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Expérience de la Terre jumelle

L’expĂ©rience de la Terre jumelle est une expĂ©rience de pensĂ©e proposĂ©e par le philosophe amĂ©ricain Hilary Putnam en 1975, qui la qualifie de « science-fiction Â», dans le cadre d'une rĂ©flexion sur le concept de signification (ou « vouloir-dire Â», traduction de l'allemand « Bedeutung »). Elle a Ă©tĂ© formulĂ©e dans un article intitulĂ© The meaning of "meaning" (La signification de « signification Â»)[1].

Elle fait partie aujourd'hui de la thĂ©orie dite d'externalisme sĂ©mantique, qui considĂšre que les significations (« Bedeutung ») ne dĂ©pendent pas exclusivement des Ă©tats mentaux du locuteur. Cela revient Ă  rĂ©futer le caractĂšre essentiellement privĂ© de la signification : on peut utiliser un terme sans en connaĂźtre parfaitement l'extension. AprĂšs avoir exposĂ© l'expĂ©rience de la Terre jumelle, Putnam donne en effet un autre exemple : je peux utiliser le terme « aluminium Â», ou « orme Â», sans avoir une idĂ©e prĂ©cise de son extension, par exemple si je ne sais pas le distinguer clairement et distinctement du terme de « molybdĂšne Â» ou de « hĂȘtre Â». Toutefois, cela n'implique pas que l'extension du terme en question soit parfaitement dĂ©terminĂ©e : un mĂ©tallurgiste, ou un garde forestier, saura distinguer l'aluminium du molybdĂšne, ou un hĂȘtre d'un orme. Il y a donc une « division du travail linguistique Â» : la signification des mots n'est pas fixĂ©e dans l'ego des individus, mais dans la communautĂ© linguistique prise dans son ensemble.

L'ambition de Putnam, Ă  travers cette expĂ©rience de pensĂ©e, Ă©tait de montrer que l’extension (ou rĂ©fĂ©rence, ou dĂ©notation) d’un terme n’est pas dĂ©terminĂ©e entiĂšrement par les Ă©tats psychologiques du locuteur (« les significations ne sont pas dans la tĂȘte Â»). Il s'agissait ainsi d'une critique de la thĂ©orie descriptive de la signification. Depuis, des philosophes, comme Tyler Burge par exemple, ont proposĂ© diffĂ©rentes variantes de cette expĂ©rience.

Introduction

Avant d'introduire son exemple de science-fiction, Putnam isole deux hypothĂšses non interrogĂ©es par la thĂ©orie descriptiviste de la signification :

  • connaĂźtre la signification d'un terme revient Ă  ĂȘtre dans un certain Ă©tat psychologique[1] ;
  • la signification d'un terme (au sens d'intension) dĂ©termine son extension (au sens oĂč l'identitĂ© d'intension implique l'identitĂ© d'extension)[1].

Selon lui, Frege et Carnap, qui partageaient cette thĂ©orie du concept, mais refusaient le « psychologisme », assimilaient le concept non pas Ă  une entitĂ© mentale, comme le faisait la philosophie mĂ©diĂ©vale, mais Ă  une entitĂ© abstraite[1]. Toutefois, la saisie de ces entitĂ©s abstraites demeurait un « acte psychologique » : comprendre un mot, ou connaĂźtre son intension, c'Ă©tait selon eux ĂȘtre dans un certain Ă©tat psychologique.

C'est ce qu'il tente de réfuter par son expérience de la Terre jumelle.

Description de l'expérience

Putnam nous demande d'imaginer qu’il existe quelque part dans la Voie lactĂ©e une planĂšte, nommĂ©e Terre-Jumelle, qui ressemble exactement Ă  la Terre. Sur cette planĂšte se trouvent mĂȘme des locuteurs français. Il existe bien sĂ»r quelques petites diffĂ©rences entre le français tel qu’il est parlĂ© sur Terre-Jumelle et le français parlĂ© sur la Terre. L’une de ces diffĂ©rences est liĂ©e Ă  une particularitĂ© de Terre-Jumelle elle-mĂȘme. Il se trouve que sur cette planĂšte, le liquide appelĂ© « eau » n’a pas pour composition chimique H2O mais une formule assez longue qui peut ĂȘtre abrĂ©gĂ©e en XYZ. Le liquide composĂ© d'XYZ ne prĂ©sente aucune diffĂ©rence observable avec le liquide composĂ© d'H2O, il est lui aussi un liquide inodore et incolore, que l’on trouve dans les riviĂšres, les ocĂ©ans etc.

L'extension du terme « eau Â» (au sens de eau T, c'est-Ă -dire de la signification qu'on lui donne sur Terre), sur la planĂšte Terre, est l'ensemble de tous les composĂ©s d'H2O. L'extension du terme « eau Â», au sens d'eau  TJ , est l'ensemble de tous les composĂ©s XYZ. En d'autres termes, le mot « eau Â», au sens d'eau T, dĂ©note l'ensemble du liquide composĂ© d'H2O, que l'on sache, ou non, que l'eau a pour formule chimique H2O ; tandis que le mot « eau Â», au sens d'eau TJ, dĂ©note l'ensemble du liquide composĂ© d'XYZ, que l'on sache ou non, que l'« eau Â» sur Terre-Jumelle a pour formule chimique XYZ.

Imaginons maintenant qu’un voyageur terrien, aprĂšs avoir enquĂȘtĂ© sur Terre-Jumelle, effectuĂ© des prĂ©lĂšvements, et soumis ces prĂ©lĂšvements Ă  des chimistes, revienne sur Terre. On peut imaginer qu’il ferait le rapport suivant : « Sur Terre-Jumelle, “eau” signifie XYZ ». Inversement, un voyageur Terre-Jumellien, aprĂšs avoir enquĂȘtĂ© sur Terre, effectuĂ© des prĂ©lĂšvements, et soumis ces prĂ©lĂšvements Ă  des chimistes, revenant sur Terre-Jumelle, ferait probablement le rapport suivant : « Sur Terre, “eau” signifie H2O ».

Remontons maintenant dans le temps, en 1750 par exemple, c’est-Ă -dire avant l’invention de la chimie moderne sur les deux planĂštes. Et intĂ©grons au scĂ©nario deux nouveaux personnages : Oscar1, vivant sur Terre en 1750, et Oscar2, vivant sur Terre-Jumelle en 1750 aussi. On peut mĂȘme supposer, si l’on veut, qu’Oscar1 et Oscar2 sont des doubles quasi identiques, par l’apparence, les sentiments, la pensĂ©e, le monologue extĂ©rieur, etc. Aucun des deux ne sait que « eau » a pour extension H2O ou XYZ. Ils ont donc tous les deux les mĂȘmes expĂ©riences et croyances Ă  propos de l’eau. Ainsi, et si tant est que quelque chose comme un Ă©tat mental Ă©troit existe, alors il est, de mĂȘme que leurs concepts, identique pour Oscar1 et pour Oscar2. Or, « l’extension du terme « eau Â» sur Terre en 1750 Ă©tait H2O, tout comme en 1950, et l’extension du terme ‘eau’ sur Terre-Jumelle en 1750 Ă©tait XYZ, tout comme en 1950 ».

On a donc deux individus ayant le mĂȘme Ă©tat psychologique qui, tout en utilisant le mĂȘme terme, signifient ou veulent dire deux choses diffĂ©rentes. Ainsi, les Ă©tats mentaux Ă©troits ne dĂ©terminent pas entiĂšrement la signification, au sens oĂč ils ne contribuent pas Ă  la dĂ©termination de l’extension :

