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Forteresse de l'Oubli

La Forteresse de l'Oubli fut, durant l'Antiquité tardive, une des plus célÚbres prisons de l'empire sassanide, destinée à enfermer les opposants au pouvoir impérial perse. Elle est située en Susiane, dans le Khouzistan iranien.

Origines de la prison et sources

Origine du lieu et premiĂšres mentions

La Forteresse de l'Oubli est mentionnĂ©e dans les textes pour la premiĂšre fois en 368 apr. J.-C., lorsque le roi d’ArmĂ©nie Arsace fut dĂ©chu de son trĂŽne par l’expansion sassanide dans le Caucase du Sud.

Selon Ammien (XXVII, 12, 3), le grand roi Shapur II l’invita Ă  un banquet et, aprĂšs l’avoir aveuglĂ© et enchaĂźnĂ©, le fit emprisonner dans un castellum puis mourir sous le coup de la torture. Cette information, succincte chez Ammien est parallĂšle Ă  une bien plus complexe tradition armĂ©nienne reprĂ©sentĂ©e par le Pseudo-Fauste de Byzance (IV, 54 ; V, 7), mais aussi par MoĂŻse de KhorĂšne (III, 35) et par la plus tardive Vie de Saint Nerses.

Cette tradition est reprise dans un rĂ©cit dĂ©taillĂ© de Procope (Bell., I, 5, 9-40), qui se rĂ©fĂšre Ă  la « tradition Ă©crite des ArmĂ©niens », selon laquelle le castellum est affublĂ© du nom Ă©vocateur de « Forteresse de l'Oubli ». Selon le Pseudo-Fauste de Byzance et Procope, ce nom se rĂ©fĂ©rait Ă  une loi persane selon laquelle il Ă©tait interdit sous peine de mort de mentionner l’identitĂ© des prisonniers[1].

ThĂ©ophylacte localise la prison et la dĂ©crit — dans un passage relatant les Ă©vĂ©nements de la fin des annĂ©es 570 —, comme « un lieu de rassemblement mixte d’hommes en tribulation Â» (III, 5, 2 s.). Il se rĂ©fĂ©rait Ă  l’origine des prisonniers car la Forteresse recevait Ă  ce moment-lĂ  des Cadusiens (une population iranienne de la Caspienne), des habitants de Dara, ville conquise en 573, « et pour le reste, d’autres hommes qui partageaient ce triste sort »[1].

Un nom et une localisation incertains

Le nom de Forteresse de l'Oubli est probablement une reconstruction — pĂ©jorative — armĂ©no-byzantine basĂ©e sur l'Ă©tymologie : Procope et ThĂ©ophylacte parlent bien de lĂ©thĂ©e pour la dĂ©signer, mais Ammien parle simplement du castellum d'Agabana. La traduction armĂ©nienne de « phrourion tĂšs lĂšthĂšs » (Ï†ÏÎżÏÏÎčÎżÎœ Ï„áż†Ï‚ Î»ÎźÎžÎ·Ï‚) donne « berd AnuĆĄ/AnyuĆĄ », soit « forteresse oubliĂ©e ». Dans la rĂ©alitĂ©, il est probable qu'il n'ait pas existĂ© dans la tradition juridique sassanide de processus de damnatio memoriae systĂ©matique pour les prisonniers politiques ; en l'Ă©tat, les sources perses ne nomment pas la prison de la mĂȘme maniĂšre : elles semblent dĂ©signer le lieu comme « forteresse impĂ©rissable », ou « forteresse immortelle »[1].

La localisation fournie par ThĂ©ophylacte situe la forteresse Ă  l’intĂ©rieur de la MĂ©die, dans la rĂ©gion de Bizae, non loin de la ville de Bendosabora (Gundishapur), au fort de GilĂ­gerda. La rĂ©gion, indiquĂ©e par le Pseudo-Fauste comme Khouzistan (V, 4), correspond Ă  la zone connue jadis des Grecs comme Susiane.

RÎles et détenus politiques

L'usage qui fut fait de cette prison-forteresse par les souverains sassanides semble clair : détenir et condamner au silence des opposants, qu'il s'agisse de souverains vaincus, de leurs héritiers, de dissidents religieux, ou encore de vassaux rebelles.

