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Bordiguisme

Le bordiguisme est un courant politique habituellement classé à l’ultra-gauche et se réclamant de l’interprétation du marxisme développé par Amadeo Bordiga.

Amadeo Bordiga en 1924.

Les intéressés ne se reconnaissent pas dans ce terme, forgé par leurs adversaires et préfèrent utiliser celui de « gauche italienne », de « gauche », ou simplement de « communisme »[1]. Né dans les années 1920, dans le sillage du combat de Bordiga contre Staline et l’évolution de la IIIe Internationale, le courant bordiguiste s’est scindé en de nombreuses branches plus ou moins rivales après la guerre. Ce courant, gardien d’une stricte orthodoxie léniniste, est en général considéré par les autres groupes d’ultra-gauche comme ayant des positions intransigeantes, voire sclérosées[2].

Principes fondateurs

Du fait de l’histoire mouvementée des organisations se réclamant de la pensée de Bordiga d’une part, et du fait du silence de Bordiga entre 1930 et 1943 et après sa mort en 1970 d’autre part, le bordiguisme peut renvoyer à un corpus idéologique différent selon les auteurs et selon les époques. Cependant, en général, le bordiguisme est caractérisé par un certain nombre de positions.

Le léninisme

Bordiga s’inscrit dans la tradition léniniste, ce qui en fait une singularité parmi les autres groupes d’ultra-gauche qui sont issus de mouvances critiques du communisme officiel et qui ont fini par remettre en cause l’apport du leader soviétique. Pourtant, le bordiguisme est souvent considéré comme une déviation gauchiste au sens que Lénine donne à ce mot dans son opuscule La maladie infantile du communisme, qui y cite Bordiga pour dénoncer son refus absolu et inconditionnel de participer aux élections[3].

L’analyse de l’économie de l’URSS comme un capitalisme d’État

Comme une bonne partie des groupes d’ultra-gauche, le bordiguisme refuse de considérer l’économie soviétique comme une économie socialiste. De ce fait, l’URSS est pour les bordiguistes un pays à économie de marché qui fonctionne selon les règles singulières du capitalisme d’État. Bordiga a parfois utilisé le terme d’« industrialisme d’État »[4] pour caractériser les premières années de l’ère soviétique.

Le centralisme organique

Il s’agit d’une conception du parti très rigide et descendante où toute l’activité est impulsée par le centre qui détient la justesse de la théorie. Les adversaires des bordiguistes parlent souvent à ce propos de « fétichisme du parti » qui substituerait le parti à la classe ouvrière. Par ailleurs, le bordiguisme insiste généralement sur la distinction opérée par Marx entre parti formel et parti historique[5], le premier étant l'organisation contingente et le second le corpus idéologique indestructible indépendant de son incarnation militante. Ainsi, pour les bordiguistes, le véritable parti communiste peut dans une période défavorable n'être constitué que d'une poignée de membres qui œuvrent à la défense de la théorie en attendant des jours meilleurs.

L’invariance de la théorie

Pour les bordiguistes, le corps de doctrine marxiste n’a pas à être révisé ou enrichi à la lumière des événements. Résultat d’une démarche scientifique, il a été consigné une fois pour toutes en 1848 dans le Manifeste du parti communiste de Marx et correctement développé jusqu'au troisième congrès de l'Internationale communiste en 1921[6]. Le rôle du parti est de maintenir intacte la théorie et le programme communiste, et Bordiga parle de « radoubeurs »[7] pour désigner les communistes qui prétendent en modifier la teneur.

