Article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés
L'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés est l'article de la Charte qui confirme que les droits listés dans le document sont garantis. On l'appelle également la clause des limites raisonnables ou la clause restrictive car il permet au gouvernement d'imposer légalement des limites raisonnables aux droits d'un individu. Cette limite aux droits a été utilisée au cours des vingt derniÚres années pour interdire différents comportements répréhensibles comme les propos haineux (par exemple dans R. c. Keegstra[1]) et l'obscénité (dans R. c. Butler[2]). Elle a également permis de protéger contre l'interférence démesurée du gouvernement dans la vie des gens dans le cadre d'une société libre et démocratique en définissant ces limites.
Lorsque le gouvernement limite le droit d'un individu, la charge de la preuve incombe Ă la Couronne pour prouver, d'abord que la limite est prescrite par une rĂšgle de droit, correspondant aux critĂšres d'accessibilitĂ© et d'intelligibilitĂ©, et deuxiĂšmement qu'elle se justifie dans une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique, ce qui veut dire que la justification de son objectif doit pouvoir se dĂ©montrer et doit ĂȘtre proportionnelle.
Texte
Sous la rubrique Garantie des droits et libertés, l'article se lit comme suit :
« 1. La Charte canadienne des droits et libertĂ©s garantit les droits et libertĂ©s qui y sont Ă©noncĂ©s. Ils ne peuvent ĂȘtre restreints que par une rĂšgle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se dĂ©montrer dans le cadre d'une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique. »
â Article 1 de la Charte canadienne des droits et libertĂ©s
RĂšgle de droit
La question de savoir si la restriction d'un droit est prescrite par une rĂšgle de droit concerne la situation oĂč la restriction est le rĂ©sultat d'une action d'un gouvernement ou de ses reprĂ©sentants, et cherche Ă savoir si l'action est autorisĂ©e par une loi accessible et intelligible. La Cour a dĂ©terminĂ© les circonstances oĂč une autorisation serait invalidĂ©e : « s'il n'existe aucune norme intelligible et si le lĂ©gislateur a confĂ©rĂ© le pouvoir discrĂ©tionnaire absolu de faire ce qui semble ĂȘtre le mieux dans une grande variĂ©tĂ© de cas, il n'y a pas de restriction prescrite par une rĂšgle de droit" »[3]
LĂ oĂč il n'existe aucun fondement dans une rĂšgle de droit pour l'action d'un gouvernement, la restriction du droit sera invalidĂ©e. Dans la dĂ©cision Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice) (2000)[4], la Cour suprĂȘme canadienne a jugĂ© que le traitement diffĂ©rent de lectures homosexuelles et hĂ©tĂ©rosexuelles par un douanier n'Ă©tait autorisĂ© par aucune loi. De plus, les actions policiĂšres qui n'ont pas Ă©tĂ© faites avec l'autorisation de la loi ne seront pas maintenues Ă ce stade[5].
Test Oakes
Le principal test utilisĂ© pour dĂ©terminer si la dĂ©monstration de l'objectif peut se justifier dans le cadre d'une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique est connu sous l'appellation du « test Oakes », qui prend son nom de l'arrĂȘt R. c. Oakes (1986)[6], rĂ©digĂ© par le juge en chef Brian Dickson. Le test s'applique lorsque le demandeur a prouvĂ© qu'une disposition de la Charte a Ă©tĂ© violĂ©e. Il incombe Ă la Couronne de prouver que sa restriction satisfait les exigences du test Oakes.
