Jean-Jacques Surian
Jean-Jacques Surian, né le à Marseille, est un peintre et céramiste français.
Naissance | Marseille |
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Nationalité | |
Activité |
peinture, céramique |
Formation | |
Influencé par |
Inspiration de La Divine Comédie de Dante |
Biographie
Jean-Jacques Surian a réalisé de nombreuses expositions, sa première a eu lieu à Marseille en 1965. Il a été inspiré par les peintres de sa région, Cézanne, et Vincent van Gogh. Il défend l’idée que « l’art est un engagement d’une vie avec la liberté de création liée à la nécessité intérieure », en accord avec Yves Michaux[1].
Jean-Jacques Surian a été remarqué par le magazine Art Actuel en 2004 (article illustré no mars/) en exposant une série de tableaux à Aix-en-Provence sur La Divine Comédie de Dante. Le musée d'Aix-en-Provence a acquis en 2005 le triptyque La Vie édifiante de Cézanne. Il a participé en 2006 à « l'année Cézanne » avec une exposition au musée des tapisseries d'Aix-en-Provence, où il a réinterprété l'œuvre du maître d'Aix. La ville d'Aix lui a demandé de réaliser une œuvre en faïence et haut-relief en grès avec l'atelier[2] et le sculpteur céramiste Pierre Architta, pour marquer l'année Cézanne 2006. Elle est destinée à être installée sur un mur pignon de la ville en .
Le peintre
Voici ce qu'écrit Bruno Ely, conservateur en chef du musée des Tapisseries et du pavillon de Vendôme d'Aix-en-Provence (en 2010 conservateur en chef du Patrimoine, directeur du musée Granet) dans sa préface du catalogue de l'exposition de Jean-Jacques Surian : Cézanne, une relecture.
« Le mythe, comme la savonnette, nous glisse entre les doigts[3].»
« mi mise dentro a le segrete cose. »[4] « il me découvrit les choses secrètes. » dit Dante à propos de son guide Virgile. Jean-Jacques Surian, artiste marseillais, n'est pas un inconnu dans nos musées aixois. Au printemps 2004, il a déjà investi le pavillon de Vendôme et le musée des Tapisseries avec plus de cent dix œuvres, peintures, dessins et céramiques, sur le thème de La Divine Comédie de Dante, fruit du travail de près de cinq années.
À l’occasion du centenaire de la mort de Paul Cézanne, nous avons voulu inviter Jean-Jacques Surian à une relecture de l'œuvre et de la vie du maître d'Aix. Avec humour, décalage, abondance, générosité, l'artiste nous livre La Vie édifiante de Cézanne, composée de dessins, de toiles, d'œuvres en volume aux matériaux divers et d'un livre/objet réalisé en collaboration avec sa femme Anne-Marie. L'ensemble de ces œuvres a été conçu pour l'exposition au musée des Tapisseries.
À l’époque des hommages unanimes et appuyés, des références dithyrambiques et des encensements généralisés, au moment où la gloire peut aussi étouffer l'homme et l'artiste, à l'instant où « un cézanne » vaut au bas mot cinquante millions de dollars, à l'heure où le plus grand des artistes subit toutes les récupérations sociales et surtout celles commerciales, souvenons-nous que la création est avant tout la liberté, liberté d'inventer et d'imaginer, liberté de penser, liberté de critiquer. Remettre en cause, ne pas accepter l'opinion commune, voir autrement, ont choqué du temps de Cézanne, peut-on faire en sorte de continuer aujourd'hui ?
À soixante-quatre ans, Jean-Jacques Surian accuse un parcours remarquable et une vitalité créatrice non seulement intacte mais renouvelée. De 1966 à 1970, il a donné des « peintures d'humeur », expressionnistes, dans l'esprit de Dubuffet, Appel, le groupe CoBrA voire Gaston Chaissac. L'anonymat de la couleur, absence volontaire de touche ou de manière, s'expriment avec violence jouant d'un graphisme proche du graffiti. Les aplats de couleurs, mais plus volontiers le noir et blanc, et le gris, dominent les années 1970, période « bonbon sucé » avec des références suaves et sirupeuses au cinéma américain, au travers de clichés de plateau des studios hollywoodiens. Déjà apparaissent les jeux sur les mythes, le passé, le présent, l'artistique, le vulgaire. La décennie des années 1980 voit l'abandon du cliché, le coup de pinceau devient la base de la construction picturale. L'expérience du pastel sert à la construction de nouveaux espaces dans la peinture, contrastes lumineux, effets de matière. Les thèmes « sociaux » se succèdent en séries La Vie de bureau (1987), Réunions (1989) [scènes de la sociabilité marseillaise], VRP blues (1990). En 1992, La Vie d'un boxeur, met en évidence, mythologie et réalisme au pastel, le boxeur métaphore du Christ, du peintre. « Il est l'homme de douleur et divinité en gloire. »[5].