La lutte contre l’anti-fascisme

Les bordiguistes sont connus pour renvoyer dos à dos fascisme et anti-fascisme : ces deux idéologies seraient les faces d’une même monnaie bourgeoise. L'antifascisme serait un piège utilisé par la bourgeoisie pour détourner les prolétaires de leur véritable lutte : la lutte de classe, que l'État soit démocrate, fasciste ou autoritaire. Certains auteurs assimilent parfois le bordiguisme à une forme de négationnisme[8], s’appuyant sur un texte polémique publié dans la revue Programme communiste en 1960 , « Auschwitz ou le grand alibi », qui ne met cependant pas en cause l’existence des chambres à gaz

Ce texte commence par :

« La presse de gauche vient de montrer de nouveau que le racisme, et en fait essentiellement l'antisémitisme, constitue en quelque sorte le Grand Alibi de l'antifascisme : il est son drapeau favori et en même temps son dernier refuge dans la discussion. Qui résiste à l'évocation des camps d'extermination et des fours crématoires ? Qui ne s'incline devant les six millions de Juifs assassinés ? Qui ne frémit devant le sadisme des nazis ? Pourtant c'est là une des plus scandaleuses mystifications de l'antifascisme, et nous devons la démonter. »

L'obsession du « fil rouge »

Partant du principe que l'organisation dans laquelle ils militent est le seul véritable parti communiste authentique appelé à diriger la révolution mondiale à venir, les bordiguistes mettent constamment en avant, pour la revendiquer, leur filiation organisationnelle avec les premiers temps du marxisme. En tête de toutes leurs publications, les bordiguistes présentent un encadré retraçant le sillage dans lequel s'inscrit leur organisation : commençant en 1848, continuant avec la révolution russe et le combat du Parti communiste d'Italie contre l'Internationale Communiste[9].

Histoire du courant bordiguiste

Naissance du bordiguisme (1921-1926)

Le bordiguisme prend sa source dans les orientations que Bordiga impulse au sein de la Fraction abstentionniste du PSI puis plus tard au Parti communiste d'Italie fondé sous son autorité en 1921 à Livourne et qui sont consignées dans les Thèses de Rome[10] adoptées à son deuxième congrès en mars 1922. Il prend sa source d’autre part dans le combat que Bordiga mène au sein de l’Internationale communiste contre Staline aux côtés des autres oppositions de gauche[11] et qui culmine en 1926 à la cession du Comité exécutif élargi de l’Internationale communiste[12]. À l’époque bordiguisme et trotskysme sont même parfois confondus[13].

Le bordiguisme pendant la clandestinité (1926-1943)

Onorato Damen en 1925

Après son expulsion définitive du PC d’Italie en 1930, Bordiga se retire de la vie politique pour se consacrer à son métier d’ingénieur. Avec l’avènement du fascisme, beaucoup de communistes italiens émigrent, et plusieurs groupes, installés principalement en France et en Belgique se reconnaissent dans les positions du PCI de Bordiga : en Belgique, autour de la figure d’Ottorino Perrone et de la revue Bilan[14] et en France, autour de Pappalardi et du journal Réveil communiste. Sans contact régulier avec Bordiga, pris dans la tourmente de la guerre approchante, isolés géographiquement, les différents groupes militants vont diverger sur certaines questions politiques en particulier la guerre d’Espagne[15], se disperser ou se rapprocher d’autres branches de l’opposition de gauche à l’Internationale en particulier la gauche germano-hollandaise.

Le bordiguisme après la guerre (1943-)

En 1943, Onorato Damen constitue avec quelques centaines de militants dans le nord de l’Italie le Parti communiste internationaliste (PCInt) se voulant le continuateur du PCI originel. En France, la FFGCI entame un travail similaire. Bordiga rejoint le parti de Damen sans y adhérer formellement puis le quitte en 1952[16] pour fonder le Parti communiste international qui intègre une partie de la FFGCI, rejetant les positions de Damen qu’il juge activistes. Le Parti communiste international connaît par la suite de nombreuses scissions qui se réclament toutes de l’apport de Bordiga.

Bordiguisme et gauche italienne

Aujourd’hui le terme « bordiguiste » désigne habituellement les organisations issues de la scission de 1952, essentiellement celles ayant adopté le nom de Parti communiste international. Cependant, d’autres groupes ou revues rivales sont parfois classées dans le bordiguisme car provenant directement de cette branche : Groupe communiste mondial, Communisme ou civilisation, Les cahiers du marxisme vivant, Invariance de Jacques Camatte, Le fil du temps de Roger Dangeville, le groupe N+1. D’autres organisations (le PCint, ou encore le CCI et ses différentes scissions) se réclament de l’apport du bordiguisme d’avant guerre mais rejettent les positions du Bordiga d’après guerre : elles revendiquent un certain héritage de la gauche italienne qu'elles distinguent du strict bordiguisme. D'autres enfin sont parfois considérées comme bordiguistes car elles partagent certaines positions et ont vu des militants issus de cette tradition transiter dans ses rangs : c'est le cas de l'Internationaliste (Lotta comunista)[17].