Dans l'arrĂȘt R. c. Big M Drug Mart Ltd. (1985) [7], Dickson affirma que les restrictions des droits doivent ĂȘtre motivĂ©s par un objectif d'importance suffisante. De plus, le droit doit ĂȘtre limitĂ© dans la plus petite mesure possible. Dans Oakes (1986), Dickson creusa davantage la question de la norme lorsqu'un certain David Oakes fut accusĂ© de vente de stupĂ©fiants. Dickson, rĂ©digeant le jugement unanime de la Cour, a jugĂ© que les droits de David Oakes avaient Ă©tĂ© violĂ©s parce qu'il avait Ă©tĂ© prĂ©sumĂ© coupable. Cette violation n'Ă©tait pas justifiĂ©e sous la deuxiĂšme Ă©tape du processus en deux Ă©tapes :
- Il doit y avoir un objectif réel et urgent ;
- Les moyens doivent ĂȘtre proportionnels ;
- Les moyens doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif ;
- Le moyen doit porter le moins possible atteinte au droit en question ;
- Il doit y avoir proportionnalité entre la restriction et l'objectif.
Le test se fonde largement sur une analyse des faits, c'est pourquoi une stricte adhĂ©sion Ă ce test n'est pas toujours pratiquĂ©e. Une certaine superposition de ces critĂšres est attendue puisque certains facteurs, comme l'imprĂ©cision, doivent ĂȘtre pris en compte dans plusieurs articles. Si la loi (au sens large) Ă©choue au test Oakes sur un seul des points ci-dessus, elle est inconstitutionnelle. Dans le cas contraire, la loi contestĂ©e rĂ©ussit le test Oakes et demeure valide.
Certains ont remarquĂ© des ressemblances entre les Ă©tapes de ce test et un test de proportionnalitĂ© se trouvant dans un jugement de la Cour suprĂȘme des Ătats-Unis, l'arrĂȘt Central Hudson Gas & Electric Corp. v. Public Service Commission of New York, 447 U.S. 557 (1980)[8] ; le test Oakes s'en est peut-ĂȘtre inspirĂ©.
Depuis l'arrĂȘt Oakes, le test a Ă©tĂ© lĂ©gĂšrement modifiĂ©[9].
Objectif réel et urgent
Cette étape sert à déterminer si l'objectif poursuivi par le gouvernement, par la restriction d'un droit garanti par la Charte, est urgent et réel selon les valeurs d'une société libre et démocratique. En pratique, les juges ont reconnu plusieurs objectifs comme étant suffisants, à l'exception (depuis Big M) d'objectifs qui sont intrinsÚquement discriminatoires ou hostiles aux libertés fondamentales, ou bien les objectifs qui ne respectent pas la division appropriée des pouvoirs.
Dans Vriend c. Alberta (1998)[10], il fut dĂ©terminĂ© qu'une action gouvernementale peut Ă©galement ĂȘtre invalidĂ©e Ă cette Ă©tape s'il n'y a aucun objectif du tout, mais seulement une excuse. Dans ce cas prĂ©cis, la Cour suprĂȘme a jugĂ© inconstitutionnelle une loi albertaine parce qu'elle n'accordait aucune protection aux employĂ©s licenciĂ©s Ă cause de leur orientation sexuelle, violant leur interprĂ©tation de l'article 15. Le gouvernement a choisi de ne pas protĂ©ger les personnes dans cette situation parce que la situation Ă©tait considĂ©rĂ©e comme rare. La Cour a jugĂ© que cet objectif Ă©tait insuffisant, car il constituait davantage une explication qu'un objectif.
Lien rationnel
Cette Ă©tape dĂ©termine si la restriction d'un droit garanti par la Charte a un lien rationnel avec l'objectif de l'action gouvernementale. Les moyens utilisĂ©s doivent ĂȘtre soigneusement conçus pour atteindre l'objectif, et ne doivent ĂȘtre ni arbitraires, ni inĂ©quitables, ni fondĂ©s sur des considĂ©rations irrationnelles. Le professeur Peter Hogg, qui a souvent affirmĂ© que le test du lien rationnel est redondant, affirme toujours que cette Ă©tape n'est pas d'une trĂšs grande utilitĂ©[11]. Un exemple d'un Ă©chec au test du lien rationnel se trouve dans l'arrĂȘt R. c. Morgentaler (1988)[12] oĂč le juge Dickson exprime son opinion que les lois contre l'avortement devaient ĂȘtre invalidĂ©es en partie, Ă cause de la violation des droits Ă la santĂ© Ă l'article 7, et un lien irrationnel entre l'objectif (la protection du fĆtus et de la santĂ© de la femme enceinte) et le processus d'approbation des avortements thĂ©rapeutiques. Ce procĂ©dĂ© fut considĂ©rĂ© injuste Ă l'endroit des femmes ayant besoin d'avortement thĂ©rapeutique parce que les comitĂ©s devant les autoriser Ă pratiquer ces avortements prenaient trop de temps pour arriver Ă une dĂ©cision, ou bien n'Ă©taient tout simplement pas formĂ©s. (La loi a Ă©galement Ă©chouĂ© aux deux autres tests de proportionnalitĂ©.)
