent pas à l'accuser de tous les maux dont la débauche et le libertinage : ses accusateurs rapportent qu'elle se retire sur les hauteurs du djebel Zaghouan, parfois en compagnie de son fidèle préféré, pour y méditer sur la passion de Dieu et « savourer les plaisirs de l'amour ». On raconte que s'il lui reste une pièce de monnaie dans sa poche, sans qu'elle ne la donne comme aumône, elle dit que cette nuit son culte est manquant[6].
Crainte ou aimée, elle est malgré tout sollicitée aussi bien par des hommes que par des femmes en difficulté pour sa capacité à entrer en contact avec le monde invisible peuplé d'esprits, de saints et de prophètes qui sont perçus comme des intermédiaires entre les hommes et Dieu. Certains oulémas prennent même l'habitude de se déplacer à son domicile le jour de l'Aïd al-Adha pour lui présenter leurs vœux. Lorsqu'elle meurt en 1267, sous le règne du sultan Abû `Abd Allah Muhammad al-Mustansir[6], toute la ville de Tunis suit son cortège funèbre jusqu'au cimetière El Gorjani où son mausolée a été sauvegardé dans la verdure[2].
Mausolées
Après sa mort, elle est inhumée sur l'une des collines de Tunis où elle a l'habitude de se retirer pour prier. Deux zaouïas lui sont dédiées, l'une autour de sa maison natale à La Manouba et l'autre à Tunis, dans le quartier de la Sayida sur les hauteurs de Montfleury ; cette dernière est restaurée en 1993[7].
Au XIXe et au début du XXe siècle, les beys lui rendent visite dans sa zaouïa de Tunis lors de parcours rituels effectués à l'occasion de l'Aïd al-Adha. Jusqu'au début du XXe siècle, Lalla Manoubia est considérée comme la sainte de Tunis et bénéficie de la vénération des grandes familles de la ville. Jusqu'à la fin des années 1950, les sanctuaires de la sainte sont en effet fréquentés principalement par des familles de beldis. Même chez les grandes familles bourgeoises qui ont quitté le centre pour investir de nouveaux quartiers, délaissant ainsi les sanctuaires, l'attachement à Lalla Manoubia et à ces rituels demeure tout comme la nostalgie de ce mode de religiosité, de l'ambiance et des émotions qu'il implique. Par la suite, d'autres endroits, en particulier au djebel Zaghouan, font l'objet de pèlerinages. Sa sépulture est visitée, les lundis et vendredis, par les femmes de toutes classes et de toutes origines afin d'obtenir l'exaucement de leurs vœux ou obtenir la guérison de malades ; les adeptes viennent aussi le dimanche participer à la cérémonie de transe animée par des officiantes femmes.
Le tombeau, ainsi que tout ce que contient le mausolée de La Manouba comme meubles, sont ravagés par un incendie criminel à l'aube du [8] - [9].
Héritage
En 1974, l'écrivain Jacques Revault affirme :
« Une mention spéciale doit être faite du disciple tunisien le plus remarquable de Sidi Abû l-Hasan, une femme, la fameuse Sayyida A‘isa al-Manubbiya, ou Lalla Mannubiya. Elle était du village de la Manouba, à six kilomètres à l'Ouest de Tunis, où dès l'âge de douze ans, à la suite de visions, sa vocation se manifesta. Adulte, imprégnée de l'enseignement d'Abu l-Hasan, elle vécut à Tunis, sauf quelques retraites à Zaghouan. Elle allait vêtue misérablement, à travers les rues, de préférence dans les nouveaux quartiers hafsides, affectant l'allure excentrique d'une démente (mahbula) ; mais on lui attribuait des miracles, et le peuple la respectait. Des ulémas ayant réclamé l'arrestation de cette femme dont l'extravagance et la libre conduite au milieu des hommes faisaient, pour d'aucuns, scandale, le souverain lui-même se serait opposé à ce qu'on portât la main sur un personnage aussi populaire, et dont la vengeance eût été redoutable. Certains fonctionnaires du culte officiel ne craignaient pas de rendre hommage à ses mérites et à sa vertu. Elle mourut en rajeb 665/avril 1267, et fut inhumée au point le plus élevé de la hauteur qui domine Tunis au Sud-Ouest, au lieu qui prit dès lors le nom de « La Manoubiya » (al-Mannubiyya). Sa tombe est toujours visitée, aux jours qu'elle avait indiqués elle-même de son vivant, le lundi et le vendredi, particulièrement par les femmes atteintes de stérilité[3]. »