Les mythes et la « mise en gloire » ne cesseront désormais d'occuper le terrain de son œuvre. Ses « mythologies » en 1999, mettent en scène souvenirs et fantasmes, Brigitte Bardot et le magicien de bande dessinée Mandrake, l’actrice américaine Raquel Welch et Bécassine. À la fusion des formes du fond, Surian va substituer la fusion des images, des thèmes et des sens. Les anamorphoses plastiques laissent la place à celles du temps et de l'espace. Yves Michaud, dans un texte Le Maquereau métaphysique, avait déjà écrit en 1993 : « Depuis ses militaires et CRS de 1968 jusqu'aux grands tableaux marseillais actuels, Surian a remarquablement enrichi et élargi sa vision. Celle-ci s'est compliquée, approfondie, et elle ouvre sur des entreprises de plus en plus ambitieuses. »[6].
Les grands mythes ne lui font plus peur. La Bible et ses « grandes amoureuses », Judith, Salomée, Sarah. Ovide et ses Métamorphoses deviennent l'objet d’un roman-photo mettant en exergue la femme, le mari et l'amant. La série La Guerre de Troie (1997) est marquée par l'apparition des références à la bande dessinée, le retour aux citations photographiques et un modèle plastique basé sur la dissociation de l'espace et la multiplicité des techniques (fusain, acrylique, huile, vernis, pastels, crayons de couleur). Les grands mythes de l'histoire, la mythologie, deviennent des faits divers contemporains. Il en est ainsi pour l'assassinat de Paolo et Francesca da Rimini par le mari jaloux dans La Divine Comédie de Dante. L'ouvrage consacré, monument de la littérature universelle, peut devenir, avec Jean-Jacques Surian, un roman-photo médiéval. Antoine de Rivarol au XVIIIe siècle, disait que la langue française s’effarouchait à chaque page de Dante. Faisant suite à ses « Mythologie » et « Faits Divers », la vision de La Divine Comédie de l’artiste contemporain, non seulement ne s’effarouche pas, mais décape en toute liberté cet antique texte tabou.
Lorsque Surian s'empare d'un thème, il se l'approprie, l'investit, le transcende, le dissèque, l'imagine, l'extrapole, l'amplifie, l'emplit, le vit, le cultive, le transforme, le romance, le triture. Il rend sensible la distance réelle entre l'œil et l'objet. « … le peintre n'a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. Il ne peint donc pas pour reproduire sur la toile un objet fonctionnant comme un modèle, il peint sur des images déjà là , pour produire une toile dont le fonctionnement va renverser les rapports du modèle et de la copie. »[6]. C'est ce qu'il a fait avec la figure emblématique de van Gogh pendant plus de vingt cinq ans, travail qui s'est clôturé en 2000 par une exposition à la Fondation Vincent van Gogh à Arles.
Entre 1975 et 1976, première série, Le Retour de Van Gogh, face au mercantilisme de l'art, Van Gogh devient le peintre maudit qui réussit dans la vie. Le cinéma avec le film La Vie passionnée de Vincent van Gogh de Vincente Minnelli sert de repoussoir au peintre. Le singe géant King Kong, métaphore du cinéma américain ou de l'artiste rejeté par la société, offre des fleurs à Van Gogh ! Entre 1999, Suite pour le ciel étoilé, et 2000, Le Voyage à Marseille, une deuxième époque, comme une confession de Van Gogh, met en scène, par télescopage d'images, les rapports amoureux et conflictuels entre le peintre hollandais et la ville d'Arles et l'impossible séjour à Marseille pour rencontrer Monticelli qui prendra la forme d'une installation. « Le personnage deVan Gogh évoque le santon, art populaire de Provence, les pieds sont figés, immobiles, immuables, pris dans la glaise. Jean-Jacques Surian rend hommage à Vincent en le « santibellisant», ce qui est un honneur réservé aux gens illustres ou mythiques. »[7]. D'autres ont déjà « santibellisé » Cézanne, en vrais santons de terre ou de bronze.