Atteinte minimale
Cette Ă©tape du test cherche Ă dĂ©terminer si le moyen lĂ©gislatif utilisĂ© pour atteindre l'objectif porte atteinte au droit garanti par la Charte dans la plus petite mesure possible. On doit Ă©galement dĂ©terminer s'il existe d'autres moyens d'atteindre le mĂȘme objectif en portant moins atteinte au droit. La loi ne peut ĂȘtre de portĂ©e trop large ou vague outre mesure.
Cette Ă©tape est considĂ©rĂ©e comme la plus importante, et c'est celle Ă laquelle les lois Ă©chouent le plus frĂ©quemment[13]. Il est typiquement difficile de prouver, par exemple, qu'une interdiction totale satisfait au critĂšre d'atteinte minimale[14]. Toutefois, il n'est pas nĂ©cessaire que le moyen utilisĂ© soit de maniĂšre absolue le moins intrusif possible ; en effet, c'est l'une des Ă©tapes du test qui a Ă©tĂ© subsĂ©quemment modifiĂ©e. Dans l'arrĂȘt Oakes, l'Ă©tape Ă©tait dĂ©finie de maniĂšre Ă exiger que la restriction porte « le moins possible » atteinte au droit. Dans l'arrĂȘt R. c. Edwards Books and Art (1986), on a modifiĂ© la phrase pour que ce soit « aussi peu qu'il est raisonnablement possible de le faire »[15], permettant que les attentes soient plus rĂ©alistes pour le gouvernement.
Cette Ă©tape cherche Ă Ă©quilibrer les alternatives. Dans Ford c. QuĂ©bec (1988)[16], il fut jugĂ© que la loi quĂ©bĂ©coise exigeant l'usage exclusif du français sur les affiches (loi 101) violait la libertĂ© d'expression. Bien que le but de la loi (la protection de la langue française) Ă©tait jugĂ© suffisant, la loi elle-mĂȘme fut nĂ©anmoins jugĂ©e inconstitutionnelle parce que la lĂ©gislature aurait pu adopter une alternative moins radicale, telle que l'inclusion de texte en anglais de plus petite taille Ă cĂŽtĂ© du texte français. La Cour a jugĂ© dans l'arrĂȘt Ford que le mĂȘme test s'appliquerait Ă l'article 9.1. de la Charte quĂ©bĂ©coise ; pour cette raison, la jurisprudence relative Ă la Charte quĂ©bĂ©coise est pertinente sous l'article 1 de la Charte canadienne.
Proportionnalité
Cette étape sert à déterminer si l'objectif visé est proportionnel à l'effet de la loi. Les mesures qui restreignent le droit protégé par la Charte sont-elles proportionnelles à l'objectif ? Le bénéfice obtenu par la loi est-il plus important que l'effet de la restriction ? La loi ne doit pas produire des effets d'une telle sévérité que la restriction s'avÚre injustifiable. Le professeur Hogg est d'avis que la satisfaction des trois premiers critÚres du test Oakes correspond probablement à la satisfaction automatique du quatriÚme[17].
Autres analyses de l'article 1
Bien que le test Oakes soit la principale mĂ©thode d'analyse de l'article 1 utilisĂ©e par les juges de la Cour suprĂȘme, ce n'est pas la seule.
Test de McIntyre pour l'article 1 dans Andrews
Dans l'affaire Andrews c. Law Society of British Columbia (1989)[18], qui concernait l'article 15 de la Charte, la moitiĂ© de la Cour dĂ©clara que le test Oakes ne devait pas et ne pouvait pas ĂȘtre le test Ă utiliser pour tous les articles de la Charte. Pour le juge William McIntyre, le test Oakes Ă©tait une norme trop stricte pour les droits Ă l'Ă©galitĂ©, qui sont une question complexe puisque les gouvernements doivent distinguer entre plusieurs groupes au sein de la sociĂ©tĂ©, afin de crĂ©er « une loi socioâĂ©conomique juste. » Il a ainsi crĂ©Ă© le test suivant, en deux Ă©tapes :
- L'action gouvernementale doit exister pour réaliser « objectif social souhaitable. »
- Le droit qui est violé par la poursuite de l'objectif est examiné afin d'en évaluer « l'importance du droit en question pour l'individu ou le groupe visé » ; on détermine ensuite à quel point « la restriction permet d'atteindre l'objectif souhaitable. »
Toutefois, l'autre moitié de la Cour a continué à utiliser le test Oakes ; celui-ci est d'ailleurs toujours utilisé lors des affaires concernant l'article 15.
R. c. Stone
Dans l'arrĂȘt R. c. Stone (1999)[19], la question d'un crime commis par une personne souffrant d'automatisme fut prise en considĂ©ration. La majoritĂ© a jugĂ© que, puisque l'automatisme pouvait ĂȘtre « facilement simulĂ© », le fardeau de la preuve appartient Ă la dĂ©fense ; bien que ce soit une restriction des droits garantis Ă l'article 11, la majoritĂ© a jugĂ© que l'article 1 la justifie parce que le droit criminel prĂ©sume des actions volontaires. Comme l'a notĂ© le juge dissident, cette utilisation de l'article 1 ne reflĂ©tait pas la norme du test Oakes[20].
Article 12
Certains ont remis en doute l'applicabilitĂ© du test Oakes, ainsi que tout autre test se fondant sur l'article 1, Ă l'article 12 de la Charte, qui garantit des droits contre les traitements cruels ou inusitĂ©s. Dans R. c. Smith (1987)[21], certains juges de la Cour suprĂȘme jugeaient que l'article 1 ne s'applique pas, bien que la majoritĂ© ait utilisĂ© l'article 1. Hogg croit que l'article 1 n'est jamais applicable ; il affirme que l'article 12 « constitue possiblement un droit absolu. Peut-ĂȘtre est-ce le seul. »[22]
Comparaisons avec d'autres instruments de droits de la personne
La clause des limites raisonnables distingue la Charte canadienne de son équivalent américain, la Déclaration des droits. En ce qui concerne les similitudes avec la Convention européenne des Droits de l'Homme, plusieurs restrictions dans la Convention européenne sont semblables à celles prévues par la Charte. Elles comprennent :
- des restrictions au droit à la vie privée semblables à celles acceptées au Canada.
« Il ne peut y avoir ingĂ©rence dâune autoritĂ© publique dans lâexercice de ce droit que pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et quâelle constitue une mesure qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire... »
â Article 8(2) de la Convention europĂ©enne des Droits de l'Homme
- des restrictions à la liberté de conscience et de religion semblables aux restrictions canadiennes.
« La libertĂ© de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire lâobjet dâautres restrictions que celles qui, prĂ©vues par la loi, constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique... »
â Article 9(2) de la Convention europĂ©enne des Droits de l'Homme
- des restrictions à la liberté d'expression semblables à celles acceptées au Canada.
« Lâexercice de ces libertĂ©s comportant des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂȘtre soumis Ă certaines formalitĂ©s, conditions, restrictions ou sanctions prĂ©vues par la loi, qui constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique... »
â Article 10(2) de la Convention europĂ©enne des Droits de l'Homme
- des restrictions au droit à la réunion pacifique et à la liberté d'association, également acceptées au Canada.
« Lâexercice de ces droits ne peut faire lâobjet dâautres restrictions que celles qui, prĂ©vues par la loi, constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique... »
â Article 11(2) de la Convention europĂ©enne des Droits de l'Homme
Toutefois, contrairement à la Charte canadienne, l'article 18 de la Convention européenne limite ces restrictions énumérées :
« Les restrictions qui, aux termes de la prĂ©sente Convention, sont apportĂ©es auxdits droits et libertĂ©s ne peuvent ĂȘtre appliquĂ©es que dans le but pour lequel elles ont Ă©tĂ© prĂ©vues. »
â Article 18 de la Convention europĂ©enne des Droits de l'Homme
La restriction générale de la Charte canadienne sur tous les droits énumérés est donc de nature beaucoup plus générale que les restrictions spécifiques de la Convention européenne.
La Déclaration des droits intégrée dans la Constitution de l'Afrique du Sud en 1996 contient également une disposition comparable à l'article 1 de la Charte et aux articles 8 à 11 de la Convention européenne[23]. L'article 36 exige « [qu'une] restriction soit raisonnable et justifiable dans une société libre et démocratique[24], » et qu'on doit considérer certains facteurs pertinents comme « l'importance de l'objectif de la restriction[25] », « le lien entre la restriction et son objectif[26] », et « des moyens moins restrictifs d'arriver à cet objectif[27]. »
Au Canada mĂȘme, le test Oakes peut se comparer Ă la façon dont des restrictions ont Ă©tĂ© imposĂ©es Ă d'autres droits. L'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui confirme les droits des autochtones, ne fait pas partie techniquement de la Charte et n'est donc pas soumis Ă l'article 1. Toutefois, dans l'arrĂȘt R. c. Sparrow[28], la Cour a dĂ©veloppĂ© un test pour limiter l'article 35, que Hogg compare au test Oakes[29]. AprĂšs l'arrĂȘt Sparrow, les lois provinciales ne peuvent limiter les droits autochtones que si elles leur accordent une prioritĂ© appropriĂ©e. Dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale[30], la Cour suprĂȘme a dĂ©couvert des normes pour l'indĂ©pendance judiciaire non pas Ă l'article 11 de la Charte, mais dans le prĂ©ambule de la Loi constitutionnelle de 1867 ; jugeant qu'une loi violait ces normes, la Cour a appliquĂ© le test Oakes. Comme le remarqua un expert, puisque ces principes n'Ă©taient pas dans la Charte, la Cour n'avait aucune obligation de procĂ©der ainsi. Cet expert a qualifiĂ© cette application du test Oakes d'« erreur digne d'un Ă©tudiant en premiĂšre annĂ©e de droit[31]. »[32] La Charte quĂ©bĂ©coise des droits et libertĂ©s de la personne contient un article qui a Ă©galement Ă©tĂ© comparĂ© Ă l'article 1 : l'article 9.1 de la Charte quĂ©bĂ©coise dispose que :
« Les libertĂ©s et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs dĂ©mocratiques, de l'ordre public et du bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral des citoyens du QuĂ©bec. La loi peut, Ă cet Ă©gard, en fixer la portĂ©e et en amĂ©nager l'exercice. »
â Article 9.1 de la Charte des droits et libertĂ©s de la personne
Dans l'arrĂȘt Ford c. QuĂ©bec[16], il fut trouvĂ© qu'une analyse des limites sous l'article 9.1 serait semblable Ă une analyse sous l'article 1 de la Charte. Dans Syndicat Northcrest c. Amselem (2004), le juge Michel Bastarache a fait le contraste de ces similitudes avec leur principale diffĂ©rence : spĂ©cifiquement, les dĂ©clarations de l'article 9.1 sur l'exercice des droits ne fait aucune mention des lĂ©gislatures. Ainsi, la Charte quĂ©bĂ©coise vise les rapports de droit privĂ©[33]. Dans l'arrĂȘt Dagenais c. SociĂ©tĂ© Radio-Canada (1994)[34], la Cour a Ă©galement crĂ©Ă© un test sous la common law, inspirĂ© du test Oakes, pour juger les interdits de publication.