Notes et références

  1. Fabien Le Roux, Ebauche d’une sociologie du suffixe –isme : le cas du bordiguisme. (Mémoire de DEA préparé sous la direction de Frédérique Matonti), Paris, EHESS- Département des sciences sociales de l’ENS,
  2. Le Courant communiste international parle par exemple de la « secte sclérosée et mégalomane qu'est le "Parti" bordiguiste » (in « Une caricature de parti : le parti bordiguiste (réponse à "Programme Communiste") », Revue internationale, 14, 3e trimestre 1978 (lire en ligne)
  3. Lénine, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Saguenay (Québec), Université du Québec, Les classiques des sciences sociales, 1995 (reprint de l'édition de 1962 chez u.g.e) (1920), 114 p. (lire en ligne), « Mais le camarade Bordiga et ses amis « gauches » tirent de leur juste critique de MM. Turati et Cie cette conclusion fausse qu’en principe toute participation au parlement est nuisible. Les "gauches" italiens ne peuvent apporter l’ombre d’un argument sérieux en faveur de cette thèse. » (p. 110)
  4. « Notes de lecture : Mythe et réalité dans la Gauche communiste en Italie », Le Prolétaire, no 512,‎ (lire en ligne)
  5. Jean Barrot (Gilles Dauvé), Le mouvement communiste, essai de définition, Paris, Champ libre, , p.137
  6. Amadeo Bordiga, « Thèses sur la tâche historique l'action et la structure du parti communiste mondial selon les positions qui constituent depuis plus d'un demi-siècle le patrimoine historique de la Gauche Communiste (Thèses de Naples) », Il Programma Comunista, no 14,‎ (lire en ligne)
  7. Amadeo Bordiga, « Danse des fantoches: de la conscience à la culture », Programme communiste, no 96,‎ 1998 (réédition d'un texte de 1953), p. 46 (lire en ligne)
  8. Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil collection « La Librairie du XXe siècle », , 691 p. (ISBN 2020354926)
  9. Benjamin Lalbat, Les bordiguistes sans Bordiga, contribution à une histoire des héritiers de la Gauche Communiste Italienne en France. Des racines de Mai 68 à l'explosion du PCI (1967-1982) (Mémoire de master 2 Histoire et Humanités), Marseille, Université d’Aix-Marseille, , 355 p. (lire en ligne), pp. 19 et suivantes.
  10. « Thèses sur la tactique du parti communiste d'Italie (Thèses de Rome) », Rassegna Comunista, no 17,‎ (lire en ligne)
  11. Léon Trotsky, « Lettre aux bordiguistes (Constantinople, 25 septembre 1929) », Fourth International, no 6 (volume 8),‎ (lire en ligne)
  12. Amadeo Bordiga, « Discours à l'exécutif de l'Internationale communiste », Les cahiers du bolchevisme, no 47,‎ (lire en ligne)
  13. Michel Roger, Histoire de la "gauche italienne" dans l'émigration 1926-1945, Paris, thèse de doctorat sous la direction de Madeleine Reberioux, EHESS, , p. 368 (note)
  14. Anne Morelli, « Les "communistes de gauche" italiens en exil en Belgique », Inventaire du fonds Perrone. Le communisme « bordhigiste » exilé en Belgique,‎ , pp. 1-13 (lire en ligne)
  15. Jean Barrot, Bilan, Contre-révolution en Espagne 1936-1939, Paris, U.G.E. coll. 10/18,
  16. A. Vega, « La crise du bordiguisme italien », Socialisme ou barbarie, no 11,‎ , pp. 26 et sqq. (lire en ligne)
  17. « Une réponse aux camarades de Lutte ouvrière », L'Internationaliste,‎ , p. 12

Voir aussi

Articles connexes

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