« Je feuillette mes documents comme je cherche une couleur. Mes documents, mes livres (sur l'art, sur la publicité, sur le cinéma 1940-1960), autant de touches de couleurs sur une palette. »[8]. Tous les fragments du peintre forment des ensembles insécables. Chaque détail est nécessaire à l'ensemble. Le monde de Surian est un monde à part, sans hiérarchie apparente ni temporalité précise. Il n'y a ni espace ni temps définis, le passé s'entremêle au présent dans une confrontation d'images où chefs-d'œuvre de l'histoire de l'art, documents photographiques d'après-guerre, images publicitaires, bande dessinée, se juxtaposent sans ordre de préséance. Dans cette apparente contradiction stylistique, plastique, technique, thématique, ce que l'on ressent avant tout dans les œuvres de Jean-Jacques Surian, c'est une jubilation, un plaisir extrême, une sorte de jouissance, jouissance de la peinture même. Mélange des techniques, huile, encres, crayons, acrylique, fusain, feuilles de cuivre, paillettes et des matériaux qui dans ses mains se transforment en véritable travail d'orfèvrerie dont le summum est atteint dans La Vie édifiante de Cézanne par le « Grand Reliquaire ». L'histoire de Cézanne traitée comme un matériau, l'art est devenu matériau d'une pratique artistique. L'art du passé servait de modèle, depuis Picasso, le Pop Art, Bacon, Lichtenstein, l'art est devenu support critique tout en envahissant le champ de la pratique artistique. Cézanne recommandait de peindre « sur nature ». Surian peint sur nature le mythe cézannien. De recyclage des images en mise en abîme, d'elliptiques combinatoires en polysémie, de collages sans collage, ce sont toujours de faux restes, des mémoires transformées et incomplètes, lues en fonction de sa propre nature, sa propre culture, son propre ressenti, entre puzzle et kaléidoscope, jeu de l'oie et labyrinthe d'images. »
— Bruno Ely, Conservateur en chef du Patrimoine, directeur du Musée Granet, Entretien de J.-J. Surian avec Bruno Ely dans son atelier le 20 février 2004.
Au bord de l'Arc
Commentaire de Bruno Ely sur le panneau de gauche du triptyque de l'exposition "CĂ©zanne, une relecture".
« On nous dit, qu'à la fin de sa vie, Cézanne allait sur les bords de l'Arc pour surprendre des bidasses en train de se baigner. Que devant les contraintes sociales d'une petite ville de province, il préférait aller « croquer » des soldats se baignant dans la rivière plutôt que d'employer des modèles féminins posant nus devant lui. Il ne voulait pas finir en « Sardanapale » comme il le disait lui-même, Toutes ces préventions anecdotiques cachent mal, sans doute, le fait que Cézanne n'ait plus besoin à la fin de sa vie de modèle, ni de photographie, ni de gravure, ni de dessins de nu anciens, pour produire son œuvre. Dans cette toile, Surian évoque l'histoire de la représentation féminine, de Picasso au manga. Il mélange, comme à son habitude, les genres. Mélangeant eux-mêmes tradition et futurisme, la culture antique chinoise et celle des États-Unis, les Japonais ont inventé le genre « manga » qui fait fureur auprès des jeunes de la vieille Europe. La mythologie gréco-latine, si chère à Cézanne, a été ainsi récupérée par le Japon des bandes dessinées et des dessins animés. La pin-up, modèle féminin archétypal, stéréotype de la femme idéale dans les années 1950 qui a frappé à jamais l'imaginaire du jeune Jean-Jacques, rejoint des modèles plus actuels de la femme fatale, en tous cas séductrice et dangereuse comme s'en méfiait Cézanne. De dessous affriolants en socquettes coquines de Lolita en goguette, Surian décline les évidences médiatiques de la séduction. Une jupe verte comme celle de Bécassine (ce personnage, ancêtre de la bande dessinée, est une autre référence de prédilection de l'artiste) troussée… une tahitienne de Gauguin, devenue une vahiné du film mythique des Révoltés du Bounty… une prostitué russe refusant d'être photographiée… une femme habillée comme un nu de Picasso pour ses Demoiselles d'Avignon, tableau par lequel on fait communément commencer l'Art moderne…