Historique
Ă l'Ă©poque du centenaire de la confĂ©dĂ©ration canadienne en 1967, le procureur gĂ©nĂ©ral Pierre Trudeau nomme le professeur de droit Barry Strayer pour enquĂȘter sur la possibilitĂ© d'intĂ©grer une charte de droits dans la constitution. Le Canada avait dĂ©jĂ une DĂ©claration canadienne des droits, adoptĂ©e en 1960. Toutefois, cette DĂ©claration n'avait pas la mĂȘme force que possĂšde actuellement la Charte et Ă©tait critiquĂ©e pour sa faiblesse. Le contenu de la DĂ©claration des droits est semblable Ă celui de la Charte, toutefois il contient Ă©galement une protection de la propriĂ©tĂ© privĂ©e qu'on ne retrouve pas dans la Charte.
Le rapport de Strayer pour le gouvernement de Trudeau prÎnait un certain nombre d'idées qui furent subséquemment incorporées à la Charte, dont celle de permettre la restriction de certains droits. Ces limites sont incluses dans l'article 1 et dans la disposition de dérogation de la Charte[35]. En 1968, Trudeau devient Premier ministre du Canada ; son gouvernement adopte la Charte en 1982.
Aux premiĂšres Ă©tapes de planification lors du dĂ©veloppement de la Charte, cet article devait servir de contre-poids au pouvoir de la Cour d'invalider des lois en utilisant la Charte. Une version prĂ©liminaire de l'article garantit les droits « sous la seule rĂ©serve des limites raisonnables qui sont gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©es dans le cadre d'une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique possĂ©dant un systĂšme de gouvernement parlementaire[36]. » Cette formulation dĂ©clenche un dĂ©bat sur le type d'action gouvernementale qui pouvait ĂȘtre « gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©e » ; certains libertaires affirmait que cette disposition rendrait impuissante la garantie des droits par la Charte. Ils l'ont mĂȘme surnommĂ© le « Mack Truck » pour suggĂ©rer qu'elle Ă©craserait certains droits importants. Par consĂ©quent, le libellĂ© fut changĂ© en la version actuelle pour moins focaliser sur l'importance du parlementarisme et davantage sur la possibilitĂ© de justifier les restrictions dans une sociĂ©tĂ© libre ; cette logique s'insĂ©rait davantage dans la lignĂ©e du dĂ©veloppement du mouvement des droits de l'homme Ă l'Ă©chelle mondiale aprĂšs la Seconde Guerre mondiale[37]. Les provinces ne jugeaient toutefois pas cette disposition suffisamment musclĂ©e et insistent plutĂŽt sur l'inclusion de la disposition de dĂ©rogation.
Critiques
La Charte est critiquée pour son accroissement du pouvoir judiciaire en vertu de l'élargissement de la portée du processus d'examen judiciaire. L'article 1 ferait partie de ce problÚme. Dans leur livre The Charter Revolution & the Court Party, l'homme politique albertain Ted Morton et le professeur Rainer Knopff affirment que les juges ont un plus grand rÎle et un plus grand choix dans l'évolution des politiques ; ils citent l'ancien juge en chef Antonio Lamer, qui affirmait qu'une décision portant sur la Charte, « surtout lorsqu'on doit l'analyser en fonction de l'article 1... nous demande essentiellement de faire ce qui était anciennement une décision politique[38]. »[39]
Dans leur livre, Morton et Knopff critiquent Ă©galement le pouvoir grandissant des greffiers de la Cour suprĂȘme en affirmant que le greffier de Dickson, Joel Bakan, est le vĂ©ritable auteur du test Oakes. Morton et Knopff Ă©crivent :
- « On dit que Dickson était insatisfait de la section d'une version préliminaire du jugement traitant de l'article 1. Il a donné la version à Bakan et lui a demandé de retravailler la section traitant des limites raisonnables. Pressentant une longue nuit à venir, Bakan s'est armé d'une bouteille de sherry et se mit à la construction de désormais célÚbre test de proportionnalité à trois étapes[40]. »
Bakan fut supposĂ©ment influencĂ© par la jurisprudence amĂ©ricaine, ce qui selon les auteurs devrait ĂȘtre dĂ©cevant pour « ceux qui louent le test Oakes comme une approche typiquement canadienne aux litiges sur les droits. » Ces affirmations de Morton et Knopff se fondent sur une source anonyme[41].