Lalla Manoubia incarne non seulement l'aspect spirituel et moral mais aussi la condition de la femme tunisienne au XIIIe siècle et les préoccupations et désirs de l'homme. Elle est une incarnation étonnante dans le contexte de la société de la fin du XIIe siècle : révolte contre l'autorité du père, rejet de l'institution du mariage et adoption de l'état de célibat accompagné d'un militantisme omniprésent. Cela a été perçu comme suffisant pour susciter une aura partagée de peur et de vénération. Par ailleurs, les histoires populaires et pratiques rituelles des saints et des saintes de Tunis soulignent que le rapport à l'espace est déterminé selon le sexe. Seule Lalla Manoubia fait exception à la règle : la femme sainte ne prend pas part au voyage initiatique. Néanmoins, elle quitte le domicile paternel pour prêcher à Tunis, reçoit et partage son instruction religieuse avec les hommes (contrairement aux autres saintes).
Notes et références
- Enzo Pace, « Nelly Amri, La Sainte de Tunis. Présentation et traduction de l'hagiographie de ‘Aisha al-Mannūbiyya ; Katia Boissevain, Sainte parmi les saints. Sayyda Mannūbiyya ou les recompositions cultuelles dans la Tunisie contemporaine. Arles, Sindbad, coll. « La Bibliothèque de l'islam », 2008, 291 p. ; Tunis, Paris, IRMC, Maisonneuve & Larose, 2006, 261 p. », Archives de sciences sociales des religions, no 148, (ISSN 0335-5985, lire en ligne, consulté le ).
- « Sayida Manoubiya : elle allait, visage découvert, s'entretenant avec les hommes... », sur lequotidien.tn, (consulté le ).
- Jacques Revault, Palais et résidences d'été de la région de Tunis (XVIe-XIXe siècles), Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, coll. « Études d'antiquités africaines », , 628 p. (ISBN 2-222-01622-3, lire en ligne), p. 342.
- La plupart des saintes abandonnent généralement leur famille dès qu'elles se sentent touchées par la grâce divine. N'étant pas frappées par les mêmes tabous que les femmes ordinaires dans leur rapport avec les hommes, elles sont souvent assimilées à des libertines.
- En effet, les femmes de cette époque sont exclues de tout pouvoir et confinées dans un rôle de subordination et de dépendance religieuse.
- Hosni Abdelwaheb 1965.
- « Cérémonie au mausolée de Saïda Manoubia », sur lequotidien.tn, (consulté le ).
- « La Manouba : la zaouïa de Saïda Manoubia incendiée », sur turess.com, (consulté le ).
- « Le mausolée de Saïda Manoubia saccagé et incendié », sur turess.com, (consulté le ).
Bibliographie
- Hassan Hosni Abdelwaheb, Tunisiennes célèbres, Tunis, Al Manar, .
- Nelly Amri (trad. de l'arabe), La Sainte de Tunis : présentation et traduction de l'hagiographie de 'Aisha al-Mannûbiyya, Paris, Sindbad, , 291 p. (ISBN 978-2-7427-7579-8).
- Katia Boissevain, Sainte parmi les saints : Sayyda Mannûbiya ou les recompositions cultuelles dans la Tunisie contemporaine, Paris, Maisonneuve et Larose, , 264 p. (ISBN 978-2-7068-1930-8).
- Émile Dermenghem, Le culte des saints dans l'Islam maghrébin, Paris, Gallimard, , 350 p. (ISBN 978-2-07-021066-4).
- Abdelhamid Larguèche et Dalenda Larguèche, Marginales en terre d'Islam, Tunis, Cérès, , 185 p. (ISBN 978-9973-700-99-5).
Liens externes
- Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste :