Cerveau dans une cuve
En philosophie, le cerveau dans une cuve (« brain in a vat » en anglais) est une expérience de pensée imaginée par Hilary Putnam en 1981 qui s'inscrit dans le cadre d'une position sceptique. C'est une forme modernisée de l'expérience du malin génie de René Descartes. Elle consiste à imaginer que notre cerveau est en fait placé dans une cuve et reçoit des stimuli envoyés par un ordinateur en lieu et place de ceux envoyés par notre corps. La question centrale est alors de savoir si ce cerveau a raison de croire ce qu'il croit.
Des films comme eXistenZ, la série Matrix ou Passé virtuel (inspiré de Simulacron 3) ont illustré au cinéma des cas trÚs proches de cette expérience de pensée.
Présentation philosophique de l'expérience
Contexte et scénario de l'expérience
La tradition philosophique est traversĂ©e de longue date par une conception sceptique du monde. Le scepticisme consiste Ă remettre en cause les fondements de notre connaissance. Platon dans le ThĂ©Ă©tĂšte posait cette question en remarquant qu'il est difficile voire impossible de distinguer le rĂȘve de l'Ă©tat d'Ă©veil. De mĂȘme, dans les MĂ©ditations mĂ©taphysiques, Descartes mettait en Ćuvre le doute hyperbolique, le temps d'assurer les fondements de sa connaissance. L'hypothĂšse du malin gĂ©nie constitue l'une des derniĂšres Ă©tapes de l'extension du doute de Descartes. Celui-ci imagine qu'un ĂȘtre puissant mais trompeur pourrait lui faire croire qu'il perçoit rĂ©ellement toutes les informations transmises par les sens, mais que tout ce que nous croyons ĂȘtre la rĂ©alitĂ© ne pourrait ĂȘtre au fond qu'une illusion ou un rĂȘve. On trouve aussi l'utilisation de l'hypothĂšse du rĂȘve chez Pascal[1].
Le philosophe amĂ©ricain Hilary Putnam prĂ©sente une nouvelle version de ces expĂ©riences dans le chapitre « Brain in a vat » (« Le Cerveau dans une cuve ») de son livre Reason, Truth, and History (Raison, VĂ©ritĂ© et Histoire, 1981 ; traduit de l'anglais par Abel Gerschenfeld). Il propose d'imaginer qu'un savant fou dĂ©cide, au cours d'une nuit, d'entrer dans votre chambre, puis de vous kidnapper aprĂšs vous avoir endormi. De retour Ă son laboratoire, il retire votre cerveau et le place dans une cuve offrant des conditions physiologiques adĂ©quates ; votre cerveau est alors connectĂ© Ă un ordinateur trĂšs performant, capable d'envoyer des influx nerveux simulant parfaitement les informations transmises par votre corps Ă votre cerveau, dans une sorte de rĂ©alitĂ© simulĂ©e. Lorsque vous vous rĂ©veillez le lendemain matin, tout vous semble parfaitement normal. Ainsi, Putnam vous demande comment savoir, c'est-Ă -dire ĂȘtre parfaitement sĂ»r, que vous n'ĂȘtes pas un cerveau dans une cuve en train de lire ce texte.
Portée de l'expérience
Dans le cadre de l'expĂ©rience prĂ©sentĂ©e ci-dessus, puisque le cerveau dans une cuve donne et reçoit exactement les mĂȘmes influx nerveux qu'il aurait dans un corps, et puisque c'est lĂ sa seule maniĂšre d'interagir avec son environnement, il est donc impossible de dire, du point de vue de ce cerveau, s'il est dans une tĂȘte ou dans une cuve. Ainsi, dans le premier cas, la croyance de la personne est avĂ©rĂ©e (elle est par exemple bien en train de manger une glace) et dans le second cas elle est fausse (elle n'est pas en train de manger une glace, mais le croit). Il serait donc impossible de savoir si nous sommes effectivement des cerveaux dans des cuves ou non. Nous rejoignons donc le doute hyperbolique de Descartes.
Putnam rĂ©fute lui-mĂȘme son propre argument de maniĂšre assez subtile et en faisant appel au concept de "rĂ©fĂ©rence". Posons Ă nouveau l'univers (strictement possible physiquement) des cerveaux dans une cuve. Imaginons Ă prĂ©sent la signification de "arbre" dans la langue cuvienne, c'est en quelque sorte une rĂ©fĂ©rence non Ă un arbre rĂ©el mais Ă (mettons) un certain influx nerveux provoquĂ© par l'ordinateur modifiant les reprĂ©sentations des cerveaux. Dans ces conditions, pour les cerveaux dire : "Il y a un arbre devant moi" est une assertion parfaitement correcte. Pourtant, le mot "cuve" dĂ©signe une cuve dans l'image en langue cuvienne, et non la cuve rĂ©elle dans laquelle baignent les cerveaux. Or, ce cas n'est pas spĂ©cifique au mot "cuve" en langue cuvienne, il est la rĂšgle pour tous les mots. Ainsi, lorsqu'un cerveau pense/dit : "Je suis un cerveau dans une cuve.", cette affirmation est contradictoire car il est en train de dire qu'il est un cerveau dans une cuve DANS L'IMAGE (c'est-Ă -dire dans la rĂ©alitĂ© crĂ©Ă©e par les influx nerveux), or l'hypothĂšse reposait prĂ©cisĂ©ment sur le fait que les cerveaux dans une cuve ne sont pas des cerveaux dans une cuve dans l'image⊠L'argument se contredit donc lui-mĂȘme !
Bibliographie
- 100 mots pour voyager en science-fiction, de François Rouiller (Les EmpĂȘcheurs de Penser en rond, Paris 2006), la rubrique "CERVEAU" (pp. 72-74) est consacrĂ©e Ă la thĂ©matique des cerveaux en bocaux.
Notes et références
- Blaise Pascal, Pensées, §803 (éd. Lafuma).