Source
- (en) Cet article est partiellement ou en totalitĂ© issu de lâarticle de WikipĂ©dia en anglais intitulĂ© « Section One of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (voir la liste des auteurs).
Notes et références
- R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697
- R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
- Irwin toy ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
- Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120
- Voir par exemple : R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613 ; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151 ; et R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595
- R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
- R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985 1 R.C.S. 295]
- Voir Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712 au par. 48
- Pour plus de détails sur l'évolution du test, voir : Sujit Choudhry, "So What is the Real Legacy of Oakes? Two Decades of Proportionality Analysis under the Canadian Charter's Section 1" ; Supreme Court Law Review, Vol. 34, No. 2d, pp. 501-525, 2006 SSRN-So What is the Real Legacy of Oakes? Two Decades of Proportionality Analysis under the Canadian Charter's Section 1 by Sujit Choudhry
- Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
- Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada. 2003 Student Ed. Scarborough, Ontario: Thomson Canada Limited, 2003, page 807.
- R. v. Morgentaler, [1988] 1 S.C.R. 30
- Hogg, pages 809-810.
- Voir par exemple RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199 et Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084
- R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, par. 131
- Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
- Hogg, pages 816-817.
- Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
- R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290
- Hogg, page 1010
- R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045
- Hogg, page 822. "...may be an absolute right. Perhaps it is the only one."
- Brice Dickson, "Human Rights in the 21st Century," Amnesty International Lecture, Queen's University, Belfast, 11 novembre 1999.
- "limitation is reasonable and justifiable in an open and democratic society"
- "the importance of the purpose of the limitation"
- "the relation between the limitation and its purpose"
- "less restrictive means to achieve the purpose"
- R. c. Sparrow, [1990 1 R.C.S. 1075]
- Hogg, 621.
- Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E.; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3
- "a first year law school mistake"
- Kahana, Tsvi. "The Constitution as a Collective Agreement: Remuneration of Provincial Court Judges in Canada," (2004) 29 Queen's L.J., page 487.
- Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 152
- Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
- Barry L. Strayer, Réflexions sur la Charte : L'été constitutionnel de 1967, MinistÚre de la Justice Canada
- "...subject only to such reasonable limits as are generally accepted in a free and democratic society with a parliamentary system of government."
- Weinrib, Lorraine Eisenstat. "Trudeau and the Canadian Charter of Rights and Freedoms: A Question of Constitutional Maturation." In Trudeau's Shadow: The Life and Legacy of Pierre Elliott Trudeau. Edited by Andrew Cohen and JL Granatstein. Vintage Canada, 1998, pages 269-272.
- "...especially when one has to look at Section 1... is asking us to make essentially what used to be a political call."
- Morton, F.L. et Rainer Knopff. The Charter Revolution & the Court Party. Toronto: Broadview Press, 2000, page 52.
- "Dickson, it is said, was dissatisfied with the section 1 portion of a draft judgment. He gave the draft to Bakan and asked him to rework the reasonable limitations section. Sensing a long night, Bakan armed himself with a bottle of sherry and set about constructing the now famous three prong balancing test."
- Morton et Knopff, pages 111, 190.
Bibliographie
- Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada. 2003 Student Ed. Scarborough, Ontario: Thomson Canada Limited, 2003.