« Oscar1 et Oscar2 comprenaient le terme « eau Â» diffĂ©remment en 1750, bien qu'ils fussent exactement dans le mĂȘme Ă©tat psychologique, et bien qu'Ă©tant donnĂ© l'Ă©tat d'avancement de la science de l'Ă©poque, il aurait fallu environ cinquante ans Ă  leurs communautĂ©s scientifiques pour dĂ©couvrir qu'ils comprenaient ce terme diffĂ©remment. Ainsi, l'extension du terme « eau Â» (et, en fait, sa « signification Â» dans l'usage intuitif, prĂ©analytique, de ce terme) n'est pas une fonction de l'Ă©tat psychologique du locuteur. »

Selon Putnam, ce qui permet de dire que le terme « eau Â» garde la mĂȘme dĂ©notation en 1750 et aujourd'hui, indĂ©pendamment des connaissances en chimie du locuteur, c'est que si je montre un verre d'eau, et que je dis: ce liquide s'appelle de l'eau, « ma dĂ©finition ostensive de l'eau a la prĂ©supposition empirique suivante Â» : l'Ă©chantillon d'eau que je montre du doigt (le verre d'eau) entretient une relation d'Ă©quivalence avec d'autres liquides que nous appelons « eau Â» (celui qui remplit l'Atlantique). Cette prĂ©supposition peut se rĂ©vĂ©ler fausse : le verre d'eau peut contenir de l'alcool. « La dĂ©finition ostensive vĂ©hicule ainsi ce que nous pourrions appeler une condition nĂ©cessaire et suffisante dĂ©faisable. Â» Si la condition empirique n'est pas satisfaite (il s'agit en fait d'alcool), il n'entre pas dans mon intention que ma dĂ©finition ostensive soit acceptĂ©e.

Mais, selon Putnam, la relation mĂȘme (x est le mĂȘme liquide que y) est thĂ©orique. Ainsi, en 1750 on pouvait croire qu'XYZ entretenait la relation mĂȘme-liquide avec l'eau du lac Michigan, et en 1850 nous savons qu'il n'en est plus ainsi. Mais le fait qu'un locuteur terrien aurait pu appeler XYZ eau en 1750, c'est-Ă -dire penser qu'il s'agit du mĂȘme liquide que l'eau du lac Michigan, « ne signifie pas que la signification du terme “eau” ait changĂ© pour le locuteur moyen pendant cet intervalle. Aussi bien en 1750 qu'en 1850 ou en 1950, on aurait montrĂ©, par exemple, le liquide contenu dans le lac Michigan pour dĂ©signer un exemple d'“eau”. Â»

Comme l’écrit Putnam : « Les significations ne sont pas dans la tĂȘte. » (« Meaning ain't in the head. ») Ce qui se passe dans la tĂȘte du locuteur ne suffit pas Ă  dĂ©terminer la signification des mots. Je peux ne pas savoir la diffĂ©rence entre XYZ et H2O, ou entre de l'aluminium et du molybdĂšne, l'extension de ces termes n'en demeure pas moins la mĂȘme :

« Nous voyons que l'état psychologique d'un locuteur ne détermine pas l'extension du mot (ou, pour parler de façon préanalytique, sa signification). »

On ne peut se contenter de l'Ă©tat psychique, ou du contenu mental d'un locuteur donnĂ©, pour dĂ©terminer la rĂ©fĂ©rence des termes qu'il utilise : il faut aussi examiner l'histoire causale qui a menĂ© Ă  l'adoption de ces termes (l'un a appris l'usage du mot « eau Â» dans un monde rempli de H2O, et l'autre dans un monde rempli de XYZ). Aussi, cette expĂ©rience mĂšne Ă  une thĂ©orie causale de la rĂ©fĂ©rence.