À gauche en noir et blanc, une scène d'intérieur dans laquelle Surian se retrouve enfant attablé avec son père et sa mère aux fourneaux dans la cuisine en train de faire ses devoirs avec son pull jacquard. Le peintre construit ses tableaux par images en rupture les unes avec les autres. Il avant besoin de cette rupture par rapport au thème des Baigneuses et à ses avatars. En fond de ces modernes et variées Baigneuses, se profile une vue de Gardanne actuelle, ses cheminées, l'usine, le post-Cézanne industriel qui marque encore la ville. Au-dessus, comme en lévitation, une maison représentée dans un tableau de Cézanne Maisons près de Gardanne (1885-1886), Washington, National Gallery of Art. La maison est « flottante » comme vestige illusoire « sauvé de la merde de Gardanne » comme le dit Surian. Il s'agit encore d'une autre maison de Lorette (voir plus haut) transposée en Provence et la Casa Santa, la maison de la Vierge, devient celle peinte par Cézanne. Le « culte » cézannien est une nouvelle fois mis en œuvre par l'artiste contemporain. Citons un témoignage qui date de 1921 : « Les deux maîtres qui «tiennent le coup » sont Auguste Renoir et Paul Cézanne. Mais si les jeunes gens admirent Renoir, ils ne se réclament pas de lui. Au contraire, dans l'Europe entière, tous ceux qui font profession de couvrir de couleurs des toiles vierges, ont pris, pour Mecque, Aix-en-Provence ; et, sciant un pied à leur table de cuisine, choisissant dans le cellier, le fruit le plus vert, et, dans le buffet, l'assiette la plus fruste, s'écrient : « Saint Cézanne, priez pour nous ! » (Jean-Louis Vaudoyer, « Les Arts : Quelques aspects du « Cézannisme » », in L'Opinion, 8 janvier 1921, p. 39) En bas à droite, le Divorce de Paul Bourget de l'Académie française est, pour Jean-Jacques Surian, en référence au divorce de l'art. Paul Bourget (1852-1935), par ses livres, comme Un Divorce (1904), marque un retour au roman psychologique au lendemain du naturalisme. Il s'appuiera sur la nécessité de la restauration du sentiment religieux dans la société, pensée qui l'amènera aux doctrines de l'Action française. L'homme offre un tableau de Cézanne à sa femme « tu m'offres un Cézanne et pas un diamant, je divorce »… imagine le peintre. En bas à gauche, une 4 CV avec un couple en train de pique-niquer est tirée d'une photo noir et blanc de Doisneau. Le pique nique se transforme en nature morte à la Cézanne, pommes, poires, linge blanc. Les congés payés, la paix sociale, l'évolution sociale, toute une époque évoqués par cette image du célèbre photographe et transposée par Surian. Cette 4 CV et ce qu'elle « véhicule » comme souvenirs, comme stéréotype pour le peintre et pour d'autres, est un symbole, une forme allégorique de la paix comme précédemment dans la série consacrée à van Gogh en 2000, comme dans la série de La Divine Comédie. Le couple en vacances pique-nique devant la montagne Sainte-Victoire, mais est-ce Sainte-Victoire ? C'est une montagne emblématique que Surian évite consciencieusement de faire ressembler à celle de Cézanne.
Au sommet, supervisant toutes ces saynètes, dominant l'ensemble, la figure de Cézanne tirée d'une célèbre photographie du peintre partant sur le motif… à Auvers-sur-Oise, dans sa période dite impressionniste, passée en partie aux côtés de son ami Camille Pissarro. Depuis cette image a été déclinée en trois dimensions en bronze et en terre cuite, elle a été « santibellisé » du provençal santibelli qui veut dire « santons ». Cézanne est ainsi mis en gloire au-dessus de la maison de Lorette/Gardanne, façon « Apothéose de Cézanne ». Drôle de gloire, presque à la manière baroque, mieux, médiévale et presque renaissance si l'on se réfère aux anges théophores (du grec : portant Dieu) empruntés au maître de Moulins de la fin du XVe siècle. Référence farfelue ? Pas tout à fait si l'on pense à L’Apothéose de Delacroix que Cézanne peindra à la fin de sa vie, après 1890, et dans laquelle on voit le peintre romantique tant admiré pour ses talents de coloriste, allongé, à la manière baroque, sur des nuages, dominant l'évocation de quelques peintres impressionnistes dont Monet, Pissarro et Cézanne lui-même. « Très réfèrent et irrévérencieux » nous dit Surian, les touches de couleur sont « cézanniennes », les arbres au-dessus sont de forme ogivale dans l'esprit du tableau Grandes Baigneuses de Philadelphie, ultime version sur ce thème. »
— Bruno Ely
« Quelles idées burlesques, informes, ne naissent point de son esprit malignement railleur. »
— Lettre de Cézanne et Baille à Zola, le 26 juillet, 1858
Le céramiste
« Surian : l'Enfer d'après Dante
Il fallait déjà y penser, puis le faire !