Rois et princes déchus : des occupants réguliers

Le Pseudo-Fauste (au IV, 54) rapporte l’emprisonnement d’Arsace dans un contexte plus dĂ©taillĂ©. Comme ses armĂ©es ne voulaient plus lui obĂ©ir, le roi armĂ©nien avait dĂ» accepter une rencontre avec le Grand Roi Shapur pour mettre un terme Ă  la guerre qui jusque-lĂ  s’était caractĂ©risĂ©e par des exploits accomplis par les ArmĂ©niens au dĂ©triment des Perses, menĂ©s notamment par le gĂ©nĂ©ral Vasak. Selon les conseils des Mages et des ChaldĂ©ens, le Grand Roi testa la loyautĂ© d’Arsace, en lui imposant une sorte de rituel humiliant. Devant la fiĂšre rĂ©action de ce dernier « Shapur, roi des Perses, ordonna qu’on apportĂąt des chaĂźnes, et qu’on les mit au cou, aux pieds et aux mains d’Arsace ; qu’on l’emmenĂąt Ă  Andməơ, aussi appelĂ© le chĂąteau d’AnyuĆĄ, et qu’on l’y enfermĂąt jusqu’à sa mort Â»[1].

Le successeur d’Arsace, Khosrov IV, fut Ă©galement prisonnier de la Forteresse. MoĂŻse de KhorĂšne (MX III, 50) raconte qu’il avait l’intention de violer le traitĂ© rĂ©gissant la partition de l’ArmĂ©nie conclu vers 387 apr. J.-C., ce qui avait incitĂ© Shapur Ă  mandater son fils Ardashir pour rĂ©gler la question en ArmĂ©nie mĂȘme. Devant la dĂ©fection de l’empereur Arcadius son alliĂ© d'alors, Khosrov, aprĂšs cinq ans de rĂšgne, fut dĂ©trĂŽnĂ© par le prince perse. Il fut dĂ©portĂ© Ă  CtĂ©siphon et se retrouva par la suite prisonnier dans la Forteresse, oĂč il demeura enchaĂźnĂ© pendant 22 ans, jusqu’à la mort d'Ardashir. Bien que libĂ©rĂ© de ses chaĂźnes, il y resta reclus jusqu’à ce que Yazdgerd lui fasse rĂ©intĂ©grer son trĂŽne (MX III, 55), en 414.

Vers 496 environ, la Forteresse eut Ă©galement un hĂŽte de souche sassanide : le roi dĂ©chu Kavadh, que les nobles prĂ©fĂ©rĂšrent Ă©pargner pour Ă©viter de rĂ©pandre du sang royal. Il rĂ©ussit cependant Ă  s'Ă©chapper et Ă  rĂ©cupĂ©rer son trĂŽne[2]. Selon la tradition de Procope et d’Agathias, l’épouse de Kavadh sĂ©duisit le commandant de la Forteresse qui l’autorisa Ă  entrer dans la cellule de son mari. L’échange de leurs vĂȘtements permit ainsi la fuite de Kavadh (les sources divergent quant Ă  elles sur le sort de l'Ă©pouse restĂ©e emprisonnĂ©e)[1].

À partir du VIe siĂšcle, la Forteresse de l’Oubli semble acquĂ©rir une certaine cĂ©lĂ©britĂ©, au regard de la construction des sources Ă  son sujet : Agathias parle du site sans autres explications, tenant pour acquise sa cĂ©lĂ©britĂ©. Il est Ă©vident qu’au moins Ă  partir du IVe siĂšcle, la prison faisait partie des informations politiques gĂ©nĂ©rales et accessibles concernant l’Empire sassanide, vĂ©hiculĂ©es par les traditions auxquelles Procope se rĂ©fĂšre et plus gĂ©nĂ©ralement grĂące au dĂ©veloppement des moyens de communication[3].

Un lieu de détention pour la dissidence religieuse

La tradition hagiographique place une partie de la vie de Sainte Golindoush, martyre syriaque, dans la Forteresse : issue de la noblesse babylonienne et apparentĂ©e Ă  Sainte Shirin, convertie Ă  la foi chrĂ©tienne Ă  la suite d'une vision, elle fut dĂ©noncĂ©e au Grand Roi ChosroĂšs II, qui la condamna pour apostasie et la fit enfermer. Recluse, elle apprit le psautier syriaque. Le dignitaire byzantin Aristobule serait ensuite parvenu Ă  elle pour la libĂ©rer, mais cette derniĂšre avait d'ores et dĂ©jĂ  Ă©tĂ© rappelĂ©e par le nouveau souverain, Hormizd IV, pour ĂȘtre torturĂ©e et exĂ©cutĂ©e en public.