De mĂȘme, si je ne sais pas faire la diffĂ©rence entre un hĂȘtre et un orme, l'extension de ces termes n'en diffĂšre pas moins :

« Peut-on vraiment croire que cette diffĂ©rence d'extension soit provoquĂ©e par une diffĂ©rence dans nos concepts ? Mon concept d'un orme est exactement le mĂȘme que celui d'un hĂȘtre (je rougis de l'avouer). (Au passage, cela montre que l'identification de la signification – “dans le sens d'intention” – au concept ne peut pas ĂȘtre correcte). »

Objections et critiques

Ainsi, selon Putnam, la signification des mots que nous utilisons n'est pas que dans la tĂȘte (« meaning ain't in the head ») et dĂ©pend de notre environnement ainsi que d'une communautĂ© linguistique dĂ©terminĂ©e. En effet, cette expĂ©rience de pensĂ©e montre que les deux Oscar ne pensent pas Ă  la mĂȘme chose, alors qu'ils sont dans le mĂȘme Ă©tat de pensĂ©e ou mĂȘme Ă©tat psychologique. Cette posture intellectuelle, dans la lignĂ©e de Carnap, Frege ou Russell, s'appelle « antipsychologisme Â» et affirme que les significations ne sont pas dans la tĂȘte.

Cette position issue de l'expĂ©rience de pensĂ©e de Putnam a Ă©tĂ© critiquĂ©e, notamment sur l'identitĂ© des Ă©tats mentaux : sont-ils exactement les mĂȘmes ou s'agit-il seulement d'une simple parentĂ© ? Une approche moins radicale, qui refuserait la position ontologique de Putnam pour n'insister que sur un aspect Ă©pistĂ©mologique du problĂšme, pourrait conclure que la connaissance d'un Ă©tat psychologique ne permet pas de connaĂźtre (de dĂ©terminer) la signification du concept auquel se rattache cet Ă©tat. Dans cette perspective, la signification resterait tout de mĂȘme dans la tĂȘte. C'est le cas du linguiste Noam Chomsky qui, tenant d'une approche naturaliste et trĂšs sceptique Ă  l'endroit des interprĂ©tations externalistes, estime qu'il n'existe pas de relation de rĂ©fĂ©rence « entre les mots et les choses Â» et qu'« invoquer les notions non expliquĂ©es de “communautĂ©â€ ou de “langage public”, prises dans un sens absolu, ne fait qu'obscurcir les choses ». Évoquant l'existence de « jugements intuitifs concernant les expressions linguistiques et les perspectives et points de vue particuliers qu'elles fournissent Ă  l'interprĂ©tation et Ă  la pensĂ©e Â», il estime qu'« aucune intuition ne nous dit si le terme water (eau) a la mĂȘme “rĂ©fĂ©rence” pour Oscar et pour Oscar-Jumeau Â»[2].

De plus, dans son article de 1975, Putnam affirmait que la rĂ©fĂ©rence des mots « eau Â» utilisĂ©s par les deux jumeaux variait bien que leurs Ă©tats psychologiques soient identiques. Tyler Burge a par la suite essayĂ© de montrer, dans « Other Bodies Â» (1982), que leurs Ă©tats psychiques Ă©taient diffĂ©rents : l'un avait le concept de H20, l'autre, le concept de XYZ. Putnam s'est depuis lors ralliĂ© Ă  cette interprĂ©tation[3].

Bibliographie

  • Putnam, H. (1975/1985) "The meaning of "meaning" in Philosophical Papers, Vol. 2: Mind, Language and Reality. Cambridge University Press.
  • Putnam, H. (1981) "Brains in a Vat" in Reason, Truth, and History. Cambridge: Cambridge University Press.
  • Sessin, A., & Goldberg, S., (eds.), The Twin Earth Chronicles: Twenty Years of Hilary Putnam’s “The Meaning of ‘Meaning’ ”. Armonk, NY, M. E. Sharpe, 1996

Notes et références

  1. Hilary Putnam, « The meaning of "meaning" », in Mind, Language and Reality, Cambridge University Press, 1975, p.218 à 227 (traduit par Pascal Ludwig dans Le langage, Flammarion (GF Corpus), 1997.
  2. Noam Chomsky, Nouveaux horizons dans l'étude du langage et de l'esprit, Stock, 2005, p. 110.
  3. Voir l'introduction de Putnam dans Pessin, Andrew et Sanford Goldberg, eds. (1996) The Twin Earth Chronicles: Twenty Years of Reflection on Hilary Putnam's “The Meaning of Meaning”. M. E. Sharpe (page xxi).

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