Représenter le diable, l'enfer, sans ironie particulière
Illustrer Dante, au premier degré, comme un artiste médiéval : en croyant à Dieu et au Diable
En mélangeant les techniques, les matériaux, les couleurs
Ă€ l'Ă©poque de l'art conceptuel, du tout ordinateur
En adoptant la céramique comme moyen d'expression, ce matériau qui relève de l'art mineur parce que c'est le moyen d'expression du peuple, que désespérément les artistes céramistes tentent d'éloigner du kitsch original - vous en voyez une résurgence en ce moment dans les vitrines, ces petits cochons roses dans des positions les plus érotico-immondes - Le kitsch ne finit pas, il répond à un désir, peut-être même à un besoin. Parfois, les céramistes imitent la peinture. Dans les années 1820-1850, toutes les manufactures de porcelaine en Europe ont considéré qu'il était de leur devoir de reproduire la peinture à l'huile pour la sauvegarder. Façon ironique de faire savoir aux hommes du grand art que leur grand art est condamné par le temps, alors que la céramique est indestructible. Enfin… tant qu'on ne la fait pas tomber par terre ! Plus souvent qu'on le croit, des peintres envisagent de faire de la céramique, je ne sais pas très bien pourquoi. Dès la fin du XIXe siècle, Théodore Deck créait des plats très plats, très grands, que d'assez modestes peintres décoraient. Cela donne de grands plats très décorés, beaux, plus picturaux que céramiques dans la mesure où la pâte employée par Théodore Deck, très sèche, constitue un support inerte.
Heureusement, les peintres de Deck pratiquaient la peinture académique de leur époque et leur manière très plate était bien adaptée à cette technique artistique. À la fin du XIXe siècle, un artiste patenté fit plus que s'intéresser à la céramique : il la fit sienne. Paul Gauguin demanda au céramiste Ernest Chaplet de l'initier au maniement de la terre et en fit usage, essentiellement en 1886-1887. Ce n'est pas notre propos ici d'analyser dans le détail cette collaboration, en tout cas les deux artistes se sont indiscutablement enrichis l'un l'autre, Chaplet apportant à Gauguin l'usage du grès, Gauguin montrant à Chaplet un usage des couleurs particulièrement efficace, pour aller vite. Pourtant, si impressionnantes soient les céramiques de Gauguin, d'une part elles n'appartiennent pas vraiment au champ de l'histoire de la céramique, mais bien à celui de l'histoire du peintre, qui finalement, en 1895, renonça à elle pour se consacrer à l'art du bois, et à celui de la peinture.