Il faut cependant noter que le caractĂšre romanesque de ces rĂ©cits suggĂšre que la mention de la Forteresse de l’Oubli dans des contextes hagiographiques constitue un artifice littĂ©raire participant de la sinistre lĂ©gende autour du lieu. Par exemple, le rĂ©cit sur Golindoush est divergent : seule la Passion grecque rĂ©digĂ©e par Eustratios mentionne la Forteresse de l'Oubli, le rĂ©cit de ThĂ©ophylacte n'Ă©voquant qu'une « prison dure Â».

Fonctionnement et organisation

L'organisation administrative

Selon Giusto Traiana, les Perses dĂ©finissaient la Forteresse comme un zendan, terme moyen-perse pour « prison » qui possĂšde le sens originel d’« arsenal », dĂ©rivĂ© de zen (arme), soit une dĂ©signation diffĂ©rente du lexique traditionnel de la rĂ©clusion en moyen-persan[1]. Le lieu de dĂ©tention de Kavadh est dĂ©fini par Eutychios comme « un lieu oĂč personne n’avait la permission d’aller», tandis que Tabari indique la Forteresse comme « un lieu que personne ne pouvait nommer ». Ces formules Ă©vasives ont Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©es par Averil Cameron comme une rĂ©ticence due Ă  l’interdiction de nommer prĂ©cisĂ©ment la Forteresse. En rĂ©alitĂ©, il ne s’agissait pas de l’unique lieu inaccessible prĂ©vu pour la rĂ©clusion selon les normes persanes : le droit religieux persan prĂ©conisait l'incarcĂ©ration dans un lieu « terrible et inaccessible, parmi des crĂ©atures nuisibles »[4].

La Forteresse Ă©tait gouvernĂ©e par un fonctionnaire que Procope nomme « áœ Ï„ÎżáżŠ Ï†ÏÎżÏ…ÏÎŻÎżÏ… ጄρχωΜ Â», traduction du terme iranien zēndānpān. Son rang semble avoir Ă©tĂ© assez Ă©levĂ© pour figurer dans la liste des serviteurs directs du Grand Roi sur certaines inscriptions sassanides. Les sources juridiques mentionnent d'ailleurs que l'Ă©vasion d'un prisonnier peut coĂ»ter la vie au gouverneur de la prison si ce premier n'est jamais retrouvĂ©.

Les types de détention

Selon les sources, il existe deux types de détention possibles :

  • l’incarcĂ©ration avec des chaĂźnes, destinĂ©e aux prisonniers politiques dont l'identitĂ© est sensible ainsi que, trĂšs certainement, aux dĂ©lits capitaux religieux (comme Golindouch par exemple) ;
  • une dĂ©tention plus douce, une sorte de garde Ă  vue rĂ©servĂ©e aux fils de rois ou bien aux princes, ainsi qu’aux notables de communautĂ©s alliĂ©es qui, retenus comme otages, garantissaient la loyautĂ© des accords.

Certains prisonniers peuvent pour autant voir leur situation Ă©voluer, comme c'est le cas pour Khosrov III, qui fut d'abord condamnĂ© aux chaĂźnes et qui devint ensuite un simple otage. De mĂȘme, les rebelles cadusiens et prisonniers de Dara, arrivĂ©s dans la prison vers 570, virent leur peine allĂ©gĂ©e du fait que, du point de vue perse, ils Ă©taient devenus des sujets du Grand Roi.

Notes et références

  1. (en) Claudia A. Ciancaglini, « Forteresse de l'Oubli : note Ă©tymologique », Le MusĂ©on,‎ (lire en ligne, consultĂ© le ).
  2. ProcopeBell., I, 5, 7 ; I, 6, 1-9, Agathias, IV, 28, 1-8, Tabari, 135-138 et 143-145.
  3. (en) A. D. Lee, Information and Frontiers : Roman Foreign Relations in Late Antiquity, Cambridge University Press, , 236 p. (ISBN 978-0-521-39256-3, lire en ligne).
  4. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law Â», dans The Cambridge History of Iran, III, 2, 1983, p. 627-680.
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