Ce sont les émules des peintres de Deck qui furent les plus nombreux : une récente exposition (en 2000) au musée de la Faïence, au château Pastré à Marseille : De la couleur et du feu, céramiques d'artistes de I885 à nos jours a raconté ces expériences dont chacun pourra juger de la qualité des réussites, à la vérité pour le moins inégales. En France, on peut signaler les tentatives du début du XXe siècle, avec les œuvres de Vlaminck, par exemple, ou de Rouault : il s'agit vraiment de peinture sur faïence, avec toutes les limites que cela comporte. C'est Picasso, dans l'immédiat après guerre de 1939-1945, qui a inauguré un autre comportement : toujours avec le support professionnel d'authentiques céramistes (ici les Ramié), il s'est emparé de la terre pour en faire, comme Gauguin, non de la céramique, mais de l'authentique "Picasso" ; seulement, comme Picasso était aussi un authentique décorateur, il s'est bien gardé de négliger la qualité proprement céramique de ses créations… L’œuvre de Picasso a joué un rôle considérable dans l'histoire de la céramique de la seconde moitié du XXe siècle français, la libérant du poids du passé, l'engageant résolument dans le mariage des formes non traditionnelles et des couleurs les plus vigoureuses. Cette fois-ci hors de France, la troisième grande tentative d'adoption, par des peintres, des techniques céramiques, fut celle du groupe Cobra. Rebelles aux sècheresses du fonctionnalisme, ils créèrent aussi bien en peinture qu'en céramique des œuvres libérées de toute tradition formelle aussi bien que de tout contrôle par le "bon goût", pour eux incarné par l'autorité du milieu artistique parisien. Installé en 1954 à Albisola Mare, près de Gênes, dans ce village qui est le pendant italien de Vallauris, Asger Jorn reçut l'aide du céramiste Tullio Mazzotti. II fit venir ses amis, et ensemble ils se lancèrent dans de fructueuses séances collectives de créations céramiques. Les plus récentes manifestations des retombées de ce mouvement libérateur sont les créations de Pierre Alechinsky qui, à Grasse dans l'atelier de Hans Spinner, décore de grandes plaques en lave émaillée. On trouvera un récit plus détaillé de ces épisodes marquants pour l'histoire de l'art (mais est-ce de l'art céramique ? À mes yeux rarement, ce qui en soi n'est pas grave !) dans le catalogue de l'exposition du musée marseillais que nous citions plus haut. Or ce catalogue s'achève, en son numéro 202, par van Gogh attaqué par des cigales géantes qui date de 2000 et qui constitue un élément de l'installation Le voyage à Marseille. II s'agit d'une œuvre de Jean-Jacques Surian. Nous y voilà . Les monstres attaquent ! L’intrusion de la céramique n'est pas tout à fait nouvelle pour Surian. Il est peintre, c'est entendu, mais de longue date il est aussi soucieux du volume, même s'il l'a d'abord envisagé sous d'autres formes, par exemple en réalisant des figures en papier mâché. Seulement, on peut faire du papier mâché à son gré, pour faire de la céramique il faut un apprentissage. Surian, comme ses prédécesseurs peintres/décorateurs sur céramique, a travaillé avec des hommes de l'art, maîtres de leurs moyens techniques : André Innocenti et l'atelier Ravel à Aubagne. Je gage qu'il ne s'est pas contenté de leur demander de l'aide, mais qu'il a assimilé leurs contraintes et la richesse de leurs possibilités : ça se voit. Mais pour ce qui est de les détourner de leurs voies coutumières, il s'en est donne à cœur joie. Innocenti/Ravel/Surian… Il faut désormais ajouter Dante à ce trio improbable, pour obtenir le quatuor qui nous occupe aujourd'hui, mais pas n'importe quel Dante. Celui-ci nous a raconté la vie éternelle, donc l'Enfer mais aussi le Paradis ; ce dernier aspect de la vie éternelle n'est pas encore représenté par Surian. On sent qu'il ne lui serait pas très difficile de montrer le Paradis terrestre : ses grands plats au décor luxuriant, sinon luxurieux, y pourvoiraient aisément. Non, ce sont les figures de Dieu, de ses saints, de ses anges qui lui poseraient des problèmes iconographiques : pour représenter Béatrice, il faudrait une figure vraiment belle, ce qui n'est pas au goût du jour, alors Surian triche un brin, nous présente Bécassine pour incarner la Pureté, Dieu sous la forme gentille d'un clochard un peu père Noël, et la Sainte Vierge est une statuette de réemploi… Ces figures ne sont pas importantes, mais il est important qu'elles existent : l'Enfer n'est l'Enfer que parce que le Paradis existe.
Bref, Surian nous représente l’Enfer. Comme il a renoncé à la facilité que s'offraient ses prédécesseurs peintres/utilisateurs de céramique, il ne se contente pas de transposer sur des plats ses peintures sur toile. Il fait vraiment de la céramique, en ronde-bosse. Ou plutôt il plaque sur la céramique, souvent fournie par l'Atelier Ravel, de petites figures qui évoquent irrésistiblement un détournement de santons : les santons sont des figures paradisiaques inspirées par notre monde, naïvement considérées comme une représentation idyllique de notre monde, tout en évoquant, chacun l'espère, le monde futur. Il utilise le prototype du santon pour, le détournant de toutes les manières possibles, en faire l'image de l'homme maudit. Il n'en est que plus fidèle à l'esprit biblique. Ainsi, plus que peintre/céramiste, se fait-il plasticien/céramiste, double révolution pour un artiste qui par ailleurs semble plutôt inspiré par la bande dessinée : la compréhension de chaque œuvre nécessite une vraie culture "dantesque", au sens littéral du terme. Quant à son univers, il se caractérise par un mot : grouillant ! Les vers qui se nourrissent de viande pourrie ne sont pas loin, même si ici nous les voyons surtout sous la forme de fesses et de seins, de langues pendantes et de sexes dressés.
Pour donner corps et image à l'Enfer, non pas tout seul en artiste un brin délirant, mais avec l'aide d'entreprises parfaitement raisonnables, il doit falloir être un diable d'homme… »
— Par Antoinette Faÿ-Hallé, directeur du musée national de céramique, Sèvres
Notes et références
- « Les questions de la qualité, de la valeur artistique, de la signification spirituelle ou religieuse, de la portée historique, le caractère précieux ou unique, rien de cela n'est sans importance, mais la manifestation de l'identité est anthropologiquement plus immédiate. Remettre ainsi en relation art, culture et identité, c'est revenir à des choses beaucoup plus et beaucoup moins simples que celles que nous prétendons le plus souvent saisir dans l'art. » Yves Michaux, L'Art à l'état gazeux, 2003, Éditions Stock.
- DĂ©coramique
- Bernard Mutaner, « Les Retours de van Gogh ou les retrouvailles impossiblement possibles », in catalogue Surian, Le Retour de Vincent Van Gogh, 1975-2000, Fondation Vincent Van Gogh, Arles, 2000, p. 92.
- Dante, Divine Comédie, chant III
- Gilbert Lascault, « Le Blues de Champion marseillais », in Jean-Jacques Surian, Éditions Athanor et Muntaner, 1993, p. 91.
- Jean-Jacques Surian, Ă©ditions Athanor et Muntaner. 1993, p. 101.
- Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, p. 57.
- Bernard Mutaner, « Les Retours de Van Gogh ou les retrouvailles impossiblement possibles », Cf. note 1, p. 90.
Bibliographie
- Jean-Jacques Surian, de l'anecdote à l'universel, 1960-2011, 2012. 22 × 27 cm, couverture rigide, dos toilé, 362 pages couleurs, Editions Autres Temps. Textes de Yves Michaud, Christiane Courbon, Michel-Charles Guérin et Jean Arrouye.
- Cézanne, une relecture, 2006, 23 × 23 cm, catalogue Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence, (dans le cadre de l’année Cézanne), 56 pages couleurs, textes de Bruno Ely et J-J Surian
- La Divine Comédie, 2004, 3 catalogues, 27 × 21 cm. Catalogues Musée des Tapisseries, Pavillon de Vendôme et galerie des Eyguesiers, Aix-en-Provence, 2 catalogues de 63 pages couleurs et 1 de 12 pages couleurs, textes de Bruno Ely et Hervé Castanet.
- Inferno, 2002, 27 × 24 cm, couverture souple avec rabat intérieur, Catalogue exposition céramiques, Atelier Thérèse Neveu, Aubagne. 84 pages couleurs, textes d’Antoinette Faÿ Hallé, Philippe Carresse, Éric Mathieu, Jean-louis Marcos.
- Abécédaire, 2001, 22,5 × 25 cm, couverture rigide, 133 pages couleurs, (détails des peintures de 1962 à 2001), texte de Jean-Louis Marcos, édition : Images en manœuvres / Arrimage-midi
- Le Retour de Van Gogh, 2000, 26 × 21 cm, couverture souple, Catalogue « Le retour de Van Gogh « Fondation Van Gogh, Arles 117 pages, noir et blanc et couleurs, textes de Jean-Pierre Ostende, Jean Boissieu, Jean-Louis Marcos, Bernard Muntaner
- Monographie, 1993, Format à l’italienne 22 × 31 cm, couverture toilée rigide, 100 reproductions dont 60 en couleurs, textes de Jean Arrouye, Jean-Louis Marcos, Roland Truphéme, Gilbert Lascault, Yves Michaud, Édition : Athanor/Muntaner
Voir aussi
Liens externes
- Biographie et quelques reproductions de ses œuvres (peinture et céramiques) sur le site « art et toile »
- Extrait du film consacré à ses travaux de céramiste (exposition Inferno 2002)
- Interview sur le site de Pebeo
- Présentation sur le site de la galerie Anna-Tschopp (Marseille)